« Aucune disposition du présent Traité ne peut être interprétée 
comme constituant de la part d’aucune des Parties contractantes,
une renonciation à ses droits de souveraineté territoriale,
ou aux revendications territoriales,
précédemment affirmés par elle dans l’Antarctique »
(Traité sur l’Antarctique, article 4, 1961)

« Renaissant dans mon propre espace.
Maintenant je suis propriétaire établi
j’ai dix arpents de silence blanc
là tout au fond de ma tête
Des collines matricielles au monde blanc. »
(Kenneth White, Les Limbes Incandescents, 1976, p. 165)

 

Pensée, parole et action.

Quels sont les rapports entre écologie et géopoétique ?

Une fois n’est pas coutume, je commencerai mes réflexions sous un angle personnel, voire autobiographique, parce que les décisions importantes que l’on prend le sont à un niveau individuel.

J’ai grandi à la campagne, dans un espace à la limite entre la moyenne montagne et la plaine. Ayant vécu — et travaillé quelque temps dans ma jeunesse, au sein du monde agricole, je peux dire que j’en connais les beautés et les contradictions. Lorsqu’il s’est agi de faire des études, c’est vers le monde naturel et les sciences que je me suis d’abord tourné : la biologie mais surtout la géologie, cette drôle de discipline, cette science protéiforme[1]. Puis j’ai voulu compléter ma connaissance du monde en me tournant vers la littérature et la philosophie. Toutes ces disciplines, auxquelles d’autres sont venues s’adjoindre, me permettent ensemble d’avoir une vision plus large de la réalité et du champ de la pensée.

Je me souviens de cette pétition, sur mon campus, dans les années 80, contre la révision du traité de l’Antarctique qui en faisait une terre préservée des appétits humains. Ce souci rejoignait ma décision de devenir végétarien pour des raisons éthiques et écologiques — les raisons sanitaires interviendraient plus tard. Ces engagements, alors très marginaux dans la société française, rencontraient presque toujours l’incompréhension. C’était pourtant à ce moment-là qu’il aurait fallu agir collectivement pour ce qu’il en est du changement climatique et de la destruction du monde vivant. Les modifications profondes arrivent par les marges, parce que les marges sont ouvertes sur un dehors.

J’ai rencontré quelques personnes fortement engagées dans leurs choix sociétaux et écologiques. L’une citait régulièrement Brecht affirmant : « Qu’en est-il de notre savoir s’il reste sans conséquence ? A l’heure de quitter ce monde, il ne s’agira pas d’avoir été bon ; cela ne suffit pas. Il s’agira de quitter un monde bon. » (Sainte-Jeanne des abattoirs). Face aux égoïsmes et au tout-politique, j’ai compris que beaucoup se jouait au niveau individuel : au niveau du savoir, de sa diffusion et de notre comportement. Le savoir se collecte, certes, mais à un moment donné, le savoir nécessaire au changement doit se construire. Cela prend du temps. Et en attendant, les choix de vie se font. Pour ma part, je dirais que du végétarisme à la question de la surpopulation, de la pollution individuelle à la recherche d’une empreinte écologique minimale, j’ai assumé mes engagements sans en tirer de gloire mais par souci de cohérence. Tout un travail individuel qui se mène aussi en association.

Depuis des décennies, j’observe le monde humain et le monde naturel, apprenant à mieux les connaître et à en faire connaître les richesses et les limites. Les questions écologiques me sont familières depuis si longtemps que j’en oublie parfois qu’elles ne vont pas de soi. Elles ont gagné une visibilité inédite mais qui, compte tenu de la façon dont nos sociétés (nous pourrions même aller jusqu’à dire « civilisations ») fonctionnent, laisse insatisfait. Si « la vraie vie est absente » (Rimbaud), c’est parce que le vrai travail n’a pas encore été fait. Ou plutôt si, il est déjà en cours, souterrainement depuis plus d’un siècle et de façon plus marquée depuis la fin du XXe siècle.

Il s’agit d’un travail critique sur le rapport entre l’homme et le monde dont on pourrait dire qu’il a commencé en Occident avec les fortes prises de position de Rousseau, puis lorsque Schopenhauer a doublé la représentation (qui se range au point de vue de l’homme) par la volonté (qui est à l’œuvre dans le monde naturel et totalement indifférente à l’homme). Lorsque j’ai rencontré la pensée de Kenneth White, mes champs d’exploration se sont d’abord unis ; puis dynamisés ; j’ai alors commencé à prendre la mesure de ce que le nomadisme intellectuel et la géopoétique proposaient et cherchaient. Le champ du grand travail (White) s’ouvrait à moi.

Quittons désormais les considérations individuelles pour aborder le sujet central de cette conférence : le rapport entre écologie et géopoétique.

Écologie, géopoétique, ces mots composés ne partagent pas un seul radical, et pourtant, il semble qu’on les confonde parfois.

La géopoétique, écrit son inventeur Kenneth White, est « quelque chose de beaucoup plus profond et ambitieux que l’écologie. L’écologie se soucie de formes et d’organismes vivants dans un environnement immédiat. La géopoétique remonte beaucoup plus loin, vers un contexte plus général, et elle ouvre des perspectives plus vastes — existentielles, intellectuelles, culturelles. Il allait y avoir plusieurs tentatives dans le développement social ultérieur pour étendre le sens de l’écologie. Mais s’y mêlaient toujours des vestiges de mythologie, de religion et de métaphysique. Si la géopoétique allait plus loin que l’écologie, elle impliquait aussi davantage que la poésie écrite, telle qu’on l’entend d’ordinaire, ou la pratique de la philosophie. »[2]

Dans un livre d’entretiens qui abordait notamment cette question, il précisait sa pensée :

« Disons d’abord, rapidement, que l’écologie, bien comprise, est incluse dans la géopoétique. C’est, en termes géologiques, une des couches de la géopoétique. Voilà pour la perspective verticale. Pour ce qui est de la perspective horizontale, la géopoétique se situe à quelques stades en avant de l’écologie.

Voyons cela dans le détail.

Même si l’écologie est encore loin d’être comprise dans toute son ampleur, le terme est au moins devenu familier, et depuis le moment de son émergence il y plus d’un siècle, son champ de signification et d’application s’est considérablement agrandi.

En fait, à l’heure actuelle, on peut distinguer plusieurs écologies : l’écologie de base, étudiée par Haeckel, à savoir le rapport entre les organismes et leur environnement ; l’écologie humaine et sociale dont parlait H. G. Wells (Les perspectives d’Homo Sapiens) dans les années quarante du xxe siècle ; et l’écologie de Gregory Bateson, à savoir l’idée que les plus fécondes manifestations de l’esprit humain ont partie liée avec le grand système non-humain biocosmique (Vers une écologie de l’esprit, Nature et pensée), qui a émergé dans les années 1970. Pour avoir été, à l’origine, une sous-section de la biologie, le terme couvre aujourd’hui un ensemble de préoccupations aux contours souvent assez flous, tandis que, sur le plan fondamental, on ne sort guère du mythologique, du symbolique, de l’archétypal, du sacral.

