Depuis fort longtemps, je ne pense plus en termes de culture nationale, et je n’ai jamais eu aucune confiance dans ce qu’on a appelé le « progrès » de l’histoire. Je pense plutôt en termes de foyers éparpillés à travers l’espace et le temps, comme des îles, voire des îlots, dans un archipel. Or, un des foyers culturels les plus intéressants de l’Europe et de l’humanité s’est développé en Provence, entre, disons, la fin du Xe siècle et le milieu du XIVe siècle, entre la création du poème Boéci et la fondation, à Toulouse, en 1323, du Consis­toire du Gai Savoir (Consistori del Gai Saber).

C’est de ce foyer culturel que je vais essayer de parler, de son rayonne­ment, et des prolongations possibles de son enseignement et de ses énergies. Mon intérêt pour la culture provençale n’est pas seulement rétrospectif, il est aussi projectif.

 

*

 

Il fut un temps, il y a, disons, un siècle, où la Provence et tout spéciale­ment sa côte (Riviera, Côte d’Azur), était considérée comme un sanatorium plutôt que comme un foyer d’énergies poétiques, intellectuelles, culturelles. C’était l’époque où les médecins envoyaient en convalescence sur la côte ceux et celles parmi leurs patients, phtisiques pour la plupart, qui avaient les moyens de se payer le séjour : lieux superbes, d’un climat séduisant, mais auxquels la présence de tant d’autres malades, pas nécessairement mourants, mais pas très vaillants non plus, donnait toutes les apparences des berges de la mort.

C’est dans ce paradis de grabataires qu’en 1873 Robert Louis Stevenson échoue, malade lui aussi, à l’âge de vingt-trois ans.

Il scrute les vertes oliveraies et la mer indigo, il regarde longuement le profil des Alpes nues et le charmant contour des baies (dans ce tour d’horizon le pittoresque rejoint l’érotique), et rien ne l’émeut : de toutes ces beautés, il n’a qu’une perception froidement cérébrale, très éloignée du plaisir qui emporte tout l’être. Il se sent incapable d’entrer en résonance avec le paysage, le charme est rompu entre lui et le monde. Son corps n’est plus preste et sensible comme il a pu l’être, mais flegmatique, apathique. Il a l’impression de voir les choses à travers un voile, et de les toucher à travers des moufles.

Son premier mouvement est de se rebiffer. Il s’en prend aux circons­tances, à l’atmosphère : l’air n’est pas stimulant et il manque aux éléments une certaine vivacité – il se sentirait, se dit-il, bien mieux dans les rigueurs d’un hiver écossais.

Mais le printemps revient.

Stevenson fait alors l’expérience d’un phénomène bien connu dans l’éco­nomie du corps : le fait que la maladie peut être une étape sur le chemin d’une santé plus subtile. Lézardant au soleil, se promenant à la campagne ou le long de la côte, il connaît une sensibilité des nerfs plus aiguisée que la normale, des nuances de sensations, des impressions passagères mais fortes, des élans éphémères, mais intenses. Sur un cap de galets, il voit un groupe de lavandières habillées de couleurs vives, et c’est une image complète, un tableau vivant. Il regarde les champs d’oliviers et en constate l’infinie variété, leur couleur toujours changeante : on les dirait verts, puis ils sem­blent gris, ensuite bleus. Il voit la première violette de l’année et se demande quelle alchimie a pu ainsi faire émerger si riche couleur, si tendre parfum de l’air humide, et de la terre froide.

Il a l’impression de se trouver en pleine patrie du beau. Le lieu s’est transfiguré, et il est plongé dans la splendeur du réel. Il n’est plus dans un sanatorium, mais dans ce qu’un autre auteur qui lui est cher, Laurence Sterne, appelle « le sensorium de la nature ».

