Cahiers de géopoétique





AU SUJET DE QUELQUES SOURCES PHILOSOPHIQUES ET LITTÉRAIRES DE L’HOMME ET LA TERRE.

 

Passé presque inaperçu lors de sa première publication en 1952 [1], et écarté pendant longtemps, L’Homme et la Terre du géographe Éric Dardel a attiré nettement plus d’attention lors de sa réédition de 1990 [2]. Non seulement on peut y lire une sorte de pré-géopoétique mais on y trouve un champ référentiel analogue à celui que développe Kenneth White dans ses essais, notamment Le Plateau de l’Albatros, introduction à la géopoétique.

 

Aborder la question des sources d’inspiration de L’Homme et la Terre appelle à certaines qualités de modestie. Comment, en effet, tracer une filiation biographiquement sûre entre une œuvre puissamment imaginative et la vaste culture littéraire de Dardel ? Il est certes possible de relever des noms d’auteurs cités dans l’opuscule — j’en ai dénombré près d’une centaine — mais on ne résoudrait pas ainsi ce qui apparaît comme une énigme de création littéraire et géographique.

Le panorama documentaire de L’Homme et la Terre comprend des auteurs et des œuvres tels celles de Gaston Bachelard, J. de Castro, Christophe Colomb, la Bible, Mircea Eliade, Lucien Febvre, Heidegger, Stefan Georg, Hérodote, Hölderlin, Michelet, Leenhardt, Nietzsche, Élysée Reclus (lui aussi auteur d’un Homme et la Terre !), Rousseau, Sartre ou Saint-Exupéry, et j’en oublie. La valeur d’une telle énumération bibliographique ne doit cependant pas rendre dupe : un auteur s’inspire d’une famille culturelle dont les membres sont plus ou moins visibles. Ainsi que l’exprime G. Olsson [3], les mots sont rarement nouveaux ; ils sont vieux et hérités d’anciens textes et contextes, et ils se rapportent à d’autres mots. Dardel, il est vrai, ne craint pas le « déjà dit », mais à condition qu’il soit un « autrement dit ». Étudier l’héritage philosophique et littéraire de cette œuvre d’esthète et d’érudit renvoie aussi à des auteurs dont il n’est pas fait mention. Le poids de leurs idées, bien qu’indirectement repérable, n’en n’a pas moins pesé sur la phraséologie de l’auteur. Ces liens de parenté recouvrent aussi bien Platon que Hermann Hesse, en passant par Aristote, Dostoïevski et les romantiques européens. Ils forment une famille philosophiquement unie par l’affirmation de valeurs individuelles et contemplatives dans l’espace. Grâce peut-être à cet héritage de liberté, Dardel s’est fait sienne une leçon d’importance : devenir son propre maître, et sortir des sentiers académiques battus par la discipline. Des universitaires, certes, garnissent la fresque inspiratrice du poète-historien-géographe, mais ils furent généralement des créateurs marginaux plutôt que des scolastiques, et ils appartiennent à cette espèce de professeurs en voie de disparition, indépendante d’esprit, cultivée et humaniste. Faut-il voir en cela une des raisons de la désaffection de l’Établissement géographique à l’égard de Dardel, mû davantage par la poésie que par l’économie ou la politique ? L’Homme et la Terre est l’œuvre d’un écrivain, non celle d’un bureaucrate, d’un libre penseur plutôt que d’un agent des pouvoirs en place, d’un poète plutôt que d’un professeur aux idées convenues. Ici réside la cause du peu d’intérêt rencontré chez ses contemporains scientifiques en qui il ne trouve pas de maître à penser. S’il s’arrête à quelque texte de géographe ou d’historien, aux Îles Britanniques de Demangeon (cité p. 41-42), à L’Essai sur la formation du paysage rural français de Roger Dion parue en 1924 (cité p. 43), et, naturellement aux œuvres de Lucien Febvre et de Vidal de la Blache, c’est qu’il y décèle de la verve littéraire et de brillantes métaphores spatiales. L’amour de l’art autant que celui de la science illumine ces écrits. En effet, Dardel appartient d’abord aux créateurs de langage. Le ton exalté de L’Homme et la Terre ne trompe pas : le contra qu’il combat s’appelle la géographie exclusivement scientifique, économique, utilitariste, en un mot, la géographie apoétique. Nous y reviendrons.

Dardel étonne par sa profonde unicité philosophique. Imprégné par la pensée grecque, son ouvrage est platonicien par sa dialectique de miroirs et aristotélicien par le découpage des lieux qu’il opère, suivant la séparation logique des Quatre Eléments. Dardel s’inspire d’une tradition, de la grande tradition écrite tout court. Je renvoie à la question de l’herméneute Gadamer : « … comment, malgré la multiplicité de ces manières de dire, la même unité de penser et du parler se manifestent cependant partout et de telle manière que, par principe, toute tradition écrite peut être comprise [4] ». Le premier registre de l’hymne à la Terre touche la question de la désignation de celle-ci, une « écriture à déchiffrer » (p. 2). Chez Dardel, il y a une obsession du vocabulaire, de la juste terminologie géographique : « L’espace géographique est unique ; il a un nom propre : Paris, Champagne, Sahara, Méditerranée » (p. 3). Or, c’est Platon qui a, mieux que quiconque, développé le problème de la désignation des êtres et des choses dans son Cratyle [5]. Lors de la discussion avec Hermogène, Socrate dit qu’il y a des discours vrais et des discours faux. Or, si le discours est vrai ou faux, les parties le sont aussi, et le nom, qui est la plus petite partie du discours, peut donc être vrai ou faux [6]. Le rapport du mot à l’objet ou à l’entité spatiale qu’il désigne n’est jamais stable et définitif. Il évolue historiquement et suivant le point de vue adopté. La « Champagne » ou la « Méditerranée » de Dardel ne sont pas les miennes, mais le simple fait d’évoquer ces noms propres rapporte à un sens collectif, quasi archétypique, plongeant ses racines dans l’usage commun. Les changements d’appellation géographique, de noms propres, ne sont pas rares ; ils sont soumis aux caprices des vents politiques et culturels. Qui n’a vu des rues ou des nations changer de nom, et avec eux leur signification dans l’histoire ? Toutefois, l’on ne devrait pas oublier que les choses possèdent une existence en soi plus constante que leur désignation qui peut se montrer illusoire. Par exemple, la route des Acacias à Genève n’est bordée d’aucune essence de la sorte ; au contraire, c’est la rue la plus bétonnée et la moins romantique qui soit. Examinant la justesse des appellations — comme le fait Socrate dans le Cratyle — Platon conclut qu’il est plus commode d’en référer aux « choses éternelles », la nature, les dieux, les démons, les héros, le corps et l’âme de l’homme. Leur désignation est moins sujette à contestation, et Dardel l’a très bien compris. Il base son discours sur des faits quasi permanents qui ont acquis une terminologie stable. Que l’on nous permette une critique à cet égard : la géographie est aussi affectée par le flux incessant des choses ; tout n’est pas immobile et éternel.

L’urbanisation fournit la forme la plus spectaculaire des changements en cours sur la surface terrestre. Le chapitre portant sur « l’espace construit » y fait d’ailleurs discrètement allusion (on y parle de gigantisme tentaculaire). Toutefois, le contenu humain des villes n’est guère approfondi ; Dardel, à l’instar de la plupart des géographes classiques, n’aime pas la ville, c’est un homme du règne minéral, aquatique ou pastoral. Les étendues de sable, d’eau ou de glace l’inspirent davantage que ce produit douteux de la nature humaine, la ville. Dardel n’a pas lu les adeptes que l’on regroupera plus tard sous le label d’« École de Chicago [7] », et c’est dommage. De fait, Dardel poursuit la manière de Socrate : transposer des notions et des valeurs éternelles de la géographie, surtout des phénomènes naturels et leur mythologie cultu(r)elle ; le symbolisme mythique des espaces tellurique, aérien ou aquatique procède de cette démarche. La terminologie de son langage n’est jamais mise en question — ce serait ainsi un « discours vrai », dans le sens où le vocabulaire incorporé serait sans cesse reformulé dans une poésie créatrice.