Ce qui est sûr, c’est que si l’« environnement » (mot peu adéquat, car il laisse l’Homme au centre) n’est pas préservé et maintenu dans toute sa complexité, l’existence n’aura bientôt plus de bases, la culture plus de fondement, et les pratiques particulières plus aucun sens. […]

Des tentatives ont été faites dans la communauté écologiste pour répondre au besoin, à la visée que je viens d’indiquer. Je pense, par exemple, à l’Association for the Study of Literature and Environment, fondée en 1992 à Reno, dans le Nevada. Il a été question aussi d’écopoésie. Je peux être d’accord avec le propos général, à savoir que le sujet humain construit son être par une interaction avec son environnement naturel considéré comme habitat. Mais ce mouvement n’a pas beaucoup de cohérence, pas beaucoup de force. Dans les références de ses adeptes, on trouve pêle-mêle, à côté de poètes comme Wordsworth et Thoreau (déjà très différents l’un de l’autre), des écologistes tels qu’Aldo Leopold ou Arne Naess, un peu de darwinisme, un peu de phénoménologie, un peu de taoïsme, de bouddhisme, de gandhisme, et des éléments de traditions indigènes.

La seule théorie-pratique qui répond entièrement au désir de Bateson, c’est la géopoétique. Je reviens à sa phrase : « Je serai bientôt prêt pour les symphonies et pour les albatros. » C’est pour d’autres raisons que j’ai intitulé mon introduction à la géopoétique Le Plateau de l’Albatros, mais le rapport au vocabulaire de Bateson est plus qu’une coïncidence. »[3]

Ces propos de White sont clairs, mais je voudrais tout de même les expliciter et montrer que la géopoétique reste la meilleure théorie-pratique pour mener l’humanité non seulement à une véritable réconciliation avec le monde naturel, mais aussi pour lui indiquer l’espace où elle pourrait créer, selon son potentiel propre, un monde humain. A cette fin, je voudrais dans un premier temps présenter la réflexion qui, à ma connaissance, pose la question de l’écologie avec le plus de radicalité : La Terre engloutie ? Une philosophie de l’écologie (Kimé, 2020) d’Arnaud Villani.


De l’écologie à l’écosophie

Dans la continuité de sa Contribution critique à l’histoire de la pensée occidentale (Unicité, 3 tomes, 2018, 2019 & 2021), Arnaud Villani met en évidence la généalogie de « l’attaque concertée, des millénaires avant notre ère, de la culture humaine contre la nature » (Quatrième de couverture).

Pour Villani, la grande guerre entre culture et nature a débuté au Néolithique, avec le geste de multiplier la nature pour mieux la contrôler : il s’est alors agi d’assurer une subsistance, mais aussi de faire pièce à l’autonomie de la nature en s’y substituant progressivement. Ce qu’il appelle « la spiritualité exponentielle de la métaphysique occidentale cannibale » commence vraiment avec Platon. Si les présocratiques (et les taoïstes) pensaient des relations entre corps incarnés, et non des rapports abstraits entre concepts dénués d’existence autre que mentale — ils manifestaient une véritable attitude poétique, leurs mots obéissant à une « pensée-du-monde » — avec Platon, tout change.

Platon invente le concept du Mieux : la tâche de l’humanité est la régie de sa conscience spirituelle. Cela demande à la conscience une extension jusqu’à équivaloir au « monde humain », et donc jusqu’à le recouvrir au point de le nommer Welt (« monde de la culture ») par opposition à l’Umwelt (« milieu animal/végétal ») et à l’Umgebung (« environnement géographique »)[4]. Dès lors, la culture occidentale a fait en sorte que le politique ne se distingue plus d’un pouvoir fort ; qu’une accumulation de biens, censés favoriser l’esprit, puisse se concentrer sur une seule tête et que manger la nature ne soit plus tabou, pourvu qu’on puisse l’interpréter comme prélude à l’homme complet. En même temps, débute en Grèce l’idée d’hégémonisme et « la bipartition du domaine du corps et du règne de l’esprit, ainsi que la scission du domaine du travail » vu, d’un côté, comme un effort sérieux pour que l’homme aille vers ses fins et d’un autre comme un effort servile car dévoué aux besoins du corps.

Le moment platonicien instaure une nouvelle logique qui :

•       oppose les choses deux à deux
•       les valorise et les dévalorise
•       pose une finalité méliorative
•       propage l’inégalité entre les hommes et les autres règnes
•       installe la domination et la servitude entre les hommes
•       fait croire à l’éternelle indissociabilité du pouvoir et du politique

Selon Villani, après l’amorce d’une rationalisation du mythe chez Hésiode, les présocratiques ont introduit un autre type d’explication que les divinités du mythe, ce qui produira une série de contre-forces, de contrepoids et de contre-pouvoirs. Il ajoute à ce mouvement complexe de la pensée grecque l’influence des chamanes des steppes d’Asie centrale dont les expériences de ‘délocation’ auraient renforcé la représentation de l’homme comme dualité. Le mouvement de la pensée est retourné, ambigu : il poursuit une pensée de l’échange et de la métamorphose mais la dualité va dégénérer en dualité d’exclusion dans un monisme déguisé.

Au-delà du couple oppositionnel nature/culture dont il dénonce la réalité — ce couple étant selon lui plutôt conceptuel — le philosophe pointe la tendance à imposer le monde de la culture au monde de la nature, au point d’oublier que sans base naturelle le monde humain ne peut tout simplement pas avoir la moindre existence. Cette évidence est pourtant loin d’en être une pour la plupart d’entre nous.

Arnaud Villani en vient ensuite à évoquer les idées de Félix Guattari sur Les trois écologies (1989) — paru l’année même où Kenneth White fondait l’Institut international de géopoétique — et le concept d’écosophie qui les subsume.

