« L’Orient et l’Occident sont des traits
que quelqu’un dessine à la craie sous nos yeux
pour nous prendre à notre propre jeu pusillanime. »[1]
(F. Nietzsche)

 
Dans l’histoire de la pensée, la question des relations entre Orient et Occident occupe une place insigne. Tout cela s’est engrené durant l’Antiquité en deux étapes principales liées à l’émergence de la métaphysique ainsi qu’à la pensée des sphères[2].

Cette opposition est née de la représentation cartographique du monde à l’époque présocratique avant d’être reprise par Platon, notamment dans Le Banquet et le Timée, sur le plan ontologique.


Toute représentation du monde se situe entre deux pôles. L’un selon lequel toute carte, tout ‘cosmogramme’ devrait être interprété comme figuration de la perception du rapport entre le sujet et les phénomènes (un peu à la façon d’un mandala) ; l’autre pour qui les formes cartographiées ne seraient que l’exacte et objective réalité. Ainsi l’opposition cartographique binaire entre Europe et Asie a-t-elle rejoint le mythe platonicien de l’androgyne pour préparer l’opposition cardinale entre Orient et Occident, intervenue avec les Romains, et qui a perduré à travers la rivalité entre Rome et Byzance.

Quant à l’Orient musulman, infus de tradition aristotélicienne et néo-platonicienne chez des philosophes tels qu’Avicenne et Sohrawardi, il est représenté à la fois comme un obstacle à la plénitude de la chrétienté et comme une fascinante étrangeté.
Ainsi, à partir de l’Empire romain, l’opposition entre Orient et Occident a-t-elle le statut d’un couple. Avicenne et Sohrawardi ont adapté l’opposition platonicienne entre corps et âme sous les symboles d’« Orient » et « Occident ». Ce que la figure du cercle marquait déjà chez Platon – à savoir qu’il est à la fois une forme pleine, fermée, image de toute clôture ontologique (le cercle du Même) mais aussi un vide, principe de toute ouverture de la forme sur la non-forme (le cercle de l’Autre) – deviendra dans l’hermétisme hellénisant puis l’alchimie le mercure philosophique. Et c’est grâce à l’alchimie que ces structures oppositionnelles feront leur retour en Occident[3] pour y mener une vie séculaire au moins jusqu’au XVIIIe siècle.

La ‘pression’ de la réalité asiatique induite par les études orientalistes commence alors à augmenter, jusqu’à ce que Nietzsche, en mettant au jour la généalogie de l’idéalisme, révèle incidemment que ‘Orient’ et ‘Occident’ n’étaient que des constructions illusoires[4]. A partir de là, soit l’on continue à penser avec cette opposition – et c’est ce que la majorité fit au long du siècle dernier, soit l’on entrevoit une sortie non dialectique – c’est ce que certains tentèrent et que Kenneth White mène plus loin que tout autre.

Dès sa jeunesse, il a pu lire des textes traduits des grandes oeuvres philosophiques et religieuses de l’Asie (surtout indienne) par l’intercession d’un anarchiste un peu théosophe, découvrant à cette occasion des ouvrages qu’on connaît peu en Occident. La seconde étape est intervenue à Münich où il a découvert Heidegger, puis le zen et la culture japonaise. La troisième étape a eu lieu à Paris : la bibliothèque de Lucien Biton a révélé ses trésors indiens et chinois à un Kenneth White immense lecteur. Enfin, il a fait et continue de faire l’acquisition pour sa bibliothèque personnelle, où qu’il aille, d’ouvrages asiatiques. En même temps, il a arpenté toute la production culturelle occidentale relative à l’Orient ce qui, après la Renaissance orientale du XIXe siècle, représente tout de même la plus grande partie des arts, de la littérature et de la philosophie.