La géopoétique de Dardel recèle des formes affectives du vocabulaire. Sous la notion transparaît la valeur : «Le langage du géographe sans effort devient celui du poète. Langage direct, transparent qui “parle” sans peine à l’imagination, bien mieux sans doute que le discours “objectif” du savant, parce qu’il transcrit fidèlement l’“écriture” tracée sur le sol » (p. 3). Cette question de la mimésis du vocabulaire calqué sur la nature des objets — ici le sol, là le ciel — est très subtilement éclairée dans le Cratyle. La mimésis entre le mot et l’objet ou l’être qu’il désigne n’est pas une simple relation de copie, explique Gadamer. « La simple imitation, “l’être comme” contient toujours la possibilité de faire naître la réflexion sur la distance ontologique qui sépare imitation et modèle [8]. » Cette distance ontologique apparemment réductible entre le mot et sa chose ou son être, cette fusion éphémère entre le mot et le monde, la poésie romantique l’a célébrée au plus haut point.

Novalis et Hölderlin occupent une place de choix dans le panthéon prophétique de L’Homme et la Terre. Quoi d’étonnant à ce que l’œuvre de Novalis [9], géologue et ingénieur des mines de formation, poète du règne minéral par excellence, « géographe de la pensée » qui fait le voyage en personne [10], ait fermenté dans l’esprit géographique de Dardel ? Novalis a poétisé la science jusqu’à l’extrême, il a animé de son expérience intérieure la « nature de la réalité géographique » et illuminé de son prodige des mythes collectifs vieillissants ; il nous fait découvrir la « valeur sous la notion » ainsi que le clame Dardel (p. 7). Novalis, comme le géographe français, descend de Platon en cela qu’il est essentiellement idéaliste. Cette « âme du monde » qui se réfugie dans les sanctuaires les plus secrets, dans les régions supérieures du cœur (p. 7), c’est à n’en pas douter le royaume des idées cher à Platon. Géographe de l’imaginaire, Novalis l’est également. Pour lui, « écrire est une extériorisation de l’état intérieur, l’expression de métamorphoses intérieures : l’apparition de l’objet intérieur. L’objet extérieur se change en concept en passant par et dans le moi, et ainsi est produite la vision personnelle des choses [11]. » L’imagination géographique est puissamment ancrée dans le moi. Les impressions géographiques de Dardel, qui accordent au point de vue le statut du moi en « position » ou en « situation », font la part belle à l’irréductibilité de la personne comprenant, sentant et rêvant le monde. Ce monde est celui de la beauté, recréé par la nature première de l’art, la transgression poétique. Dans ses Cahiers d’études philosophiques, Novalis note : « La poésie est pour les hommes ce que le chœur est dans la tragédie grecque : intervention de la belle âme, action rythmique — la voix d’accompagnement de notre moi en train de se développer — un passage au pays de la Beauté — partout une trace légère du doigt de l’humanité — libre règle — une victoire avec chaque mot sur la nature brute — dont l’humour, le jeu expriment la libre et indépendante activité — un envol — une humanisation — une élucidation — un rythme — un art [12]. »

Dardel est l’un des très rares géographes qui imprime à son langage une constante poétique. Grâce à l’emploi d’un vocabulaire émotionnel et affectif, il touche le cœur et l’âme de l’homme, centre d’une géographie évocatrice. Lorsque Dardel interpelle les « fleuves majestueux ou capri­cieux, les torrents fougueux, les plaines riantes, le relief tourmenté (p. 7), il transmet une langue géographique anthropomorphisée, sensible à l’appel de la sympathie terrestre. Ainsi qu’il l’explique, l’expérience de la terre, du fleuve, de la montagne ou de la plaine est d’abord qualifiante (p. 7). « Entre l’homme et la Terre, se noue et demeure une sorte de complicité dans l’être » (p. 8). Sans aller si loin dans la théorie que Novalis dans ses aphorismes ou l’existentiel Heidegger sur l’être et le temps, Dardel sait pourquoi il idéalise dans l’expression la relation amoureuse qu’il entretient avec la Terre : « Le monde doit être romantisé. Ainsi on retrouvera le sens originel. Romantiser, ce n’est pas autre chose qu’élever à une puissance qualitative. Le moi inférieur sera identifié dans cette opération avec un moi meilleur […]. Quand je donne aux choses communes un sens auguste, aux réalités habituelles un aspect mystérieux, à ce qui est connu la dignité de l’inconnu, au fini un air, un reflet, un éclat d’infini : je les romantise… [13]. »

Pour qualifier la Terre, l’humaniser dans le sens « auguste » du terme, Dardel romantise le langage géographique. Cette écriture sublimante ne manquera pas d’irriter les chercheurs à l’âme matérialiste et scientiste, pour lesquels toute romantisation est un mensonge, une prosternation devant le mythe et l’ignorance, une défaite de l’explication. Ce genre de reproche hyper-rationaliste touche en fait autant Dardel que Bachelard ou Novalis, qui restent attachés à la science, mais à une science consciente de ses limites et supérieure en rien à la poésie ou à la philosophie. Pour Novalis, science et poésie s’associent et se fécondent mutuellement : « La forme parachevée des sciences doit être poétique. Chaque phrase, chaque principe doit avoir un caractère original, doit manifester une individualité indépendante et toute naturelle ; il faut qu’il soit l’enveloppe de quelque idée imprévue, amusante [14]. » Dardel, qui semble s’inspirer de ce précepte, fait-il œuvre de « pré-science », accusation qui a grevé une partie de la phénoménologie ? « Connaître l’inconnu, atteindre l’inaccessible, l’inquiétude géographique précède et porte la science objective. » (P. 1.) En abordant la question de la légitimité scientifique d’une géographie littéraire et poétique, nous ferons référence aux existentialistes et à leur conception de la science. Si Dardel cite les travaux de psychologie existentielle des années 1920 et 1930 de Max Scheler et de Minkovski, il s’inspire directement des vues philosophiques de Jaspers et de Heidegger. Peut-être a-t-il également dans l’esprit une conception goethéenne de la science.

« La géographie, en saisissant la réalité du monde en tant que spatiale et l’espace en tant que visage de la Terre, exprime une inquiétude fondamentale de l’homme. Elle répond à un intérêt existentiel que ne peut éteindre le dessein d’investir l’homme comme objet de connaissance ; se mettre en dehors de la Terre et de l’espace concret pour les connaître du dehors, c’est oublier que, par son existence même, l’homme est engagé comme être spatial et comme être terrestre ; elle est donc ce que Karl Jaspers appelle une science-limite, comme la psychologie et l’anthropologie, une science dont l’objet reste, dans une certaine mesure, inaccessible, parce que le réel dont elle s’occupe ne peut être entièrement objectivé » (p. 124). Karl Jaspers assignait à la science sociale un rôle beaucoup plus modeste que le laisse présager Dardel, qui a hérité de la géographie classique une conception synthétique de notre discipline, exaltante dans sa démesure. Dans Raison et Existence (que ne cite pas expressément Dardel), Jaspers admet que la science humaine est impuissante à pénétrer l’être dans sa dimension essentiellement transcendantale : « Elles (l’anthropologie, la psychologie, la sociologie et les autres sciences humaines) étudient les phénomènes humains dans le monde mais de telle sorte que ce qu’elles découvrent n’est jamais la réalité englobante de cet être qui, non reconnu comme tel, est pourtant chaque fois présent. Aucune histoire ou sociologie de la religion, par exemple, n’atteint ce qui, dans ce qu’elles nomment religion, était dans l’homme l’existence même de celui-ci […]. Toutes ces sciences tendent à quelque chose qu’elles n’atteignent jamais. Elles ont ce caractère fascinant d’avoir à faire avec ce qui est vraiment important. Elles induisent en erreur quand elles pensent, dans leur activité immanente qui constate et déduit saisir l’être même […]. Leur prestige est mensonger, mais il devient fécond quand, par elles, se produit la connaissance modeste, relative, indéfinie, de notre phénomène dans le monde [15]. »

Où se situe la limite de la science humaine dans les domaines de l’être et de l’existence ? Dardel repousse cette limite le plus loin possible ; c’est pourquoi il emprunte largement à la philosophie, ce « poème de l’intelligence (la sagacité) » comme l’écrivait Novalis [16]. Toutefois, ainsi que le notait ce dernier, la philosophie est incomplète sans la poésie, car celle-ci « élève chaque élément isolé par une connexion particulière avec le reste de l’ensemble, le tout [17] » ; la poésie est la clef de la philosophie. Les références poétiques abondent dans L’Homme et la Terre, et il ne faut pas prendre à la légère les dernières notes de cette symphonie géographique, un poème de Stefan Georg :

Par quels charmes ont souri ces matins de la Terre

Tels qu’à leur premier chant ? Chant d’une âme étonnée

De mondes rajeunis et que porte le vent

Le vieux profil des monts a changé de visage

Comme aux vergers de l’enfance on voit flotter des fleurs

La nature frémit du frisson de la Grâce… (p. 133).