Reprenant l’histoire du mot écologie, Guattari distingue comme White une écologie environnementale (la science de Ernst Haeckel), une écologie sociale et une écologie politique. A partir de là Villani n’est plus vraiment d’accord et considère qu’il n’y a qu’une écologie, l’attitude mentale changeant les trois domaines, mais il valide le concept d’écosophie (de oikos, la maison ou la famille, et sophia, la sagesse). De cela, Villani retient qu’une écologie réaliste proposerait de restaurer la nature en tant que Personne qui a des droits et qui diffère à ce point du volontarisme humain qu’on a juste à la laisser tranquille. D’autre part, il considère que le concept écologique le plus prometteur de l’écosophie, le « mode de production de subjectivité », associé à l’échange et la réciprocité, à l’inconscient créateur, le lien fort aux cosmos, à la forme récit — tout cela était activement pratique dans les sociétés traditionnelles. Notons que dans le passage d’écologie à écosophie, le changement de radical logos vers sophia n’est pas interrogé. L’usage que Villani fait de la pensée de Guattari semble s’arrêter là.

Reprenant sa propre réflexion, il revient à l’opposition, ou du moins à la distinction entre le dehors (la nature pure, l’Umwelt) et l’interne (la culture pure, Welt) afin d’en saisir l’articulation. Ce grand lecteur des présocratiques et de White souligne cependant ceci : d’une part, les concepts humains (Welt) doivent rester vivants et suivre la nature — « zên homologoumenos têi phusêi » « vivre en prenant exemple sur la nature » ; d’autre part, il demande : « Comment se fait-il que nous nommions extérieur quelque chose dans lequel nous mettons à ce point du nôtre qu’il devrait être aussi pensé comme interne ? Le monde extérieur est un clone de nous-mêmes, qui lance l’anthropocène pour glorifier l’homme au plus haut des cieux. C’est que, proche, vivant quelconque, chose ou ‘objet là-devant’, nous les objectivons et les réifions. Nous les établissons en les dotant de stabilité. […] Cette pensée du chaos créateur, trop rapide pour être perçu, ‘floute’ les choses données (c’est le fond même du poétique) et surligne les ponts, relations, intervalles et passages. […] Dans cette pensée, la frontière entre sujet et objet, la limite entre les règnes se dissout. […] Le Dehors, c’est le non-humain, ce dont l’opération se passe de la conscience et du pouvoir des fins volontaires de l’humain. » [5] Percevoir le Dehors repose sur le paradoxe suivant : « à force d’accumuler les savoirs, de sonder la nature par expérimentations, de développer une technique qui implique une fragilisation des équilibres, […] l’homme s’est mis en position de découvrir un monde aveugle et invisible. »[6]

La raison du choix de Villani ­en faveur du radical oikos se fait jour ici. C’est au cœur de notre discussion sur les rapports entre écologie et géopoétique. Pour lui, le fondement de toute écologie consiste à réapprendre la communauté — sur la base de la maison ou de la famille, donc. « L’écologie n’est jamais seulement une option politique, elle est une essence de l’homme qui veut répondre à son nom, devant les hommes et le monde »[7], une discussion avec la totalité des éléments de l’univers.

Cette pensée de l’écologie, que j’ai tenté de rendre dans sa complexité, est la plus radicale dans son expression que je connaisse. Les points communs avec la géopoétique sont nombreux ; pourtant, je voudrais montrer que celle-ci va plus loin. Commençons par nous intéresser aux racines des mots : éco-, géo-, -logie, -poétique.


Le point de vue des anthropologues

Comme nous l’avons vu, la racine éco- renvoie à la maison, à la famille. Villani souligne avec raison que la guerre entre nature et culture a débuté au Néolithique par la volonté humaine de se substituer à la nature. Mais il me semble utile de souligner à mon tour, en suivant la démonstration de l’anthropologue anarchiste James C. Scott dans Homo domesticus — une histoire profonde des premiers états (2017), que cette révolution néolithique a été suivie d’une révolution urbaine, par lesquelles l’humanité n’a pas seulement domestiqué quelques espèces animales et végétales, mais s’est d’une certaine manière auto-domestiquée et rendue esclave de ses animaux et de ses plantes. Les conséquences de cette sédentarisation volontaire vantée comme une véritable percée de l’espèce humaine sont loin d’être négligeables et comprennent un appauvrissement de la sensibilité et du savoir pratique humains à l’égard du monde naturel, un appauvrissement de son régime alimentaire, une contraction de son espace vital. À cela s’ajoutent l’abandon d’une existence relativement égalitaire au sein des petites bandes de chasseurs-cueilleurs mobiles et dispersées ainsi que le développement des épidémies à cause de la promiscuité entre hommes et animaux — cause probable de la disparition des états archaïques. Scott considère que « la notion de domestication doit être comprise au sens large, en tant qu’effort continu d’Homo sapiens en vue de façonner tout son environnement à sa guise. » Il pose la question suivante : puisque « la ‘domestication’ a changé la constitution génétique et la morphologie des espèces cultivées et des animaux présents dans la domus […], comment avons-nous été nous aussi domestiqués par la domus, par notre confinement, par une plus forte densité démographique et par nos nouveaux modèles d’activité physique et d’organisation sociale ? » [8] De même que les animaux domestiqués devenaient moins conscients de leur environnement, les humains restreignirent leur vision du monde. Les analyses de Villani sur Welt et Umwelt ne sont pas loin.

 

Une ontologie de la domestication

Peter Sloterdijk a développé, à partir de Heidegger, une réflexion autour de la domestication. Dans deux de ses ouvrages, intitulés Règles pour le parc humain (1999) et La Domestication de l’Être (2000), Sloterdijk s’efforce de penser avec et contre Heidegger. Dans le premier petit essai nommé, qui est une réponse à la Lettre sur l’humanisme de Heidegger, il rappelle que pour ce dernier « le mode d’être de l’humain lui-même est différent, par essence et par son trait ontologique fondamental, du mode d’être de toutes les autres créatures végétales et animales ; car l’homme a un monde et il est dans le monde, tandis que la flore et la faune ne sont que haubanées dans les environnements qui les entourent respectivement. »[9] Pour ce qui nous occupe ici, nous laisserons de côté les implications ontologiques du statut de Berger de l’Être que Heidegger accorde à l’homme, par quoi il faut comprendre qu’à travers le langage, l’homme veille sur l’Être qui l’emploie comme gardien, dans ce lieu qu’est la clairière — où se révèle ce qui est là. Plus intéressante pour nous est la critique que Sloterdijk fait à Heidegger relativement à son refus de prendre en compte l’aventure de l’hominisation. « L’histoire de la clairière, écrit Sloterdijk, ne peut pas être seulement développée sous la forme d’une entrée des hommes dans les maisons des langages. Car dès que les hommes qui parlent coexistent dans des groupes d’assez grandes dimensions et ne se lient pas seulement à des maisons, des langages, mais aussi à des maisons bâties, ils se trouvent pris dans le champ de force des modes d’être sédentaires. Ils ne se laissent désormais plus seulement héberger par leurs langues, mais aussi apprivoiser par leurs logements. »[10] Il n’est pas anodin que Heidegger refuse de tenir compte des recherches en anthropologie et que, dans une allusion à la pastorale et à l’idylle, il retrouve surtout cette étape néolithique de la domestication des animaux et des humains. Il ressort en effet des études anthropologiques, et notamment de celles des historiens et anthropologues anarchistes (je pense à James C. Scott ou David Graeber), que la sédentarisation a aussi été le prélude à la domestication de l’être humain dans le sens de son apprivoisement, de son esclavage et de son élevage. Nietzsche s’en était rendu compte lorsqu’il mettait l’humanisme en accusation en tant que projet de domestication de l’humanité (voir notamment la métaphore des petites maisons dans son Zarathoustra : « Tout a rapetissé ! »). Ce thème était déjà le sujet de son livre Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement (1872), et White aborde aussi cette question dans un texte intitulé « Dans l’arrière-fond philosophique de la géopoétique », où il explique, en suivant Spinoza, que la voie vers la liberté de l’entendement commence par la libération des affects, c’est « une voie de libération et de connaissance qui aboutit à une vision poétique de la Terre basée sur un ordonnancement naturel, à la composition d’un monde. »[11] En suivant Nietzsche, White propose de surmonter l’humanisme par une éducation qui pose la question de l’énergie (vitale et mentale) et de son acquisition ; une éducation qui soit portée par une culture puissante repérable dans l’histoire de la culture (c’est la méthode du nomadisme intellectuel) ou dans « une littérature libérante, vivifiante, substantielle, éclairante ». Cette voie est un voyage, physique et mental, qui ne fait pas, pour White, de l’individu ‘éduqué’ un nomade continuel mais quelqu’un qui évolue dans une dialectique du voyage et de la résidence[12] — mais elle pose tout au moins le géopoéticien comme rétif à la domestication.