Mahamudra, le grand geste (1979), Le Visage du vent d’Est (1980), Scènes d’un monde flottant (1983), Terre de diamant (1983), Hokusaï ou l’horizon sensible (1990) – ses recueils poétiques, ses récits, ses essais en ont gardé une trace évidente. Mais il n’est une œuvre, fût-elle en apparence sans rapport avec l’Asie, qui n’y fasse référence pour élargir l’horizon. De son usage du monde asiatique, Kenneth White a retenu des lignes-forces qui peuvent se résumer à l’esthétique instantanéiste du haïku, chargé d’assurer une venue-au-monde-dans-l’ouvert, et d’autre part une vision de l’univers et de la conscience universelle comme « réseau de cristaux dans lequel chaque cristal reflète tous les autres »[5]. Cependant, on se tromperait à envisager cela comme une mention d’influences, comme il en fut si souvent le cas pour d’autres auteurs. A l’instar de Victor Segalen, dont il poursuit par bien des aspects les élans, Kenneth White n’a jamais cherché ni à s’asiatiser ni à unir Orient et Occident selon la chimère idéaliste trop répandue – et qui tient souvent lieu de réflexion sur les rapports de ces derniers. « Pour ouvrir un nouveau terrain, confie-t-il à Erik Sablé, je me suis dit de mon côté, il y a longtemps, qu’il fallait déshindouiser le vedanta, désiniser le tao, déjaponiser le zen. »[6] Mais il est surtout un des seuls qui a compris la métaphore nietzschéenne des ‘cercles de craie’ et qui entend en dépasser l’aporie.

En fait d’Orient, c’est surtout à l’Asie qu’il s’est intéressé, étant donné que l’Orient arabo-musulman[7] est lui aussi enferré dans une vision métaphysique. Alors que le reproche fait à l’idéalisme de Platon puis Aristote est d’avoir coupé l’homme du monde par l’instauration d’un logos limité à la raison, la vision de Kenneth White est celle d’un monde du continuum. A ce titre, et pour bien appuyer la différence de nature entre sa démarche et la vision holiste du New Age, l’auteur de La Figure du Dehors correspond au deuxième type d’alternatifs d’aujourd’hui décrits par Peter Sloterdijk dans Eurotaoïsmus : « le premier est un type métaphysique de différend avec le monde, qui vise aux mondes supraterrestres transcendants ou aux contre-mondes utopiques ; le deuxième est un type poïétique de différend avec le monde qui voit dans le réel lui-même la piste qui conduit à la liberté. »[8] Cette volonté de ne jamais oublier le réel lui a notamment fait préférer les bouddhismes chinois ou japonais au bouddhisme indien, mais afin de ne pas céder à l’irréalisme du zen, il voudrait aussi sortir le zen du bouddhisme et « le relier à un sol plus primitif »[9].

Kenneth White a bien vu que le creuset de l’opposition entre Orient et Occident était la Méditerranée, autour de laquelle les cartes géographiques circulaires de l’Antiquité sont centrées. Aussi, pour sortir de « l’enfermement voulu, ‘philosophé’ et politisé, de la Méditerranée »[10], faut-il se tourner vers les deux espaces qui font peur à la culture grecque : l’Asie et l’Atlantique[11]. Les seuls à avoir parcouru l’immensité des steppes et celle de l’Océan sont les Celtes : « c’est (...) l’esprit celte qui est le plus ‘oriental’(que l’on pense, par exemple, à Segalen) », c’est-à-dire « libéré du rationalisme, du réalisme et du matérialisme afin d’être ouvert aux intuitions directes, aux saisissements »[12]. La sortie de l’aporie que propose le poète doit se faire contre la coupure, contre la séparation et donc en faveur d’un monde du continuum. C’est pourquoi il écrit, dans sa Maison des marées (2005), sur la grève d’où il médite : « Il y a eu un Occident pré-schizophrène (celui d’Héraclite par exemple). Et ce à quoi il nous faut travailler à présent, c’est à un Occident post-schizophrène. »[13] Cela même était visible sur les cartes des VIIIe et VIIe siècles avant notre ère où l’Indistinct prédominait : « dans la Ionie multiforme, Orient et Occident se rencontrent presque immédiatement, sans la peine de se devoir connaître. Se connaître implique, en effet, la scission advenue. Hésiode [...] connaît Europe et Asie uniquement comme les noms de deux Océanides. »[14]