Le langage de L’Homme et la Terre atteint à la musicalité et rend toute conceptualisation scientifique laborieuse. Comment la science humaine peut-elle voisiner avec la musique, la première étant l’opposé de la seconde en matière d’explicitation conceptuelle ? L’on aura beau « expliquer » une mélodie ; celle-ci ne gagnera ni en beauté ni en style. Et pourtant, le langage de Dardel ne manque ni de précision ni de subtilité, mais il se refuse à toute construction conceptuelle nouvelle. Certes, des déductions sont tirées a priori ainsi que des abstractions constituées : la division épistémologique des quatre éléments de la nature (l’air, l’eau, la terre, le feu) est la première convention déductive que la géographie ait utilisée. L’on revient aux Grecs, au Cratyle de Platon, pour saisir le sens et la portée de tels concepts très généraux que Dardel développe par la suite avec la grâce du chant poétique.

Socrate prouve à Cratyle, qui prétend que tous les noms sont justes, que le nom, étant une image de l’objet qu’il désigne, peut, tout comme l’image du peintre, être plus ou moins exact, qu’il doit même être inexact, ou du moins incomplet, sous peine de ne plus se distinguer de l’original : « … il suffit que le caractère général de cet original y soit reconnaissable et que les inexactitudes de détail n’empêchent pas les gens de s’entendre sur la signification d’un nom… [18]. » La création du langage doit faire une part assez large à la convention, pour que celui-ci soit fécond et compris. La clarté de la langue de Dardel, de même que ses approximations et ses inexactitudes passagères, semblent s’adresser à cette conception platonicienne de la langue naturelle, version contestée par l’art et la science modernes. Mais qui a dit que Dardel était moderne ?

Dardel n’est pas un moderne, mais il a introduit ce que Bachelard appelait une « différentielle de nouveauté » dont tout créateur peut se prévaloir. Dans la préface de La Terre et les Rêveries de la volonté [19], commune à La Terre ou les Rêveries du repos [20], le philosophe disserte sur le principe de l’imagination matérielle et langagière. Les quatre éléments, l’eau, l’air, la terre et le feu sur lesquels repose en grande partie l’épistémologie dardélienne sont les « quatre éléments matériels que la philosophie et les sciences antiques continuées par l’alchimie ont placés à la base de toutes choses [21] ». Leurs fonctions archétypiques dans la littérature et la poésie fourniront la base épistémologique des analyses érudites de Bachelard, et Dardel leur assure une continuité dans l’histoire de la géographie. Bachelard, auteur le plus fréquemment cité avec l’historien des religions Mircea Eliade, a nourri de nombreuses pages de Dardel. Sa langue, très française dans son style, fine et cartésienne, poétique mais rationnelle, n’a pas abandonné l’espoir de se constituer en science ; elle se rapproche parfois de celle de Dardel. Le découpage du chapitre premier de L’Homme et la Terre ressemble de près aux divisions épistémologiques opérées par Bachelard dans ses ouvrages successifs portant sur les quatre éléments. Ainsi La Terre et les Rêveries du repos [22] a-t-elle inspiré plusieurs passages du chapitre intitulé « L’espace tellurique » ; L’Eau et les Rêves [23] se sont en partie projetés dans « L’espace aquatique », alors que « L’espace aérien » célébrant la psychologie de l’élévation et de la légèreté est animé de la même poésie nietzschéenne que L’Air et les Songes [24].

Le rôle de l’« image imaginée » que Bachelard oppose à « l’image perçue » sortira grandi du discours sublimé de Dardel sur la réalité géographique. En affirmant que « les images imaginées sont des sublimations des archétypes plutôt que des reproductions de la réalité [25] », Bachelard renvoie à Novalis (« de l’imagination productrice doivent être déduites toutes les facultés, toutes les activités du monde intérieur et du monde extérieur [26] »). Cette conception procède de l’idéalisme subjectif cher à Platon.

C. G. Jung n’est curieusement jamais cité par Dardel, mais celui-ci ignore-t-il celui-là ? Jung a clairement montré comment la culture participe d’un renouvellement permanent des archétypes inconscients. Sur ce point, Dardel a suivi Bachelard qui considère « l’image dans son effort littéraire [27] », faite de fougue, d’exaltation et de rêverie sublimée. L’Homme et la Terre est le fruit d’une rêverie profonde non dans le sens péjoratif que lui donne parfois l’expression courante, mais au sens noble, qui transforme le pouvoir onirique en création langagière. « La réalité géographique exige parfois durement le travail et la peine des hommes. Elle le borne et l’enferme, l’attache “à la glèbe”, horizon étroit imposé par la vie ou la société à ses gestes et à ses pensées. La couleur, le modelé, les senteurs du sol, le décor végétal se mêlent aux souvenirs, à tous les états affectifs, aux idées, même à celles que l’on croit les plus émancipées. Mais cette réalité ne prend corps que dans une irréalité qui la dépasse et la symbolise. Son “objectivité” s’enracine dans une subjectivité, qui n’est pas pure fantaisie. Qu’on le nomme rêverie ou piété, un élément soulève la réalité concrète de l’environnement au-dessus d’elle-même, dans un au-delà du réel, et, alors, le savoir se résigne sans peine à un non-savoir, à un mystère » (p. 46-47).

Nous pourrions disserter encore sur les parentés culturelles unissant Dardel aux existentiels allemands, à la pensée mythique et religieuse revue par Mircea Eliade, mais nous ne parviendrions jamais à lever complètement le voile sur ce poème d’amour qu’est L’Homme et la Terre. Un interprète ne doit jamais sonder le cœur du poète ni emprisonner son esprit dans des catégories dogmatiques. « Cet art d’“interpréter” est un jeu de l’intellect, un jeu parfois très amusant, destiné à des personnes avisées mais étrangères à l’art, à des gens qui lisent et écrivent des livres […] mais qui ne trouvent jamais le moyen d’accéder au cœur d’une œuvre d’art parce qu’ils s’arrêtent à l’entrée et essaient toutes sortes de clés sans s’apercevoir que la porte est déjà ouverte [28]. »

Au lecteur de pénétrer à présent à l’intérieur du sanctuaire le plus précieux que la géographie ait conçu depuis des décennies !

 

 

Bertrand LÉVY

 

 

COMPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE

 

Sur la réception de L’Homme et la Terre par les géographes, on lira :

 

— Jean-Bernard Racine, « De l’être et du phénomène dans la pratique de la géographie. Récurrences épistémologiques à la lecture de Dardel », Genève, Géorythmes 4, 1986, p. 7-23.

— Claude Raffestin, « Pourquoi n’avons-nous pas lu Éric Dardel », Cahiers de géographie du Québec, v. 31, n° 84, déc. 1987, p. 471-481.

 



[1] Eric Dardel, L’Homme et la Terre. Nature de la réalité géographique, PUF, Paris, Nouvelle Encyclopédie philosophique, 1952.

[2] Nouvelle édition présentée par Philippe Pinchemel et Jean-Marc Besse, Éditions du Comité des Travaux historiques et scientifiques (CTHS), Paris, 1990.