Sloterdijk et White s’appuient tous deux sur la pensée de Heidegger, mais ils n’en tirent pas les mêmes conclusions. Pour le premier nommé, le devenir humain de l’espèce est une extase du monde — ‘clairière’ et ‘devenir humain’ ne seraient que deux expressions désignant la même chose[13]. Pour lui, le devenir humain est indissociable de la domestication « en un sens inhabituellement large de ce terme ». Par quoi il faut comprendre que « le séjour en un lieu défini a pu lui-même devenir le motif et le fond de la clairière de l’Être, donc l’hominisation du pré-hominidien »[14]. On saisit par-là que sa conception de la domestication est assez différente de celle des anthropologues qui s’en tiennent à l’étape entre le Paléolithique supérieur et le Néolithique, alors que le philosophe allemand propose de conjecturer, avec une audace qu’on ne peut lui dénier, jusqu’au Paléolithique inférieur à la recherche d’une paléo-ontologie [15]. Le devenir humain aussi nommé accès à la clairière de l’Être est tributaire de la prise de distance avec le monde grâce à la technique : « le fait d’émanciper l’être vivant de la contrainte du contact corporel avec des présences physiques dans l’environnement », « elle permet à l’homme en devenir de remplacer le contact physique direct par le contact de la pierre »[16]. Dans ce processus attesté chez les ancêtres d’Homo sapiens, Sloterdijk voit, bien avant celle par le langage, le début de l’ouverture de la clairière par la technique, et le résultat du Paléolithique est « la conquête de la distance naturelle par laquelle survient simultanément un premier franchissement de l’anneau formé par l’environnement, en direction de l’ouverture au monde »[17]. Pour lui, les techniques de la pierre, du langage et du dessin, dans la mesure où elles ancrent la vérité du retour d’expérience entre le succès et l’échec, accroissent la distance entre le pré-homme et son environnement, son extase commence, son champ d’action croît, sa capacité de s’abriter lui-même dans des enveloppes techniques augmente — la domestication est le fait d’habiter cet espace dans lequel les organismes des pré-sapiens sont libérés de la contrainte de s’adapter corporellement à l’environnement extérieur. S’aidant de la paléo-anatomie, Sloterdijk constate une tendance marquée de l’espèce humaine à la néoténie, c’est-à-dire à maintenir à l’état adulte des caractéristiques juvéniles voire fœtales. Dans un autre contexte et avec un étai conceptuel solide, il retrouve cette affirmation que le lieu idéal pour l’humain serait « a womb with a view » — autrement dit « un utérus avec vue sur le monde ». Il formule l’idée de cette façon : « Avant le langage, il existe des gestes de prise de distance à l’égard du monde, des gestes du type dur (relevant de la technique du coup, du jet et de la découpe) qui produisent et sécurisent la couveuse humaine. Le lieu spécifique de l’être humain possède les qualités d’un utérus externe aménagé par la technique, dans lequel les êtres nés continuent à jouir des privilèges réservés à ceux qui ne le sont pas. »[18] La ‘maison de l’Être’ est « une couveuse ouverte à son environnement » pour laquelle « l’emploi des moyens techniques l’incite à prendre ses distances avec l’environnement »[19]. Plus tard, la ‘couveuse’ serait appelée ‘culture’ : en elle se conserveraient les caractéristiques premières de toute technique qui sont à l’origine une technique de création de l’espace ou une technique de serre. Sloterdijk réunit sous le terme d’anthropotechniques toutes les techniques, symboliques ou non, que nous nommons ‘éducation’, ‘formation’, ‘apprivoisement’ ou ‘dressage’ dont le but serait d’écarter les périls dus à la situation bio-topologique singulière de notre espèce. La désignation par Heidegger du langage comme maison de l’Être en fait selon Sloterdijk l’outil privilégié de la transposition : « il ‘approche’ l’étranger et l’inquiétant pour l’intégrer à une sphère habitable, compréhensible et habillable avec de l’intuition », « il anime le déplacement vers le monde ouvert en transposant l’ek-stase en en-stase », « il est — ou était — le média général de l’apprivoisement du monde, dans la mesure où il constitue — ou constituait — l’espace symbolique pour transposer le domestique vers le non-domestique »[20]. Fidèle à son vocabulaire et retrouvant les préoccupations de Nietzsche sur l’éducation au sens large, Sloterdijk considère que l’aventure humaine est avant tout une automanipulation (et une évolution plastique luxuriante). Cependant, ces autotechniques sont depuis longtemps, dans le domaine matériel (mais ne pourrait-on étendre cela aux individus et aux peuples ?) et en raison de la métaphysique, des techniques qui utilisent des matériaux à des fins qui sont « fondamentalement indifférentes ou étrangères aux dits matériaux »[21], façon de placer le monde des choses en esclavage ontologique — il les nomme allotechniques par opposition aux homéotechniques, lesquelles « visent moins à la réification de l’autre qu’à la compréhension des conditions internes de ce qui coexiste » : autrement dit, il affirme la nécessité de techniques qui ne forcent pas les choses ni les hommes, qui s’appuient sur la compréhension de la nature biologique et sociale de l’homme et — je formule à ma façon — qui s’engagent dans un dialogue avec la nature.