Stevenson s’efforce de comprendre ce qui se passe en lui, ce qui fait qu’il est devenu si sensible au « tableau » de la nature. Il avance quelques hypo­thèses, essaie d’élaborer une théorie. Pour comprendre « le tout intelligible qui seul mérite le nom de tableau ou de paysage », sans doute faut-il la confluence de nombreux facteurs : l’intensité de la perception, la profondeur de la jouissance doivent dépendre de l’heureux accord de divers éléments physiques, de l’harmonieuse mise en vibration de quantité de nerfs, de quel­que exquis raffinement de l’architecture du cerveau. Il parle là d’un état plus ou moins éphémère, et se demande s’il existe des moyens pour le favoriser, pour le faire durer.

Or, ce qui favorise les états les plus fins de l’être, ce qui permet de les prolonger, c’est justement une culture.

Dans une civilisation qui en est dépourvue, ou qui n’en a que la caricature, Stevenson, sensible, intelligent, en sent le besoin. Il ignore que dans les lieux mêmes où il déambule en se posant ces questions, une telle culture a existé.

Un autre convalescent de la même époque, Friedrich Nietzsche, qui avait connu une expérience analogue à celle de Stevenson sur le plateau de l’Engadine et sur la côte niçoise, ne l’ignorait pas. Dans son autobiographie éclair, Ecce Homo, on lit ceci : « Le concept provençal de gaya scienza est cette union du poète et de l’esprit libre qui distingue la culture de la Provence de toutes les cultures ambiguës » Et dans celui de ses livres qui a pour titre le concept provençal du Gai savoir, on trouve ceci : « Il faut attendre et se préparer, être sur le qui-vive pour accueillir le jaillissement de nouvelles sources, se tenir prêt dans la solitude à avoir des visions et à entendre des voix étranges […]. Il faut trouver le Midi en soi, étendre au-dessus de soi la lumière, le rayonnement, le mystère d’un ciel du Midi. »

 

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Tous les « habitués » de la Côte des XIXe et XXe siècles n’avaient pas la sensibilité ni l’intelligence de Stevenson ou de Nietzsche, loin de là. Aux malades qui traînaient leur misère allaient succéder les nantis qui traînaient leur ennui et qu’il fallait distraire, en créant, par exemple, des casinos. À ceux-là allaient se joindre toutes sortes de « gens du spectacle », pour la plupart bruyants et ostentatoires, qui allaient ajouter aux accumulations pseudo-culturelles déjà existantes leurs propres manifestations frelatées. Pour compléter la congestion allait arriver le tourisme estival de masse, la Côte se transformant de plus en plus en un ruban sururbanisé, saturé et pollué. Ce qui restait de l’originalité culturelle provençale était réduit à des caricatures et des fêtes folkloriques, la mentalité ambiante n’étant plus que mercantile.

Je me contente de dresser là un tableau très rapide, car tout le monde est au courant. Il faut seulement garder vive l’analyse, préserver un sens des vraies valeurs, maintenir des perspectives.

Mais revenons aux convalescents.

Ne sommes-nous pas tous, au fond, des convalescents, sortis du cauchemar de l’histoire et de la longue maladie de l’humanité, cherchant à renouer contact avec la terre, à retrouver les éléments d’une culture pro­fonde ?

 

*

 

C’est dans la Provence cévenole ou alpine, en Ardèche (« le pays des hauteurs brûlantes »), cette région que l’on a appelée « le désert français » ou « la France du vide » au cours des années soixante du siècle dernier, que je me suis initié à la culture provençale.

Précisons tout de suite qu’à l’instar des troubadours, qui appliquaient le terme de Provence à toute l’aire linguistique que l’on allait appeler par la suite l’Occitanie, je donne à ce terme une acception géographique et cul­turelle large. À l’origine, ce fut la partie la plus précocement romanisée de la Gaule. Sur le plan ethnique, ce fut une fusion de races : Gaulois, Celto-ibériens, Liguriens, Grecs, Romains, Juifs et Arabes. La Provence n’a jamais constitué une nation – l’idéologie nationaliste ne faisait pas partie de sa culture. Sur le plan politique, elle a connu plusieurs juridictions : celle du Saint Empire romain germanique, celle du comté de Toulouse, celle du duché d’Aquitaine, celle du Royaume d’Aragon. Elle s’en contentait, sa ten­dance profonde allant vers une sorte de fédéralisme anarchiste. Quand, en 1481, elle s’unit à la France, il ne s’agissait en principe, ni d’une annexion ni d’une absorption, mais d’une union paritaire. Dans le domaine linguistique, sur la base du latin vulgaire, le roman, elle développa surtout le provençal proprement dit, la langue d’oc, le gascon et le catalan, le koine étant un occitan classique utilisé par la plupart des poètes.