[3] Gunnar Olsson, « Creativity and Socialization », Conférence sur « Innovation et Société », Nordiska institutet för samhällsplanering, Stockholm-Uppsala, 25-28 nov. 1984, p. 5.

[4] Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique. Trad. de l’allemand par E. Sacre, 1976, p. 251 *(1e éd. 1960). *Editeur ?

[5] Platon, Cratyle (ou sur la justesse des noms, genre logique), écrit vers 385 av. J.-C., trad. et présenté par E. Chambry, Paris, Garnier-Flammarion, p. 377-473.

[6] Ibid. p. 377.

[7] L’École de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine (recueil), trad. de l’allemand et de l’anglais par Y. Grafmeyer et I. Joseph, Paris, Aubier, 1979.

[8] H.-G. Gadamer, Vérité et méthode, op. cit., p. 260.

[9] Novalis, Œuvres complètes, édition établie et traduite par A. Guerne, Paris, Gallimard, 1975, 2 vol. *(1802).

[10] A. Guerne, « Introduction » à Novalis, id. supra, p. 9.

[11] Novalis, Œuvres complètes, Cahiers d’études philosophiques (1795-1796), vol. II, p. 13.

[12] Novalis, Œuvres complètes, p. 14.

[13] ibid., p. 66, n° 97.

[14] ibid., p. 52, n° 17.

[15] Karl jaspers, Raison et existence, Cinq conférences, trad. de l’allemand par R. Givord, Presses Universitaires de Grenoble, 1978, p. 59-60.

[16] Novalis, op. cit., vol. II, p. 55, n° 28.

[17] ibid, p. 55, n° 29.

[18] Platon, Cratyle, op. cit., p. 383.

[19] Gaston Bachelard, La Terre et les Rêveries de la volonté, Paris, José Corti, 1947.

[20] id., La Terre et les Rêveries du repos, Paris, José Corti, 1948.

[21] id., La Terre et les Rêveries de la volonté, op. cit., p. 1.

[22] id., ibid.

[23] id., L’Eau et les Rêves, Paris, José Corti, 1942.

[24] Gaston Bachelard, L’Air et les Songes, Paris, José Corti, 1943.

[25] id., La Terre et les Rêveries de la volonté, op. cit., p. 4.

[26] Ibid., p. 4.

[27] Ibid., p. 7.

[28] Hermann Hesse, « Lettre à un jeune lecteur de Kafka, 9.1.1956 », in Lettres (1900-1962), trad. de l’allemand par E. Beaujon, Paris, Calmann-Lévy, 1981, p. 198.


 

 

Si l’on traverse les jardins du Luxembourg à Paris, de Montparnasse au Quartier latin en suivant l’allée centrale, un peu avant d’arriver au grand bassin et à la pelouse qui s’étend devant le Sénat, on tombe sur la statue élevée en 1906 par la Société d’économie sociale pour commémorer le centenaire de la naissance de Pierre Guillaume Frédéric Le Play. Sur une face du socle on peut lire une liste des fonctions sociales assumées par Le Play: commissaire, à plusieurs reprises, d’expositions universelles, sénateur de la République, sur l’autre, les titres de ses ouvrages: Les Ouvriers européens, La Réforme sociale, La Constitution essentielle de l’humanité
Pourquoi s’arrêter ainsi à la statue de Le Play ? C’est que Le Play a exercé une grande influence sur la pensée et la pratique d’un biologiste, urbaniste, éducateur et activiste culturel d’origine écossaise, Patrick Geddes, dont les idées et les actes constituent, me semble-t-il, une approche de plus du champ et du projet géopoétiques.



Avant de parler plus précisément de Geddes, évoquons la vie, l’œuvre, la pensée de Le Play.

Frédéric Le Play naquit le 11 avril 1806 dans un petit bourg, Rivière Saint Sauveur, près de Honfleur, en Normandie. Élève brillant au collège du Havre, il se trouva très vite sur le chemin de l’École polytechnique de Paris. Après des études intensives en mathématiques, chimie et géologie, il sortit de l’École premier de la promotion des Mines. C’est en tant qu’ingénieur des mines qu’il parcourut la Belgique, l’Allemagne, le Danemark, la Suède, la Norvège, la Suisse, l’Italie, les Provinces danubiennes, la Hongrie, la Turquie, la Grande-Bretagne, l’Espagne, la Russie — voyageant le plus possible à pied, et prenant des notes (géologiques, sociales, économiques) à tout bout de champ. À son premier voyage, en Allemagne, surtout dans la région du Hartz, il couvrit, à pied, six mille huit cents kilomètres, faisant parfois quatre-vingts kilomètres par jour, à la vitesse de huit minutes trente secondes le kilomètre. Amoureux de la précision, comme on vient de le constater, il savait aussi affronter des situations techniques et humaines difficiles. En 1833, rentrant d’Espagne sur un cargo dont le capitaine était fou et l’équipage ivre mort en permanence, il prit le commandement du bateau, fit le point et amena le bateau à bon port. En Russie, après une étude approfondie de terrains carbonifères situés entre la mer Caspienne et la mer d’Azof, il réforma de fond en comble les techniques d’extraction et de préparation locales — prospectant, par la même occasion, des mines d’argent, de cuivre et de fer dans l’Oural. Au moment de la Première Exposition universelle, qui se tint au Crystal Palace à Londres en 1851, il fut membre du jury pour le concours des outils d’acier et de la coutellerie — profitant encore une fois de l’occasion pour établir un rapport économique et social sur une famille ouvrière anglaise (inclus plus tard dans son livre Les Ouvriers européens). Il fut commissaire général de la Deuxième Exposition universelle, tenue à Paris en 1856 dans le palais de l’Industrie, aux Champs-Élysées. Lorsque la Troisième Exposition universelle eut lieu à Londres en 1862, Le Play fut commissaire de la section française. En 1867, il fut le principal organisateur de la Quatrième Exposition universelle, qui eut lieu à Paris. À cette occasion, il élabora un système ingénieux de voies rayonnantes et de zones concentriques afin de donner au spectateur une vue globale de la production mondiale: le long des voies rayonnantes, on pouvait voir tous les produits de telle ou telle nation; tandis que les zones concentriques permettaient l’étude comparative d’un même produit dans le monde entier. Cette exposition fut installée sur le bord de la Seine, entre le pont Royal et le pont d’Iéna. Afin de transporter les visiteurs d’un point à l’autre, Le Play eut l’idée d’organiser un service de bateaux: c’est l’origine des bateaux-mouches. Tout en organisant des expositions, tout en voyageant de lieu en lieu en prenant, inlassablement, des notes, Le Play enseigna la métallurgie à l’école des Mines à Paris, avant d’occuper une chaire d’économie politique au Collège de France. Vers la fin de sa vie, il habitait au n° 6, place Saint-Sulpice, se levant tous les jours à six heures du matin et travaillant régulièrement dix à douze heures par jour dans une grande pièce qu’il maintenant scrupuleusement à une température comprise, très précisément, entre 14° et 15°, et qui avait une belle vue sur la place.

Du point de vue de la géopoétique urbaine, ou de l’urbanisme géopoétique, on peut dire que deux séries d’images stéréotypées (auxquelles la réalité superficielle correspond parfois) couvrent la réalité profonde de Paris: d’un côté, celles d’une ville révolutionnaire et sanguinaire; de l’autre, celles du «Gay Paree». On peut facilement oublier que Paris a toujours été un lieu d’expériences sociales, politiques, économiques. Jeune homme, Le Play assistait volontiers aux réunions d’un phalanstère saint-simonien, à Montmartre, habitude qui lui valut une condamnation par la Haute Cour. Il risquait la guillotine, mais fut pardonné, et exilé aux États-Unis. Il profita de cet exil américain pour rédiger des rapports sur la condition sociale, industrielle et économique des États-Unis, qu’il envoya au Journal des Débats. Fervent de la communication intercontinentale, il proposa la construction de canaux au Panama et au Nicaragua; il fut le premier aussi à parler d’un tunnel sous la Manche…

Avec Le Play, nous avons affaire à un esprit libre, précis et aventureux, capable à la fois d’extravagance (aller rapidement d’un domaine à l’autre, ouvrir un éventail de possibilités, avancer des concepts fertiles, élargir les conceptions du monde) et d’exactitude (ni accumulation de chiffres insignifiants, ni «flou artistique»). Sur le plan socio-politique, si la pensée utopiste l’avait un moment attiré, il allait abandonner ces concepts lourds et faciles que sont Utopie et Révolution (que de constructions inutiles, que d’agitation stérile, que d’entreprises meurtrières!), sans nourrir une quelconque nostalgie pour je ne sais quel ancien régime, sans s’enliser non plus dans le statu quo. Que restait-il donc? Disons: des études de première main, une méthode terre à terre, une sociologie expérimentale, un art social appliqué.