Chez Sloterdijk donc, le concept de domestication est différent de la méditation de Villani sur l’oikos, la maison, et diffère également de l’approche des anthropologues anarchistes. Pour faire le point avant de repartir de l’avant, chez ces derniers, la domestication est à comprendre comme un rapetissement de l’existence humaine. Pour Villani, la maison dont il faut prendre soin est l’habitat commun de tous les êtres naturels (quel qu’en soit le ‘règne’), et si jusque-là la nature pure (Umwelt) et la culture pure (Welt) ont été opposées au détriment de la première citée, Villani propose de revenir sur l’objectification, sur la réification du Dehors et d’assigner à la culture la tâche de créer des concepts vivants en suivant la nature. Dans son analyse paléo-ontologique, Sloterdijk considère la domestication comme consubstantielle de l’humain, parce qu’il établit une équivalence entre habiter le monde et habiter la maison de l’Être, demeure de nature sphérique qui nous offrirait une vue sur le monde et une action sur lui durant toutes les phases de notre existence.

Pour toutes ces raisons, il ressort que la racine éco-, en plus d’être actuellement utilisée dans tous les contextes possibles, marque surtout un lien historique avec la domestication intervenue au moins depuis le Néolithique, et avec elle, un rétrécissement de la vision du monde, de la perception de sa richesse et de la qualité de vie[22]. A l’échelle de l’histoire humaine, qui n’est certes pas seulement celle des idées et encore moins celle des sociétés, la racine géo- porte ainsi une plus grande force non seulement transformatrice mais surtout fondatrice que n’en recèle la ‘maison’. La raison en est assez simple : alors que la maison (éco-) est liée à son entour, dont elle peut avoir une vision panoramique, la terre (géo-) n’est pas perceptible en sa totalité, même depuis l’espace, à cause de sa rotondité. Fonder une nouvelle étape du chemin de l’humanité sur le géo- permet de lier l’individu non seulement au sol qui le porte, non seulement au paysage qui s’étend horizontalement et verticalement jusqu’à faire le tour du globe, mais aussi au cosmos dont la Terre est une partie.

Les questions que posent les racines -logie et -poétique sont tout aussi, sinon plus complexes. Même si nous n’épuiserons pas le sujet ici, lançons-nous dans une réflexion en compagnie de Kenneth White et de Jeff Malpas.


La question du lieu : géopoétique ou topopoétique ?

J’ai exposé les pensées d’Arnaud Villani et Peter Sloterdijk (et dans une moindre mesure celle de James C. Scott) parce qu’elles proposent un point de vue puissant sur la question du rapport entre l’être humain et son entour. La comparaison permettra de mieux comprendre ce que Kenneth White propose avec la géopoétique. Il se trouve que les deux philosophes sont de grands lecteurs de Martin Heidegger dont la pensée leur a permis de construire la leur. C’est un point commun avec White, mais la principale différence qui va se faire jour entre eux trois est l’ouverture et la fraîcheur qui caractérisent la pensée poétique de White.

Tout part de la question du lieu.

Le grand mérite de Heidegger, pour White, est que son expérience de la pensée permet de « se remettre de l’idéalisme et de trouver un nouveau terrain fondamental, […] d’aller de la métaphysique à une fondation (une base) dans la physis »[23]. White insiste sur le fait que pour Heidegger l’esprit ne vit pas dans la croyance ni sur des problématiques, mais qu’il vit dans l’espace (« in space ») et dans le lieu (« on place »), sur le sol (« on the ground »). Ce qui l’intéresse est de voir le philosophe évoluer des topoï (les thèmes du discours) vers le topos, à savoir la thèse du lieu, ce qui nécessite une redéfinition (« recompositioning ») de ce qu’est l’espace. White souligne l’importance d’une expérience (Erfahrung chez Heidegger) de la pensée, laquelle implique un espace de vie, un mouvement et un site qui résulte de cette vie en mouvement (« a living space, a movement, and an emplacement arising from that living and that movement »). « De la sorte, écrit White, nous ne sommes pas dans un système conceptuel, nous sommes dans ce que je préfère appeler un paysage physico-mental (« a landscape-mindscape ») »[24]. Nous nous fondons sur la ‘nature des choses’, autrement dit la physis, le donné phénoménologique du monde. C’est à retrouver une pensée poétique semblable à celle des présocratiques, voire des taoïstes — mais pour notre temps, que White consacre son œuvre :

« car toujours revient la question

comment

dans la mouvance des choses

choisir les éléments

fondamentaux vraiment

  qui feront du confus

un monde qui dure

   et comment ordonner

signes et symboles

 pour qu’à tout instant surgissent

des structures nouvelles

ouvrant

sur de nouvelles harmonies

et garder ainsi la vie

vivante

complexe

et complice de ce qui est —

seulement :

la poésie »[25]

La nature qu’il faut laisser se manifester, c’est la physis des Grecs. Lorsque les Romains ont traduit physis en natura, comme ce mot vient de nasci, « naître », ils ont pensé conserver la notion de « naître » et « croître » présente dans ϕυεσθαι. Ce sont celles qu’on retrouve chez Héraclite et Empédocle[26], qui a écrit un livre intitulé Physique. Le mot de physis est donc d’abord une question posée sur l’origine des choses et sur leur croissance. Cette présupposition de leur devenir s’accompagne de l’idée que leur croissance est spontanée et réglée en même temps par une nécessité inhérente à chacune comme à l’univers entier, le cosmos, de par un dynamisme profond et caché. Comme le fragment VIII d’Empédocle l’atteste, la physis exprime la tension entre l’Un et le Multiple, mais aussi que cette création (genèse) qui se fait d’elle-même donne naissance à des êtres organisés (structures). C’est cette autorégulation de la production naturelle ajoutée à la seule production qu’Aristote évoquera encore dans sa Physique : « la nature [physis] comme naturante [genèse] est le passage à la nature proprement dite [physis] ou naturée. »[27]

Le paysage physico-mental comprend pour White « la composition, la consonance, la cohérence, l’équilibre et la tension, le motif (« design ») en surface et en profondeur, la forme et la non-forme, les pleins et les vides, le chaos et le cosmos, avec la ‘catastrophe’ présente dans le chant (« the strophism »)[28]. Le Manifeste chaoticiste dit :

 

« cet espace

plein d’événements

 pratique originaire

quoi ?

mots sans langage

syntaxe fragmentaire

et pourtant cohérence

poème-chaos

  ceci

qui vient

Ereignis

hah !