Ces poètes étaient des troubadours. Le mot trobador viendrait du latin médiéval tropator, du verbe tropare, qui signifiait composer des tropes, des paroles pour accompagner l’alléluia. Mais la simple notion de « trouver » n’est sans doute pas à négliger. Ils étaient amoureux de trouvailles, de jeux subtils, de rythmes complexes. Cela pouvait aller du limpide au compliqué, du trobar leu, plutôt simple, au trobar clus, très ramassé et synthétique, en passant par le trobar ric, aux sonorités éclatantes. Ils avaient pour noms Guillaume, duc d’Aquitaine, Bernart de Ventadour, Arnaut Daniel, Peire Vidal, Jaufré Rudel, Raimbaut d’Orange, Arnaud de Mareuil, Guillaume de Capestany, Pierre d’Auvergne, Raimbaut de Vaqueyras, Bertrand de Born. Ils circulaient beaucoup, comme l’indiquent les noms de deux d’entre eux, Cercamon et Marcabru, qui étaient gascons.

Ils pratiquaient le chant d’aurore, l’alba, ils chantaient l’amour « distillé », la fin’amor, l’amour lointain, l’amor lontana, la joi, qui est à la fois « joie » et « jeu », la cortesia, qui est beaucoup plus que la courtoisie ou le fait de « faire la cour » ou de « faire sa cour », mais une relation libre entre personnes évoluées, ils mettaient en avant la larguesa, la générosité, l’ouverture d’esprit.

On trouve chez eux un culte du plaisir – plaisir aux choses de la nature, plaisir à employer librement le langage, plaisir de vivre tout simplement – opposé à la fois aux lourdeurs du régime féodal et aux contraintes, ainsi qu’à la spiritualité un peu épaisse de l’église. Il y eut rarement dans l’histoire de la culture humaine une combinaison aussi complète d’eros, de logos et de cosmos, une fusion aussi parfaite d’affectivité et d’intellectualité.

Voici Guillaume d’Aquitaine :

 

Faraï chançoneta nueva

ans que vent ni gel ni plueva

 

Je ferai chansonette nouvelle

avant qu’il vente, pleuve ou gèle

 

Voici Bernart de Ventadour :

 

Lo cors a fresc, sotil e gai

et anc non vi tan avinen

 

Son corps est frais, subtil et gai

je n’en ai jamais vu d’aussi plaisant

 

Voici Arnaut de Mareuil :

 

Si cum li peis an en l’aiga lor vida

l’ai eu en joi e totz temps la i aurai

 

Tout comme les poissons ont leur vie dans l’eau

j’ai la mienne dans la joie, et toujours l’aurai

 

Voici Raimbaut d’Orange :

 

Cars bruns e teinz motz entrebesc

pensius pensanz enquier e serc

 

Je tisse des mots colorés, sombres et rares

pensivement pensif je cherche et m’enquiers

 

Et voici pour terminer cette petite anthologie du Midi, ceci, de Peire Vidal, qui embrasse avec délectation le territoire tout entier :

Je hume, en respirant, la brise qui m’arrive de Provence. La plus douce terre du monde, c’est celle qui s’étend du Rhône à Vence, de la mer à la Durance. Nulle part n’éclate une joie plus parfaite.