En 1856, Le Play fonda la Société d’économie et de sciences sociales, qui se transforma rapidement pour devenir la Société internationale des études pratiques d’économie sociale. Cette société, fondé sur l’étude du Lieu, du Travail et de la Famille, s’accompagnait de tout un réseau d’organismes locaux, connus sous le nom d’Unions pour la paix sociale. Le Play y voyait une école de progrès social. Là où Auguste Comte élaborait une classification historique des sociétés, là où Durckheim mettait l’accent sur le comportement social et institutionnel, Le Play s’attacha à l’individu. Mais l’individu, disait-il, existe au sein du groupe. Ces groupements peuvent être de divers types: atelier, association, province, État, séminaire — mais l’unité de base pour tous, c’est la famille. La sociologie leplayienne étudie la famille, et en particulier la famille ouvrière, celle-ci représentant pour lui la ligne de base. Le Play distingue trois types de familles: la famille patriarcale (rassemblée sous l’autorité d’un père et autour de lui); la famille-souche (les fils et les filles la quittent, la retrouvent — dans tous les cas, elle reste une référence); la famille instable (sans héritage consistant, dénuée de cohérence, informe et agitée). Pour ce qui est de la méthode, puisque Le Play se méfie des systématisations théoriques et de la statistique, puisqu’il tient à éviter les généralisations précoces, il se tourne vers la monographie. Fondée sur l’observation directe et sur des questionnaires concernant l’environnement, les croyances, l’idéal de vie, les mœurs, l’emploi, les occupations, le budget, les moyens d’expression, etc., la monographie leplayienne s’efforce de sonder avant de fonder. Elle a ses limites, mais elle ouvrait un champ d’investigation.

Certains des disciples de Le Play allaient mettre ses idées en pratique, en développant parfois à la fois sa typologie et sa méthode. C’est ainsi que Butel, dans sa monographie de la vallée d’Ossau, se demande, nouvelles observations à l’appui, si la famille pyrénéenne est vraiment une «famille souche», comme avait prétendu Le Play. Quant à Henri de Tourville, travaillant d’après une idée encore latente dans le texte Les ouvriers européens, il allait développer la notion d’une «formation famille particulariste». Dans cette formation, que les fils et les filles vont quitter afin de trouver leurs voies personnelles, l’accent est mis sur l’initiative individuelle. À la suite de Le Play et de Tourville, Edmond Demolins allait faire une distinction entre la formation «communautaire» (dépendance vis-à-vis de la collectivité, de l’État) et la formation «particulariste» (où le groupe est secondaire par rapport à l’individu), en insistant sur le fait que la formation particulariste ne signifie pas un individualisme forcené, puisque le particulariste peut décider, en toute autonomie, de fonder ou de s’affilier à une association — à la condition, bien sûr, que l’association soit fondée sur la dynamique individuelle. Afin de développer et de répandre l’idée particulariste, Demolins fonda en 1899 l’École des roches. En tant que géographe, il avait tendance à insister (mais sans en faire un déterminisme absolu) sur l’influence que l’environnement géographique peut exercer sur le développement de l’individu. Sur cette ligne-là, on trouve des études sur tel ou tel type familial ou régional: par exemple, Le Paysan des fjords de Paul Bureau. D’autres études portaient plus particulièrement sur l’économie, prévoyant l’essor d’une économie qui ne serait ni individualiste, ni collectiviste, mais fiscale — celle que nous connaissons actuellement.

En un mot, de la synthèse originelle de Le Play: «Lieu, Travail, Famille», et au moyen de sa méthode monographique, surgissait tout un corpus d’études portant sur la structure sociale, l’environnement géographique et les systèmes d’économie.

C’est ici qu’entre en scène Patrick Geddes.

À l’âge de vingt ans, en 1874, Geddes avait quitté son lieu natal, la petite ville de Perth, pour faire des études de botanique à l’université d’Édimbourg. Il lui suffit d’une semaine pour se rendre compte que la méthode d’enseignement alors en vogue dans cette matière («apprendre par cœur des listes de plantes momifiées») ne lui convenait pas du tout, et il rentra chez lui, pour marcher sur les collines, lire des livres et réfléchir. C’est quelque temps plus tard seulement qu’il eut l’occasion de partir suivre les cours de biologie de T. H. Huxley à Londres.

Huxley était l’homme qu’il lui fallait: savant, auteur, inspirateur. Voici quelqu’un qui prononçait des conférences publiques sur des thèmes aussi provocants pour l’époque que «L’homme et les autres animaux», où il se moquait ouvertement de tous les fondamentalismes, et qui écrivait des livres où il abordait des questions aussi générales que La place de l’homme dans la nature (1863). Et Huxley savait aussi enseigner: autant Geddes s’était jusque là ennuyé dans le contexte de l’enseignement, autant, maintenant, il était enthousiaste. Dans un essai, «Huxley éducateur», il dit que les cours de Huxley portaient, certes, sur la biologie, mais d’une manière très large, et que, d’une manière expressive, il ouvrait en fait des perspectives sur «la physiologie générale de la Nature — l’écologie.» Quant à Geddes lui-même, il s’intéressait de plus en plus à la frontière entre la plante et l’animal, telle qu’on la voit, par exemple, dans les «cellules jaunes» des radiolaires. Ses études avançaient bien, mais s’il appréciait Huxley, il appréciait nettement moins Londres, et très tôt il avait annoncé que, le moment venu, il irait poursuivre ses études «sur le Continent». Après avoir vainement essayé de le garder auprès de lui, en le faisant nommer à un poste au University College de Londres, Huxley prit le parti, au printemps 1877, de l’envoyer à Roscoff, en Bretagne, où le professeur Lacaze-Duthiers de la Sorbonne avait fondé une station de biologie marine. Geddes y retourna l’été 1878, afin d’approfondir ses recherches sur un certain ver primitif que l’on trouve sur les plages bretonnes. Il suivit alors le professeur Lacaze-Duthiers à Paris, où il publia, en français, son mémoire: «Sur la chlorophylle animale et la physiologie des planaires verts», tout en suivant les cours de Lacaze-Duthiers à la Sorbonne, ainsi que celles de Wurtz et de Gautier à l’École de médecine.

En France, d’une manière générale, et à Paris en particulier, Geddes était comme un poisson dans l’eau. Il ne tarissait pas d’éloges. Dans un manuscrit, «Étudiant à Paris», il écrit ceci:

«L’université et la ville étaient chacune plus riche en impressions, en expériences et en impulsions que tout ce que j’avais connu jusqu’alors […] Il y avait l’énergie et la générosité de Lacaze et des autres professeurs. Il y avait l’intensité surhumaine de Pasteur. Le vieux patriarche Chevreul lui aussi (à quatre-vingt-dix ans, il dirigeait toujours le Jardin des plantes) reste extraordinairement vivace dans mon souvenir. Jamais je ne pourrai dire d’une manière adéquate ma reconnaissance […] Et quelles conversations informées et vives partout! Il y avait également Ernest Renan. Je n’ai assisté qu’à une seule de ses conférences, mais elle a suffi pour me donner une idée de ce que peut être un esprit puissant, divers et subtil. C’était pour moi un moment de renouvellement total.»