[…]

ce jour

sorti de l’histoire

[…]

pas de restes

économie de la présence

ici ceci

espace dégagé

pas de schèmes

anarchique

et pourtant archaïque

   (anarchie archaïque —

le plus beau des paradoxes)

[…]

Érigène

se promène sur la plage

sunt lumina

  l’esprit

s’inspire

le paysage

  s’éclaire

le pays de l’esprit

  existe

(nulle raison, nulle angoisse)

   qui quoi

sans pourquoi

  et les questions

 sont fraîches

   comme le cri

 de la mouette sur le promontoire

kiiya ! kiiya !

kiiya ! kiiya !  »[29]

 

Ereignis dit l’ouverture de la clairière chez Heidegger ; le nom d’Érigène propose ses lumières (sunt lumina) depuis sa clairière littorale en une presque anagramme d’Ereignis ; « hah ! » est une interjection fréquente dans les haïkus pour marquer la surprise et l’admiration. Au-delà de la raison (qui menace de faire du penseur un philosophisant) et de l’angoisse (un clin d’œil au ‘souci’ — die Sorge — heideggerien ?), White propose une présence fraîche, lumineuse et ouverte, caractéristique première de sa poésie.

Dans son dialogue avec Malpas, White note que son expérience de pensée conduit l’Australien, au-delà d’une dialectique domestique entre l’interne et l’externe, vers un ‘extérieur’, un chemin qui le mène de l’ontologie vers la topologie. On pourrait dire que Sloterdijk en est le contre-exemple et que sa pensée explore précisément cette dialectique et reste sourde à l’extérieur. Malpas, de son côté, souligne dans l’œuvre de White « le rôle absolument central du lieu comme ouverture du monde et que cela se passe dans une relation duelle entre mouvement et repos, résidence et voyage, départ et retour »[30]. Ces caractéristiques sont pour Malpas celles de la poésie et de la philosophie, mais également de la géopoétique, voire de la topologie et de l’herméneutique — ce qui fait du champ du grand travail géopoétique, ainsi énoncé, un lieu de convergence particulièrement riche. De même note-t-il que l’on pourrait tout à fait comprendre la géopoétique comme une poétique du monde (world-poetics — l’anglais sonne mieux que ‘mondo-poétique’), si ce n’était qu’on pourrait la rapprocher indûment d’une littérature mondiale (world literature) ou d’une musique du monde (world music).

Ce que la théorie-pratique de la géopoétique perdrait à remplacer son géo- par monde est son lien direct et fort à la matérialité de la Terre. Si nous nous intéressons au sens de « géê » (γέη) en grec ancien, nous constatons que son champ lexical est large, comme dans d’autres langues indo-européennes (élément ; monde ; pays ; sol producteur ; minerai ; poussière), mais aussi qu’il provient du verbe « engendrer » « gígnomai » (γίγνομαι) — comme « natura » et « phusis » qui dérivent de verbes synonymes. Ces trois racines ont des liens très profonds où se dit la capacité native des êtres et des choses de ‘faire’, de ‘créer’ — ce qui est étymologiquement le sens de ‘poétique’.

Il n’en reste pas moins que la géopoétique est ‘mondifiante’, comme l’a dit White, ce qui n’est pas, en effet, sans rappeler l’expression de Heidegger : die Welt weltet (« the world worlds »). On évoque là une ‘survenue du monde’, une venue qui n’a rien d’une épiphanie (ce que White rejette chez Heidegger lorsqu’il laisse se manifester un cryptocatholicisme) mais tout à voir avec le poétique. Comme le rappelle Malpas, « si nous lisons dans l’usage que White fait de l’acception heideggerienne du grec poïesis une modalité (une disposition intrinsèque) du monde à ‘engendrer’ (‘donner naissance’) — alors un des sens attachés à la géopoétique est cette idée que le monde crée de lui-même — pas seulement au sens de la propre auto-présentation du monde par rapport à la terre, mais aussi dans le sens de la mise en présence de cette naissance »[31].

Selon Malpas, la question du lieu, ou topos, est indispensable pour élucider le concept de monde. Le philosophe interroge à nouveau le mot de géopoétique et se demande si l’on ne devrait pas la considérer comme une topopoétique. Hormis la laideur du mot (non négligeable), la substitution de ‘topo’ à ‘géo’, à l’instar de celle de ‘monde’ à ‘géo’, aurait l’inconvénient de rendre encore plus abstrait le nouveau terme. La racine géo- nous permet de conserver un aspect concret et, comme le rappelle Arnaud Villani, « le concret est ce qui a crû ensemble, le réel (res : l’affaire, la chose même) est ce qui tient tout seul et n’a jamais besoin de l’homme pour exister. Le nom générique de l’abstraction est culture, celui du réel concret est nature »[32]. Une topopoétique serait presque hors-sol. Néanmoins, il est nécessaire, à l’inverse, d’insister sur l’élément d’abstraction présent dans la géopoétique, afin de ne pas laisser croire qu’elle ne serait qu’un discours sur la matérialité de la Terre.

Dans l’expérience de la pensée est posée depuis Heidegger la question de savoir quel est le lieu de la pensée. Lorsqu’on dit que la pensée n’a pas de lieu (atopos), il vaudrait mieux dire, selon Malpas, que la pensée est toujours tournée vers le monde hors de son lieu propre — et lorsqu’il compare le concept d’atopie chez Arendt et chez White, il constate que l’usage qu’en fait ce dernier est, « premièrement, en contraste délibéré avec les projections idéalistes de l’utopie, et deuxièmement, en tant que localité en dehors du localisme — ce sens de l’atopique est directement lié à l’accent mis par White sur le lieu tel qu’il est par rapport au monde[33].