 

*

 

Un champ culturel fertile ne se constitue pas sans influences. Dans le cas de la Provence, les influences étaient multiples. Il y avait d’abord la culture latine – notamment la poésie d’Ovide (Les Amours, Les Métamorphoses) et des textes tels que le De consolatione philosophiae de Boèce, qui a donné lieu au premier long poème provençal que nous connaissions, le Boéci. Ensuite, il y avait la présence diffuse des mythes et de la poésie celtes – notamment tout ce qui concernait la figure de Tristan. À cela il faut ajouter une influence spirituelle et gnostique, venant du catharisme et du mouve­ment des Spirituels du XIIe siècle. Antipauliniste sinon anticatholique, ce courant apportait une conception du corps et de l’eros qui se situait à l’opposé des thèses admises par l’église : d’un côté, le corps considéré comme obstacle au salut de l’âme, bon seulement pour la procréation, la vie de famille, le tout subordonné à l’adoration de Jéhovah, Dieu de la Loi ; de l’autre, une synthèse psycho-sensuelle créatrice de vie individuelle accrue, et à la place de Jéhovah, le culte de la Sophia, une sagesse aux contours souples, à la silhouette svelte, aux traits suaves. Il ne faut surtout pas oublier ni négliger l’influence sémitique provenant des communautés juives, mais, avant tout, de la culture arabe de l’Espagne musulmane. J’ai dans ma biblio­thèque un poème arabe du XIIe siècle, Nazm as-suluk (« Le poème de la voie »), écrit au Caire par Al-Farid. Dans un texte qui réunit érotique, mys­tique et érudition, le poète se souvient avec un plaisir extatique du pèlerinage qu’il a fait aux lieux sacrés de l’Arabie. On y trouve tous les éléments de la haute poésie provençale : la découverte de la « terre lucide », l’expérience de l’unité profonde (érotique et/ou sophique), le silence gnostique, la pénétra­tion dans la réalité la plus profonde, le cercle de méditation des compagnons de route, la présence sur les bords des médisants et des jaloux qui ne comprennent pas. Ce « poème de la voie » va très loin. Il y est question de « la lumière blanche qui fracassa le mont Sinaï », et on y trouve le précepte : « Sois tel que tu étais avant d’être », ce qui rappelle le « visage originel » du bouddhisme extrême. Aucun poème provençal de ma connaissance ne va aussi loin.

C’est que la culture provençale n’a pas eu le temps de recueillir toutes les influences possibles et de pousser son mouvement jusque dans ses plus loin­taines conséquences. Elle a eu pourtant le temps d’exercer à son tour une influence. On en trouve des traces en Italie, à Ferrare, à Mantoue, à Florence et à Venise, chez Sordello, chez François d’Assise (je pense à son Cantic del Sol), chez Dante et bien d’autres. On la retrouve jusque dans l’Europe du Nord, où les troubadours sont relayés d’abord par les trouvères, ensuite par des chercheurs et des trouveurs dans des champs plus larges, dont beaucoup ne connaissent pas le nom d’Arnaut Daniel, mais qui ont capté comme un parfum, comme un refrain, des échos de Provence.

À ce champ provençal originel il fut mis fin brutalement. C’était trop beau, trop subtil, trop « en dehors », pour être supporté par des esprits lourds, épais, moroses. L’église inquisitrice sévit contre les communautés cathares, qu’elle considère immorales, antisociales, anarchiques. Sous couvert de religion, les Croisés se saisissent de terres et instaurent une politique à tendance nationaliste. La fine fleur de la culture provençale s’ef­face devant le char de la civilisation conquérante et meurtrière. C’est à ce moment-là que Bernart de Marvejols s’écrie, et c’est le chant du cygne :

Aï ! Tolosa e Proensa

E la terra d’Agensa

Bezers e Carcassei

Quo vos vi e quo’us vei !

 

*

 

 

De ma base à Gourgounel (« la maison des sources »), en Ardèche, j’ai beaucoup circulé dans le Midi. Parmi les influences qui ont enrichi la culture provençale, il y en a une que j’ai réservée pour la fin : c’est celle du pays même, du paysage même. Elle est primordiale. C’est peut-être surtout par là qu’il faut essayer de recommencer.

Il s’agit de géographie, mais aussi de beaucoup plus.