Avec Heidegger, Kenneth White a constaté que tout l’édifice idéaliste occidental semble reposer sur l’invention du langage alphabétique par les Phéniciens : à partir d’eux, le rapport aux choses passe nécessairement par la parole et non plus par l’écriture. Ainsi, pour ce qui concerne la pratique poétique, s’est-il tourné un temps, comme Pound avant lui, vers les idéogrammes chinois avec l’espoir d’en finir avec cette séparation, parce que dans le wen, l’écriture semble en prise directe avec le monde – espoir déçu puisque les caractères chinois sont en fait le résultat d’une convention culturelle. En revanche, ce que le wen présuppose est la connaissance et l’adhésion à cette convention afin de réintégrer l’être humain dans le grand tout cosmique. De la sorte, toute mimesis est exclue par le fait qu’un esprit chinois ne saurait regarder la nature de l’extérieur, puisqu’il en fait partie. Kenneth White n’a pas cherché à s’inspirer de cette pratique – à la différence de Christian Dotremont notamment, mais son sentiment qu’on pouvait fonder le rapport de la parole (logos) à la nature (phusis) sur des bases non métaphysiques s’en est trouvé renforcé. Par là, il est bien dans l’émergence d’une civilisation post-métaphysique dans laquelle « on commence peu à peu à s’apercevoir que le verbe n’est pas obligé à se faire chair, fût-ce de force, mais qu’il suffit de faire place aux tendances spontanées qui poussent la chair à parler »[15]. Si l’on comprend, grâce au « tat tvam asi » (« tu es cela »), que tout est chair, on saisira du même coup l’érotisme cosmique qui meut White.

En contribuant à l’émergence d’une culture universelle et en poussant l’être au-delà de son trop humain, Kenneth White n’en oublie pas qu’il est d’Occident, et même d’extrême-Occident par son origine géographique. Aussi estime-t-il qu’« il n’est pas impensable que l’Occident, un Occident-au-bout-de-lui-même, puisse inventer une nouvelle voie, une voie sui generis. Après tout, c’est après avoir beaucoup emprunté à la Chine que le Japon de la période Fujiwara a pu inventer le zen »[16]. Mais, insiste-t-il, ce grand travail ne peut pas se faire dans un contexte identitaire, seulement dans un champ d’énergie. Sa sortie de l’aporie entre Orient et Occident s’exprime par le « mariage mercuriel » qu’il revendique entre eux, à savoir qu’il vise « une pensée rapide, presque insaisissable, liée à la Terre »[17]. A quoi pense-t-il ?

 
« C’est le ‘tu es cela’ des upanishads, mon leitmotiv, que je mets en rapport (...) avec la théorie biologique de l’être humain conçu comme un ‘système ouvert’. Pour arriver à cela, il faut se travailler, il faut se débarrasser de couches de culture et de sédiments psychologiques. Il faut faire sa généalogie (sa géologie) spirituelle et morale. »[18]

 
En mettant le corps aux avant-postes de la connaissance, Kenneth White est résolument anti-hegelien : pas de sortie par le haut, par l’élévation, mais par le socle nu, dépouillé et réduit aux expériences fondamentales. Sa ‘pratique étendue’ consiste aussi bien à cheminer avec un certain Occident jusqu’à l’extrême de ses possibles, qu’à avancer sur la route du bouddhisme, « jusqu’au bout, pour parvenir à un lieu, à un espace, où il n’y a plus de Bouddha, plus d’-isme. Qu’y a-t-il donc ? Un monde ouvert, l’univers de l’esprit libre. »[19] La recherche d’expériences comme celle de l’instant, il les retrouve aussi bien dans la poésie celte que dans la poésie japonaise : « la haecceitas de Duns Scot (‘l’être-là’, le ‘comme ça’ des choses) n’est, dans mon esprit, pas loin de ce que j’ai appelé la haïkuïté. »[20] Là ne se tiennent ni ‘Orient’, ni ‘Occident’, ni dialectique de leurs rapports, mais un espace ouvert à la liberté.