Ceux qui connaissent son itinéraire savent que White accorde beaucoup de crédit à l’action collective[34], mais il en accorde tout autant aux individus, aux isolatos comme il les nomme en reprenant le terme de Thoreau, car pour lui l’expérience de la pensée est toujours une expérience individuelle. Cette expérience de l’individu est située, et par là-même le moi s’ouvre au monde : « D’ailleurs, en étant ainsi placé, nous ne sommes pas dans le monde de façon généralisée — comme si nous étions partout ou nulle part — mais toujours en quelque lieu, et en y étant, nous nous trouvons déjà livrés à une situation à laquelle nous devons répondre. »[35](Malpas)

White a beaucoup insisté dans la première partie de son travail sur le changement de paradigme — du temporel vers le spatial — nécessaire et à l’œuvre dans la pensée. D’ailleurs, il n’est pas apprécié que pour ses poèmes et ses essais mais aussi pour ses récits, que ce soient ses waybooks ou, dernièrement, son autobiographie. Dans ses récits, White met en œuvre une vision de la narration qui n’est pas de représentation (dont le modèle est le roman) mais plutôt ontologique. Le récit est illustré « non seulement par la structure de la narration, mais par une structure et une forme qui appartiennent à ce à quoi appartient le récit » ; « la narration de soi est donc toujours une narration de lieu, comme la narration de lieu est aussi toujours une narration de soi — à la fois individuellement et collectivement ».[36] Ainsi les waybooks de White sont-ils toujours en lien très étroit, sur tous les plans (socio-personnel, psychologique, historique, naturaliste, géographique, culturel,…), avec les lieux qu’il traverse. Et c’est cette dynamique entre le lieu et le moi dont le lecteur sent la présence et la force. Avec lui, le récit est un mode fondamental de connexion au lieu qui n’est pas sans rappeler la géologie historique, en ce que le nomadisme du géologue dans le paysage vise à repérer les diverses strates qui composent le lieu, à mettre au jour leurs rapports afin d’en tirer un récit local ouvert — et c’est important — à d’autres lieux du monde. Malpas explique, dans ce que j’appellerais une intensification qui fait passer de la géologie historique à la géopoétique, que « la libération des choses qui caractérise toute pensée fait partie du caractère de la pensée comme non seulement un déroulement, une temporalisation, mais, comme ouverture, aussi une spatialisation (et comme elle est les deux, elle est aussi véritablement topologique — espace et temps se tenant dans un rapport essentiel au lieu, et ni l’un ni l’autre réductible à des concepts exclusivement physiques) »[37].

Tout être est situé. On ne découvre le monde qu’en y étant, qu’en y entrant et cette ouverture du monde se fait par le langage, dans un sens double : le monde, la nature, la terre parlent et, à travers le poétique de la pensée, peuvent parler à travers le langage. En se référant à Heidegger, Malpas dit qu’il faut comprendre par l’expression du ‘langage comme maison de l’Être’ une dimensionnalité dans la coappartenance du langage et de l’être, c’est-à-dire que le langage donne de l’espace (‘room’) à l’être, et que c’est cette dimensionnalité qui apparaît chez White comme ouverture du monde. Mais là où Heidegger, Sloterdijk voire Malpas de façon moins tranchée considèrent cette dimensionnalité du langage comme exclusivement humaine[38], Villani et White n’excluent nullement que cette qualité ne soit aussi présente chez les autres étants. C’est d’ailleurs cela dont parle Malpas quand il écrit que « le langage comme il appartient déjà au monde, comme le langage vient du monde, comme le langage est le dire du monde », [il]« n’apparaît pas comme subjectif, mais comme essentiellement mondifiant, et sa mondanité parle à travers tous les nombreux « dialectes », toutes les nombreuses formes linguistiques. Le langage est ce « dire » primordial (selon Heidegger) par lequel le monde vient à être en tant que monde. […] Le poète est celui qui laisse parler le monde lui-même, et donc aussi celui qui laisse émerger le langage du monde. Ceci est indiqué dans ce sens grec originel de poïesis qui est souvent au cœur de la pensée de Heidegger, mais qui est également présent, quoique différemment thématisé, dans White. »[39] En effet chez White, le langage du monde peut passer par le poète parfois considéré comme chamane, comme ici :

 

« Je frappe le tambour
et les oiseaux s’assemblent autour de moi
les oiseaux tournoient dans l’air
écoutez le bruit de leurs ailes !
 
voici la mouette qui parle par ma bouche
ka kayagaya ka !
 
voici le corbeau
kra krarak krarak !
 
voici le héron
fraak fraak fraak !
 
et voici la grande oie blanche
kaïgaïkak kaïgaïkak »[40]

 

White en dit davantage dans son « Éloge du corbeau », non seulement

 

« le corbeau
est le roi croassant
de son monde dément »

 

mais

 

« tous les oiseaux parlent
la langue de l’aurore
dans des dialectes divers »[41]

 

Cela laisse à penser que les humains ne sont pas les seuls à avoir un monde. La « langue de l’aurore » est celle d’une origine qui est présente à tout moment lorsque s’ouvre (s’éclaire) le monde par un dialecte. Plus que de l’antispécisme (car White ne se pose pas en anti-quoi-que-ce-soit) — prise de position déjà courageuse —, nous sommes en présence de ce qu’Arnaud Villani nomme chez lui « [un] accueil cosmique qui convoque à sa table, aussi grande que le monde, toute chose vive ou inerte, importante ou méprisable, passagère ou durable, pour un partage où chacune est traitée à égalité et vient dire son mot. Que tout dise son mot, c’est cette grande idée que ne cesse d’anticiper et d’annoncer White. Et que les hommes cessent de se croire seulement entre eux. »[42]

Cette pensée aurait pu être qualifiée de ‘cosmique’ — et White a un temps utilisé le néologisme de ‘cosmopoétique’ — si ce n’était qu’en plus des connotations idéalistes le cosmos est désormais perçu dans sa dimension extra-terrestre : de ce fait, il est difficile de situer la pensée, alors que le lieu terraqué le permet, tout en restant lié et ouvert au Grand Tout terraqué et au Grand Tout cosmique. La dimensionnalité à laquelle se réfère Malpas est « la dimensionnalité essentielle qui appartient au langage — une dimensionnalité qui permet la relation et la séparation, la dissimulation et la divulgation, la différence et la similitude, la proximité et la distance. »[43] On la retrouve dans l’idée de « monde ouvert » chez White : « révélée poétiquement, une telle dimensionnalité peut être considérée comme étant au cœur même de la notion de géopoétique »[44].

Nous avons cheminé loin pour comprendre les rapports entre écologie et géopoétique. L’essentiel était peut-être déjà dans les citations de Kenneth White au début de cette conférence, mais il n’était pas inutile de les expliciter. Ainsi, même la pensée écologique la plus exigeante semble se priver de ce que la géopoétique offre : la formation d’un monde humain en harmonie avec la Terre ; un monde où pensée et corps sont situés, un monde ouvert aux autres lieux qui parlent en lui ; une pensée délivrée des schèmes et dont les récits ne sont plus de représentation (comme dans le mythe) mais parlent des êtres-en-mouvement-dans-les-lieux. Au-delà de questions terminologiques loin d’être anodines, la géopoétique embrasse l’écologie la plus profonde et porte la pensée beaucoup plus loin, là où fraîcheur et spontanéité s’offrent comme récompense. White le dit ainsi dans son dernier recueil :

 
« Arriver dans un lieu
où il n’y a
ni complications
ni explications
 
on avance pas à pas
s’en tenant entièrement à
ce qui est là. »[45]
 

 

 

 



[1] Je renvoie le lecteur à mon essai à paraître aux éditions Isolato : La Métamorphose d’un monde — une approche géologique de la géopoétique.