À maintes reprises, dans ses lettres et au cours de conférences (je pense en particulier à une conférence prononcée en 1910 à Chicago: «La vraie France»), Geddes revint sur ce thème. Les éléments qu’il appréciait par-dessus tout dans la culture française étaient: une liberté morale, une vivacité intellectuelle et une éthique de l’action. «Qu’apprend-on de plus à Paris ? Eh bien, que sa clarté d’esprit qui n’a pas son égale ailleurs dans le monde et son excellence artisanale se sont développées en suivant un seul précepte: faire une bonne journée de travail. Car Paris, il faut le dire, est la plus travailleuse des grandes villes.» À partir de son premier contact, Geddes n’avait de cesse d’essayer de renouveler les vieux liens intellectuels et culturels entre l’Écosse et la France. En 1900, dans le sillage de l’Exposition universelle à Paris, il réussit à créer une «assemblée internationale», où figuraient entre autres Pasteur et Renan, dans le but de faire renaître le vieux Collège des Écossais de la rue du Cardinal-Lemoine. À partir de 1924, cette idée de fonder un nouveau Collège des Écossais devenait une obsession. Il put à un moment donné acquérir une maison située à Assas, à quelques kilomètres de Montpellier, qui lui semblait le lieu idéal pour son projet: «Collège des Écossais, garrigue des Brusses, Montpellier, Hérault, France». Le collège serait situé géographiquement entre la station météorologique de l’Aigoual, dans les Cévennes, et la station de biologie marine de Sète. De plus, il serait en rapports intellectuels étroits avec des centres de culture et des sociétés savantes à Arles, Nîmes, Avignon, Tarascon, Béziers et Narbonne. Et le contact serait permanent entre le Collège des Écossais (ni une coterie, ni un parti, mais «un groupe évolutionnaire») et, par exemple, l’École d’archéologie des Eyzies et l’École régionale de la Dordogne, dirigée par Paul Reclus, le fils d’un de ses vieux amis, l’ethnologue Élie Reclus, frère du géographe Élisée Reclus. Autour du Collège des Écossais, Geddes envisageait un Collège des Américains, un Collège des Indiens — en fait un collège pour tous les groupements humains de la planète. Rassemblés là, dans «la région incomparable du Languedoc», ils feraient de l’endroit «un croisement de routes, un point stratégique du savoir et de la culture», capables à la longue, de créer l’équivalent de la vieille culture occitane…

Pour Lewis Mumford, disciple de Geddes, auteur de La culture des villes (1938), ce projet était «un éléphant blanc», c’est-à-dire un rêve extravagant. Eh bien, vive les éléphants blancs! Sans eux, le monde serait plus pauvre, et nettement moins intéressant.

Mais, rêves et projets à part, revenons au cheminement existentiel et intellectuel de Geddes.

C’est au moment où une carrière de biologiste, qui promettait d’être brillante, s’ouvrait devant lui qu’une rupture se fait dans sa progression. Il semble qu’il abandonne la biologie. L’abandon, en fait, n’était que superficiel — l’année même avant sa mort, il publie, en collaboration avec J. Arthur Thomson, Life: Outlines of General Biology («La vie: esquisse de biologie générale»). Mais il est vrai qu’autour de 1878, 1879, le champ de ses intérêts et de ses activités se complexifie et qu’à la place d’une recherche sectorielle, quelque chose de plus large, de plus difficilement définissable, s’installe. Il y a à cela deux raisons: l’une d’ordre technique, l’autre d’ordre intellectuel.

Dans la famille Geddes, une certaine faiblesse oculaire était fréquente, faiblesse accentuée chez Patrick par des mois d’intense travail au microscope. Ajoutez à cela la luminosité aveuglante du plateau mexicain, où Geddes se trouvait en 1879, chargé d’une mission géologique, botanique et zoologique. Le résultat fut une cécité temporaire, qui exigeait dix semaines de convalescence dans une obscurité totale. C’est à ce moment-là qu’en tâtant le cadre et les barreaux d’une fenêtre Geddes eut l’idée de ses «machines à penser»: ces grilles (à neuf cases, pour commencer), ces schèmes graphiques qui allaient lui permettre de mettre en rapport et de coordonner des éléments d’information et de pensée divers. Par exemple, en mettant LIEU dans la première case d’une grille de neuf cases, TRAVAIL dans la cinquième, et GENS dans la neuvième, et en complétant la case un par les cases deux et trois qui ajoutent à LIEU les autres facteurs, et ainsi de suite, on obtient un schéma complexe de la vie pratique où l’on voit à l’œuvre la géographie, l’anthropologie et l’économie:

LIEU

LIEU-TRAVAIL

LIEU-GENS

TRAVAIL-LIEU

TRAVAIL

TRAVAIL-GENS

GENS-LIEU

GENS-TRAVAIL

GENS


En agrandissant les schémas (Geddes allait remplir jusqu’à 144 cases), et en enrichissant les éléments d’information, on arrive à des conceptions de plus en plus complexes et fertiles. Mais pour en revenir à la première grille de neuf cases, et à la triade Lieu-Gens-Travail, celles-ci sont venues directement de la triade Lieu-Famille-Travail de Le Play. Mais il est significatif qu’à «Famille» Geddes substitue «Gens», notion à la fois plus large et plus floue.

Geddes était entré en contact avec la pensée de Le Play lors de son année parisienne. Un jour, dans la rue Jacob, il remarqua une affiche qui annonçait des conférences par un certain Edmond Demolins (disciple, comme je l’ai dit plus haut, de Le Play) sur «La nouvelle science sociale». Intrigué, Geddes assista à une des conférences de Demolins — et ce fut pour lui une révélation. Il faut dire que son terrain mental était déjà en partie préparé. Pendant ses années d’étude sous la direction de Huxley, il avait suivi le mouvement de toute la pensée la plus avancée de l’époque. Parmi les auteurs qui l’attiraient le plus (Huxley lui-même ne les appréciait guère) se trouvaient Herbert Spencer et Auguste Comte. Ce qui intéressait Geddes chez Spencer, c’est que, à l’encontre des darwinistes purs et durs (Huxley était de leur nombre) qui ne voulaient voir dans l’évolution naturelle qu’une compétition acharnée, meurtrière et la persistance du plus apte, Spencer y voyait aussi, tout en ne négligeant pas les autres facteurs, des signes de coopération. Quant à Comte, ses idées étaient dans l’air en Angleterre depuis la publication par John Stuart Mill en 1865 de son Auguste Comte and Positivism. Geddes avait lu ce livre, en même temps que certaines œuvres de Comte lui-même, et il avait pris contact avec le groupe des positivistes anglais dirigé par Richard Congreve. La science sociale comtienne intéressait Geddes pour plusieurs raisons. D’abord, il y voyait une tentative de cohérence globale, qui lui semblait faire horriblement défaut ailleurs dans la société moderne. Et puis, il aimait le slogan: «Induire pour déduire afin de construire.» Il était fasciné aussi par la classification que Comte opérait dans l’histoire sociale humaine (du théologien-militaire à l’étatique-individualiste, et de là au techno-scientifique). Et pour finir, il était intrigué par l’idée que les mathématiques, la physique, la chimie, la biologie ne devaient être conçus que comme des études préliminaires, en vue d’une nouvelle science sociale. Quant à Le Play qui, comme on l’a vu, jugeait Comte trop systématique et trop abstrait, sa pensée aurait pu avoir une influence considérable en Angleterre en générale et chez Geddes en particulier dès cette époque, mais elle était inconnue. Même l’Edinburgh Review, en général très au fait des développement intellectuels en France, n’en faisait aucune mention. Il a fallu la découverte par Geddes de la pensée de Le Play à Paris même pour que celle-ci puisse jouer le rôle qui lui revenait. Certes, il l’a adaptée à ses propres besoins. Il laissa de côté l’étude des budgets familiaux et celle de la distribution des pouvoirs à l’intérieur de tel ou tel type de famille, pour se concentrer sur la triade Lieu-Famille-Travail (qu’il traduit, comme on a pu le voir, par Lieu-Gens-Travail). Si cette triade lui semblait particulièrement opératoire, c’est qu’elle était proche aussi de la triade qu’il connaissait en biologie: environnement, fonction, organisme. À partir de là, Geddes allait développer l’idée de la monographie régionale qu’il avait trouvée chez Le Play, en développent, par exemple, son fameux diagramme de la Valley Section («Coupe d’une vallée»): on y suit le mouvement d’une rivière de sa source à son embouchure, la région montagnarde habitée par le chasseur, le mineur, le berger, la région du milieu par le fermier et le forestier, la région côtière par le pêcheur et le commerçant. Mais tout en se plongeant dans des monographies, Geddes ne perdait jamais de vue la conception globale qui l’avait marqué dans sa lecture de Comte. En fait, il allait considérer son travail sociologique comme une tentative de combiner la pensée de Comte et celle de Le Play. Voici ce qu’il écrivait dans The Sociological Review en 1918: «La science sociologique est née quand Auguste Comte […] conçut le long déroulement de l’histoire humaine comme le conflit entre quatre types sociaux: le Peuple, les Chefs, les Intellectuels et les Émotifs — leur conflit, parfois leur coopération. En même temps, Frédéric Le Play […] était en train de révéler la diversité des formes régionales et leur importance géographique et économique. Ce que l’on attend maintenant, c’est l’unification de ces deux points de vue.»