Dans le texte « Provence », inclus dans le volume Eau vive, Jean Giono écrit ceci :

Ce que je veux écrire sur la Provence pourrait également s’intituler : « Petit traité de la connaissance des choses ». On ne peut pas connaître un pays par la simple science géographique. On ne peut, je crois, rien connaître par la simple science ; c’est un instrument trop exact et trop dur. Le monde a mille tendresses dans lesquelles il faut se plier pour les comprendre avant de savoir ce que représente leur somme. La certitude géographique est semblable à la certitude anatomique. Vous savez exactement d’où le fleuve part et où il arrive et dans quel sens il coule ; comme vous savez d’où s’oriente le sang à partir d’un cœur, où il passe et ce qu’il arrose. Mais la vraie puissance du fleuve, ce qu’il représente exactement dans le monde, sa mission par rapport à nous, sa lumière intérieure, son charroi de reflets, sa charge sentimentale de souvenirs, ce lit magique qu’il se creuse instantanément dans notre âme, et ce delta par lequel il avance, ses impondérables limons dans les océans inté­rieurs de la conscience des hommes, la géographie ne vous l’apprend pas plus que l’anatomie n’apprend au chirurgien le mystère des passions. Une autop­sie n’éclaire pas sur la noblesse de ce cœur cependant étalé sans mystère, semble-t-il, sur cette table farouchement illuminée à côté des durs instru­ments explorateurs de la science. Comme les hommes, les pays ont une noblesse qu’on ne peut connaître que par l’approche et par la fréquentation amicale. Et il n’y a pas de plus puissant outil d’approche et de fréquentation que la marche à pied.

J’éviterais pour ma part des mots théologiques tels que « mission », ainsi que des facilités de vocabulaire telles que « magique », mais je suis plei­nement d’accord avec la teneur générale de ce texte. On peut y voir un état embryonnaire de la géopoétique.

Quant à la marche à pied, à l’utilisation de son propre corps comme instrument de connaissance, c’est bien cela que j’ai pratiqué du côté de Beaucaire et de Tarascon, de Martigues, d’Aubagne et d’Arles « où stagne le Rhône », comme dit Dante, avec en tête non seulement Cercamon et Marcabru, mais aussi ces infatigables marcheurs devant l’éternité que furent les bosoms (bonshommes) cathares au cerveau brûlant d’étranges idées.

Plus loin encore, je revois la plaine de la Crau, ce désert de pierre parse­mé ici et là de thym, de romarin et de chardons. Je revois Carcassonne et Narbonne (« un vieux bourg celte », dit le géographe Hécate de Milet, et Strabon va jusqu’à déclarer que le nom même de « celte » vient d’une tribu du pays narbonnais). Je revois le paysage dru et coloré des Corbières.

Voici, parmi des dizaines d’autres, un petit texte sur la Camargue que je prends dans la section méridionale de Dérives :

Ce printemps-là, j’errais dans le Midi, aux environs d’Arles, dans la plaine de la Crau, aux Saintes-Maries, en Camargue. De tous les endroits que j’avais traversés, c’était la Camargue qui m’avait le plus attiré, me laissant un senti­ment d’attente, d’expectative.

Terre d’étangs et de marais. De vent, de solitude et de silence. Terre de lumière, terre où l’eau devient lumière, où le flux devient pure essence. Nudité, austérité, monotonie, abstraction. Une touffe de roseaux agités par le vent ; la pluie qui strie le soleil d’une rafale rageuse et bleue ; le sable blanc cannelé par le vent et l’eau ; un serpent ondulant sur la vase ; la carcasse d’un oiseau à demi rongée par le sel. La Camargue a pour hiéroglyphe un moignon de branche émergeant d’un marais, pour idéogramme un coquillage incrusté dans le sable.

J’étais en train de me refaire une base.

 

*

 

Sans une telle base, il n’y a pas de culture qui vaille. Oh, bien sûr, il y aura « de la culture », il y aura des manifestations socioculturelles, mais de plus en plus creuses, de plus en plus ineptes.

Un exemple.