[2] Kenneth White, Entre deux mondes — Autobiographie, LMR, 2021, p. 239.

[3] Kenneth White, Panorama géopoétique, entretiens avec Régis Poulet, ERR, 2014, p. 24.

[4] Arnaud Villani, La Terre engloutie ? Une philosophie de l’écologie, Kimé, 2020, p. 12.

[5] Ibid., pp. 104 à 109.

[6] Ibid., p. 109.

[7] Ibid. p. 143.

[8] James C. Scott, Homo domesticus — une histoire profonde des premiers états, Yale University, 2017, Éditions la découverte, 2019, 301 pages, pp. 35-6.

[9] Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain — Une lettre en réponse à la Lettre sur l’humanisme de Heidegger, Éditions Mille et Une Nuits, 2000, 62 pages, trad. O. Mannoni (Regeln für den Menschenpark — Ein Antwortschreiben zu Heideggers Brief über den Humanismus, Suhrkamp Verlag, 1999), p. 24.

[10] Ibid., p. 33.

[11] Kenneth White, « Dans l’arrière-fond philosophique de la géopoétique », 2016, sur le site de l’Institut international de géopoétique.

[12] Cela évoquera à n’en pas douter chez les lecteurs l’existence, dans l’œuvre de White, de waybooks (comme La Route bleue ou Les Cygnes sauvages) et de staybooks (telles Les lettres de Gourgounel ou La Maison des marées).

[13] Peter Sloterdijk, La Domestication de l’Être — Pour un éclaircissement de la clairière, Éditions Mille et Une Nuits, 2000, 111 pages, trad. O. Mannoni (Die Domestikation des Seins — Für eine Verdeutlichtung der Lichtung), p. 25.

[14] Ibid. p. 41.

[15] De fait, dans ses ouvrages ultérieurs, sa réflexion s’est orientée vers le concept de « Sphère » pour désigner « l’espace comme hébergeant le devenir ».

[16] Op. cit., p. 50.

[17] Ibid. p. 52.

[18] Ibid., p. 55.

[19] Ibid. p. 61.

[20] Ibid. pp. 72-73.

[21] Ibid. p. 90. Spinoza est cité pour avoir exprimé de la plus lucide façon comment le rattachement de la puissance au potentiel doit s’accomplir sans démence ni contrainte : « Lorsque je dis, par exemple, que je peux faire ce que je veux avec cette table, je ne veux certes pas dire que j’ai le droit de faire de la table une chose qui mange de l’herbe. (in Tractatus politicus, IV, 4).

[22] Car oui, les conditions de vie requises par l’agriculture étaient (sont ?) plus difficiles que celles de la chasse et de la cueillette…

[23] Jeff Malpas & Kenneth White, The Fundamental FieldThought, Poetics, World (Edinburgh University Press, 2021, 170 p.), p. 36 “the recovering from idealism and the discovering of new (fundamental) ground, the move from metaphysics onto a basis (a grounding) in physis.”

[24] Ibid. p. 43.

[25] Kenneth White, Le grand rivage (1977), Isolato éditeur, 2009, trad. Patrick Guyon & Marie-Claude White, I, p. 13.

[26] Empédocle, Fragments, in Les Présocratiques, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1988, pp. 379-80. Dans le fragment VIII, Empédocle évoque cette naissance en la niant.

[27] Aristote, La physique, traduction de Henri Carteron, Les Belles Lettres, Paris, 1966, livre II, chapitre 1. Ajouts entre crochets personnels.

[28] Jeff Malpas & Kenneth White, The Fundamental Field, op. cit., p. 56.

[29] Kenneth White, « Le manifeste chaoticiste », in Atlantica, Grasset, 1986, p. 173.

[30] Jeff Malpas & Kenneth White, The Fundamental Field, op. cit., p. 73 “the absolute centrality of place as the opening of the world, and the way that occurs in relation to both movement and rest, staying and journeying, departure and return.”

[31] The Fundamental Field, op. cit., p. 78. “Moreover, if we read into White’s use of poetics Heidegger’s understanding of the Greek poïesis as a mode of ‘bringing forth’, then one sense to be attached to geopoetics is the idea of the ‘bringing forth’ of world — not only in the sense of the world’s own self-presencing in relation to the earth, but also in the sense of the bringing to presence of that very bringing forth.”

[32] Arnaud Villani, op. cit., p. 88.

[33] The Fundamental Field, op. cit., p. 83. “thinking, it is sometimes said, is without a place — atopos — but it is far better to say that thinking is always turned to the world out of its own place”. [Atopia is]] “First, in deliberate contrast to the idealistic projections of utopia, and second, as a locality outside localism — this sense of the atopic is directly connected to White’s emphasis on place as it stands in relation to world).

[34] Il a fondé de nombreux groupes dans sa vie. Voir son autobiographie Entre deux mondes, LMR, 2021.

[35] Jeff Malpas in The Fundamental Field, op. cit., p. 86.

[36] Ibid. p. 93.

[37] Ibid. p. 100. A contrario, l’autre spatialisation caractéristique de la modernité technologique et dans laquelle le temps et le lieu se perdent dans l’extension spatialisée anonyme et sans limites du réseau et du flux, est exemplifiée par la pensée de Paul Virilio ou celle de Peter Sloterdijk.

[38] Je cite de nouveau Sloterdijk sur Heidegger : « l’homme a un monde et il est dans le monde, tandis que la flore et la faune ne sont que haubanées dans les environnements qui les entourent respectivement. »

[39] Jeff Malpas, op. cit., pp. 116-118. “Here language appears as nothing subjective, but as essentially worldly, and its worldliness speaks through all the many ‘dialects’, all the many linguistic forms. Language is that primordial ‘saying’ (has Heidegger has it) by which world comes to be as world. (…)

The poet is the one who lets the world itself speak, and so also the one who allows the language of the world to emerge. This is indicated in that original Greek sense of poïesis that sits at the heart of much Heidegger’s thinking, but which is also present, if differently thematised, in White.”

[40] Kenneth White, « Le chemin du chamane » in Territoires chamaniques, 2007, Genève, Éditions Héros-Limite, pp. 107-9.

[41] Kenneth White in Atlantica, op. cit., pp. 19 & 26.

[42] Arnaud Villani, « L’œuvre complète comme pensée du monde », Europe, Kenneth White, Juin-Juillet 2010, p. 247.

[43] Jeff Malpas, op. cit., p. 118.

[44] Idem.

[45] Kenneth White, « Voyage à Skjolden », in Mémorial de la terre océane, Mercure de France, 2019, p. 173.