Dès 1890, Geddes enseignait la sociologie à Édimbourg. En 1903, avec Victor Branford et quelques autres, il fonda, à Londres, The Sociological Society, qui avait débuté comme un simple groupe d’études essayant d’approfondir et de mettre en pratique l’œuvre de Comte et de Le Play. En 1908 parut le premier numéro de The Sociological Review. Le Play y était peu présent, mais en 1912 parut la traduction d’une des monographies qui avait fait partie des Ouvriers européens, et en 1920, une courte biographie. Il fallut attendre 1936 pour que paraisse une traduction au moins partielle des Ouvriers européens (Family and Society, Zimmerman). Pendant ce temps, on traduisit les livres de certains de ses disciples: un groupe de travail de la Sociological Society consacra par exemple deux ans à la traduction du livre de Demolins: Comment la route crée le type social. Et la Sociological Review publia d’autre études de ce genre (basés sur la triade: Lieu-Gens-Travail): «Norwegian studies» (1924), «The Brenner Region» (1927), «Rome, Past, Present and Possible» (1927). Mais que ce soit à travers ses propres écrits ou à travers ceux de ses disciples, Le Play restait l’inspiration principale. Quand la Sociological Society s’installa dans de nouveaux locaux en 1920, on baptisa ceux-ci: Le Play House. Quand la Le Play Society, qui avait débuté à la section de géographie de l’université de Londres, fut fondée en 1930, la référence principale restait toujours explicite, la méthode de Le Play était considérée comme la meilleure pour étudier, en interaction, paysage, installation sociale et types humains. Là encore, les études se succédèrent à vive allure: «Luxembourg Studies» (1933), «Les Eyzies and District» (1934), «Polish Studies» (1934), «Eastern Carpathian Studies» (1936), «Scandinavian Studies» (1938).

Patrick Geddes était l’instigateur et le principal animateur de tout ce mouvement. Mais au moment où il atteignait son rythme de croisière, lui-même était déjà ailleurs. Que faire d’un sociologue qui se permet de parler de «la sociologie de l’automne»? Il faut le suivre dans un autre «champ».

Dans cet essai étrange et attirant, «La sociologie de l’automne», Geddes reformule la conception de l’évolution humaine qu’il a prise chez Le Play: à savoir que l’environnement — le sol et le climat — détermine toutes les formes primaires du travail, qu’à son tour la nature de ce travail détermine la forme de la famille, que la forme familiale introduit à la structure de la société et que la structure sociale influence fortement, si elle ne détermine pas, l’individu dans sa vie et dans sa pensée. Mais à partir de ce moment, Geddes va insister de plus en plus sur le possible. Il arrive, dit-il, qu’un individu réussisse à jeter un coup d’œil par la «fenêtre étroite» de son existence, momentanément conscient de possibilités latentes — mais la plupart du temps on l’arrachera de ce moment de vision pour le conduire «à l’atelier, au lit ou à la table». De ceux qui, malgré tout, restent obstinément à leur fenêtre, la plupart se consacreront à l’une ou à l’autre spécialité de telle discipline donnée. Il existe pourtant aussi la possibilité d’ouvrir, au-delà de toutes les «fenêtres étroites», au-delà de toutes les disciplines séparées, «une vue plus large de la nature et de la vie». On assiste alors à des «conceptions synthétiques», où l’art et la science, la physique et l’esthétique, l’économie et l’éthique convergent et se conjuguent — comme chez Léonard de Vinci, par exemple. En partant de sa propre époque, Geddes déclare que et le matérialisme et le spiritualisme (ces résultats jumeaux d’un dualisme mécanique) ont fait leur temps, et que la voie est ouverte à une «discipline unitaire» (complexe, certes, mais ni labyrinthique ni chaotique), qui introduise à «un cosmos en évolution, un Uni-vers en mouvement.»

À l’encontre de la dialectique de l’action et de la réaction, à l’encontre de toutes les conceptions myopes proposées au nom d’un réalisme immédiat et local, Geddes propose, non pas de l’imaginaire (qui joue le rôle de compensation, en l’absence de pensée nouvelle), non pas une projection utopiste, mais ce qu’il appelle «reality-vision», la réalité-vision étant une activité de l’esprit qui dépasse les pouvoirs à la fois du réalisme et de l’imaginaire. Tout en contournant les spécialisations étroites, cette vision ne se dissocie pas de la connaissance scientifique: elle emploie volontiers, du côté de la mathématique, les équations algébriques simples et la géométrie élémentaire, et, du côté de la physique et de la biologie, quelques notions concernant, par exemple, la conservation et la dissipation de l’énergie et les fonctions de l’organisme vivant. De telles connaissances préliminaires s’ouvrent par la suite à la sociologie et à l’économie, qui, à leur tour, débouchent sur l’esthétique: «Nous arrivons ainsi au paradoxe suivent: la fonction de l’économie physique pratique est de discuter des moyens d’augmenter, non pas tant le pain que l’art.»

Pour ce qui est de sa propre insertion socio-économique, Geddes avait été laborantin en botanique à Londres, ensuite assistant en botanique pratique à Édimbourg. Ce fut alors qu’un philanthrope écossais, Martin White, qui s’intéressait à l’éducation expérimentale, créa pour lui à l’université de Dundee une chaire spéciale, dont l’avantage principal était que Geddes pouvait concentrer tout l’enseignement qu’on lui demandait dans l’espace de trois mois (d’avril à juin), étant libre de consacrer le reste de son temps à des recherches personnelles et à des voyages. Il en profita au maximum.

Une grande partie du temps, il transportait de lieu en lieu son exposition urbaniste, sa Cities Exhibition. Il voyait en elle une contribution majeure à ce qu’il appelait une «sociologie active» qui libérerait la pensée et l’action de la politique des partis, de l’imbroglio des nationalismes, et de la systématisation marxiste. La Cities Exhibition se donnait pour tâche non seulement d’analyser l’histoire des villes et de créer des conditions de vie citadine plus agréables, plus intéressantes, mais aussi d’élaborer des programmes de groupes d’études, d’associations, d’institutions de toutes sortes qui tenteraient de promulguer cette intensification de la vie qu’apporte une culture vivante. Il colportait de telles idées d’Édimbourg à Bombay, en passant par Dundee, Dublin et maintes autres villes. À Dumfermline, il élabora un plan d’étude pour «des parcs, des jardins et des institutions culturelles». À Dundee, il créa un jardin botanique, le paysagisme (ce qu’il appelait «l’écriture des jardins») étant une de ses vieilles amours. In Inde, où il allait occuper une chaire de sociologie à l’université de Bombay, il réunit autour de lui le physicien J. C. Bose et le poète Rabindranath Tagore, avec l’idée de persuader Gandhi d’effectuer «une réorganisation des sciences de l’évolution».