 

*

 
Kenneth White n’est assurément pas le seul à avoir pensé les rapports entre ‘Orient’ et ‘Occident’. Depuis vingt-cinq siècles, la question est rebattue dans les limites d’un cercle dont la circonférence n’a certes pas cessé de s’accroître – mais il y a longtemps qu’on y tourne en rond. La chance historique que Kenneth White a su saisir est de vivre à une époque où la circulation des textes est facile, une époque qui ouvre une ère post-métaphysique grâce à Nietzsche, une époque qui a permis à de nombreux précurseurs de rendre accessibles leurs explorations. Pourtant, cela ne dessine qu’un climat. Il y fallait une faculté à se mouvoir d’un pied sûr, sans fardeau, dans un espace immense – tel un cavalier scythe et mercuriel – pour permettre une condensation suivie d’une tranquille précipitation. Là sont intervenues les qualités de Kenneth White : audace du trait et fluidité de l’intelligence, atavisme celte et endurance.

Homme des marges, des confins et des limites, d’extrême-Orient comme d’extrême-Occident, il a su faire en sorte que l’Eurasie en son entier soit dans un premier temps son mandala et son yantra – ces « cartes du cosmos » et ces « diagrammes prévus / pour l’expansion de la conscience »[21] – à partir de laquelle il a élaboré une géopoétique perspectiviste. Pour Leibniz et Nietzsche, dans le perspectivisme, le sujet est constitué par le point de vue. Nietzsche appelle « illusion » ce point de vue : comme lui, White juge que la perspective est la condition fondamentale de toute vie et il ancre le perspectivisme dans le corps. Avec Kenneth White, la circonférence est partout et le centre nulle part, le corps est comme un cercle où peut souffler le vent d’est, un estran le vent d’ouest...

 

Régis POULET

(texte paru dans le numéro de juin/juillet 2010 de la revue Europe)



[1] Friedrich Nietzsche, « Schopenhauer éducateur », Considérations inactuelles, III, § 1, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, tome I, p. 579.

[2] Nous avons détaillé ces deux étapes dans « L’invention de l’Asie » et « La naissance de l’Orient », articles parus sur la Revue des ressources (larevuedesressources.org), rubrique « Asiatiques », sous-rubrique « L’illusion orientale ».

[3] Voir les travaux de Henri Corbin.

[4] Voir nos travaux, notamment L’Orient : généalogie d’une illusion (2002, 754 pages) ; une version abrégée et complétée est disponible sur larevuedesressources.org.

[5] Kenneth White, La Figure du Dehors, Paris, Grasset, 1982, réed. 1989, p. 53.

[6] L’ermitage des brumes, Paris, Dervy, 2005, p. 86.

[7] Auquel il a cependant tendu la main dernièrement lors d’un colloque au Qatar dans « Pathways to an Open World ».

[8] Peter Sloterdijk citant son propre texte dans La mobilisation infinie, Paris, Bourgois, 2000, p. 87.

[9] Kenneth White, La Figure du Dehors, op. cit., p. 206.

[10] Les affinités extrêmes, Paris, Albin Michel, 2009, p. 79.

[11] L’ermitage des brumes, op. cit., p. 20.

[12] Aux limites, La TILV éditeur, 1993, p. 49.

[13] La Maison des marées, Paris, Albin Michel, 2005, p. 140.

[14] Massimo Cacciari, Déclinaisons de l’Europe, Combas, Editions de l’Eclat, 1996, p. 18. Le philosophe italien emploie indifféremment Orient / Occident et Asie / Europe.

[15] Peter Sloterdijk, op. cit., p. 228.

[16] Kenneth White, L’ermitage des brumes, op. cit., pp. 86-87.

[17] Ibid., pp. 53-4.

[18] Ibid., p. 88.

[19] Ibid., p. 100.

[20] Ibid., p. 101.

[21] Les Rives du Silence, Paris, Mercure de France, 1997, p. 284.