J’ai entendu parler d’une manifestation socioculturelle qui a eu lieu sur la côte du Var il n’y a pas si longtemps. Pour célébrer la mer, pour établir un contact entre l’Europe et l’Amérique (on était en 1992…), des bandes d’enfants allaient lancer des centaines de ballons porteurs de messages. Idée magnifique, n’est-ce pas ? Conviviale, sympathique, idéologique – mais sur­tout, il faut bien le dire, stupide. Non seulement ces ballons, en tombant dans la mer, allaient constituer des déchets peu esthétiques, mais ils allaient être des pièges mortels pour les oiseaux et les poissons.

Bref, les bonnes intentions ne suffisent pas, l’enfer socioculturel en est pavé. Une vraie culture a bien d’autres fondements, contient, implicite­ment, une pensée autrement plus complexe. Ce que j’ai appelé la culture du lieu se trouve rarement dans le localisme socioculturel.

Des tentatives réelles ont été faites pour retrouver, refonder une culture provençale. Je pense au félibrige de Mistral. Je pouvais sympathiser avec cette révolte contre l’uniformisation de la société (« le pauvre peuple de Pro­vence, toujours davantage aliéné, sans protection et sans défense, aux outra­ges abandonné »), je pouvais m’intéresser à son utopie poético-politique, l’Empire du Soleil (dont on peut trouver les précédents dans Blanquerna de Ramon Lull et dans Tirant lo Blanch du Catalan Joan Martorell), je pouvais comprendre son amour de la terre provençale, je pouvais apprécier certains aspects de la poétique mistralienne, mais je n’aimais pas trop le ruralisme sentimental de l’Armana provençau et de Mireille, j’aurais préféré Le Poème du Rhône élagué de sa mythologie mithraïque, et je ne supportais pas l’idéologie de certains textes tels que l’Ode à la race latine, qui ne corres­pondaient pas du tout au milieu multiethnique et au champ complexe de la grande culture provençale.

Après le félibrige, ce fut le régionalisme révolutionnaire. Encore une fois, je pouvais éprouver une certaine sympathie pour ces mouvements. Dans mon ermitage de Gourgounel, je n’ignorais pas les luttes sociales de Decazeville et les efforts fait par le Sud pour garder son industrie textile. J’étais bien conscient aussi du fait que là, en Ardèche, je vivais parmi les derniers vestiges d’une paysannerie autonome, subsistant sur un peu de ceci, un peu de cela, selon l’ancien mode de la polyculture. Je savais que l’armée avait son œil sur les vastes étendues des Causses, et que des promoteurs, au nom de l’« industrie du tourisme et des loisirs », étaient prêts à faire main basse sur tous les terrains de la côte pour construire des complexes immobiliers. Et le modèle californien que certains proposaient pour la région Alpes-Côte d’Azur ne me disait rien qui vaille. Si la pagnolisation de la Provence était regrettable, la disneyification serait une catastrophe. J’étais donc d’accord avec ceux qui protestaient contre cette évolution. Mais je ne partageais pas leur protestantisme rouge, leur conception de la culture ne me semblait pas assez fondée et les « protest songs », poétiquement parlant, m’ennuyaient.

Mon but, dans ces lieux, était de reprendre la haute culture provençale et de la pousser le plus loin possible, jusque dans un espace brûlant, vif et vide, foyer d’énergie, centre possible de rayonnement.

Comme je le disais au début de cet essai, l’ouverture d’un nouveau champ culturel général n’est pas une affaire facile, mais c’est la chose la plus nécessaire et c’est le travail qui offre le plus de jouissance.

Ce qui est sûr, c’est que, pour l’ouverture de ce champ, il ne suffit pas de chanter des fadaises en occitan ou de promouvoir l’utilisation générale de la langue provençale. Il vaut mieux s’imprégner de l’esprit profond d’une cul­ture, il vaut mieux même défendre un morceau du littoral que d’apprendre à dire en occitan « faites-moi le plein ».

Il s’agit surtout de retrouver et de rassembler des énergies, de recueillir et de composer des éléments.

Travail de longue haleine et de latitude large.

Je ne dis pas que cela changera le monde (mais qui sait ?). Ce que je dis, c’est que là réside la nécessité première, là jaillit la jouissance profonde.

 
Kenneth WHITE