En plus de ses expositions et de ses exposés, de ses cogitations et de ses conférences, dans le but de rendre disponibles des «livres vivants» se situant en dehors de la masse contemporaine de «la littérature», il décida de fonder une maison d’édition. Il y publia une revue (The Evergreen) et trois séries de livres: une série sur l’évolution, une série sur les arts plastiques et une série sur la poésie. Geddes était bien conscient du fait que ce qu’il tentait de faire était le commencement d’un commencement: «Nos écrivains n’ont jusqu’ici réalisé qu’une part infime de leurs potentialités.» Quant à sa revue, elle était basée sur l’idée d’un «retour à la nature», ce slogan constituant un appel constant «auquel chaque époque doit répondre à sa manière». Ce XIXth century avait répondu d’une manière grandiloquente en termes de Science, d’Industrie, de Littérature et d’Arts — «pourtant, beaucoup de solutions manquent encore». Pour les trouver, il fallait pénétrer plus loin dans «le monde extérieur», celui des autres animaux, des plantes et des roches.

Il y avait donc la cité, l’univer-sité (par ce mot, je veux indiquer ici l’ensemble des institutions culturelles) et l’univers lui-même.

C’est à cette triade que Geddes consacra son Outlook Tower (tour des perspectives), la réalisation concrète de la «tour ouverte» qu’il avait évoquée dans son essai sur «la sociologie de l’automne». Située sur les hauteurs d’Édimbourg, cette tour, où Geddes rassembla tous ses documents, tous ses dossiers, allait devenir le symbole même de tout son travail. Il la voulait en rapports étroits avec d’autres institutions du même genre à travers le monde entier. Depuis 1892, il avait pour habitude d’inviter à Édimbourg pour faire des conférences ceux qu’il considérait comme les esprits les mieux informés, les plus éclairés de son époque: psychologues, anthropologues, sociologues, géographes, ethnologues, philosophes — nommons, entre autres, Élisée Reclus, Kropotkine, Haekel, Paul Desjardins, Edmond Demolins, William James. Dès lors, il les invitait à son Outlook Tower (qui contenait aussi une «inlook tower» — une chambre nue consacrée à la méditation). Mais avec le passage du temps, il voyait la Tour aussi comme une étape. En 1902, il élabora avec le géographe Bartholomew un projet pour un Institut national de géographie, qu’il voyait comme une «super Outlook Tower». Et dans une lettre il décrit l’Outlook Tower n° 1 comme le prototype de «cette grande citadelle de la culture à laquelle [il a] souvent rêvé mais dont [il doit] laisser la construction à d’autres».

Pendant tout ce temps, Geddes tenait à développer et à affiner sa terminologie, s’efforçait de trouver des mots adéquats à sa vision, des mots pour définir la «discipline unitaire» qu’il envisageait.

Pour que des esprits faciles ne rejettent pas son projet comme «utopique», il précise que ce n’est pas l’utopie qui l’intéresse, mais l’eu-topie (le bon lieu). Quant à l’époque qui, selon lui, devait faire suite à l’époque scientifico-industrielle, il l’appelle parfois «etho-politique» (etho-polity), parfois «ethicosmique» (ethicosm). On le voit aussi employer tour à tour: «psychorganique» (psychorganic), «eu-psychique» (eu-psychic), «biosophique» (biosophical), et «polito-génique» (eu-polito-genics, la science de la bonne cité). Rien de tout cela n’est très satisfaisant, mais on voit bien où il voulait en venir. À l’intérieur de cette nébuleuse sémantique globale, on trouve un cercle intérieur où règne un vocabulaire technique plus précis: «paléotechnique» (paleotechnics), «néotechnique» (neotechnics), «biotechnique» (biotechnics) et «géotechnique (geotechnics)». Par «paléotechnique», Geddes entendait le gâchis de la révolution industrielle: l’exploitation effrénée des ressources naturelles et humaines, des paysages dévastés, des villes mégalopolitaines pleines d’usines, de bureaux et de taudis, des vies humaines jamais développées. Quant à la «néotechnique», elle signifiait: énergies non polluantes et le besoin de réconcilier l’utile et le beau, l’agglomération urbaine et le paysage naturel ou lié à un labeur primaire. Par «biotechnique», il entendait les moyens pour promouvoir une pensée vive et vivifiante, qui ouvrirait la porte à des existences plus épanouies. Et, enfin, la géotechnique devait être l’étude qui permettrait à l’être humain d’apprendre comment habiter pleinement la terre.

Dans une lettre de 1917 à Victor Branford, Geddes parle de la nécessité de devenir de plus en plus «ouvert». Cela signifiait: aller au-delà de l’urbanisme de la sociologie, des diagrammes et même de l’Outlook Tower, sans les abandonner complètement, mais en les intégrant à une unité de plus en plus complexe, de plus en plus fine. Ce qu’il proposait désormais, c’était une plongée dans «le fleuve de la vie cosmique», qui permettait de transcender «nos conceptions micro-cosmiques et locales». De plus en plus il voulait dépasser les études civiques et géographiques pour aborder, au moyen de la «bio-psychose» (il entendait par là un dépassement de la dialectique sujet-objet), ce qu’il appelait l’«autogénèse» (actual autogenetic process).

C’est à des moments particulièrement intenses de sa vie (par exemple, en 1922, dans l’Himalaya), où il sentait que sa conception à la fois profonde et ouverte des choses semblait sur le point de se profiler à l’horizon, que Geddes sentait le besoin d’une expression poétique. À ces occasions-là, il ne savait pas très bien ce qui lui arrivait. Parfois, en se moquant de lui-même, il parle d’«exclamations bardiques». À d’autres moments, plus théoriques, il considère que le fondement de la pensée et de l’action doit être la poésie. À d’autres encore, il voit l’énergie pratique, l’intelligence rationnelle et l’émotion artistique se rejoindre dans une unité plus haute — «comme les trois couleurs qui composent la lumière blanche». Afin de préciser ce qu’il entendait par poésie, rappelons que pour lui, l’essai de Goethe sur la morphologie n’est pas seulement le sommet de ses recherches scientifiques mais «sans doute le plus grand de ses poèmes».

C’est dans ce contexte ultime des travaux de Patrick Geddes que nous abordons, de toute évidence, aux rivages de la géopoétique.

 

Kenneth WHITE

 

Lettre sur les origines de la géopoétique [1]

 

1.

Si une grande partie du travail que j’ai effectué concerne le littoral (rivage, côte, grève, plage…) – à tel point qu’il m’est arrivé de parler de littoralité (ce qui, dans mon esprit, donnait un espace physique à la littérature, et une force orale au langage écrit) – c’est, je pense, pour plusieurs raisons.

D’abord, nous y sommes près des origines biologiques, et on ne peut y ignorer les rythmes primordiaux. Dans cet espace-là, nous avons un pied dans la société humaine (espace habité, inscrit), et l’autre dans le cosmos, le chaos-cosmos, le chaosmos, non-humain. C’est sans doute pour cela qu’un vieux texte appartenant à la tradition que je porte, peut-être, dans la moelle de mes os, texte qui s’intitule Imacallam in da thuarad («Le dialogue des deux lettrés») dit ceci: «Le rivage a toujours été le lieu de prédilection des poètes.»

Ensuite, né et élevé sur le rivage atlantique de l’Europe, très précisément sur la côte ouest de l’Écosse, sa topographie est inscrite dans mon cerveau. Je suis loin de croire que le paysage originel d’un individu dicte nécessairement son paysage mental: avec une intelligence énergique et un esprit de découverte, il peut en venir à penser, à l’encontre de toute fixation localiste et de toute idéologie identitaire, que d’autres paysages physiques sont plus intéressants. Mais c’est un fait que la côte ouest de l’Écosse a de quoi attirer et inspirer l’esprit. On se souviendra de l’idée proposée par Humboldt dans Cosmos selon laquelle la topographie même de la côte d’Hellas, cette multiplicité de promontoires et d’îles, de criques et de baies, a joué un grand rôle dans la genèse du «miracle» intellectuel grec. Or, la côte ouest de l’Écosse, avec son contour hautement irrégulier et ses centaines d’îles, possède une topographie semblable.

En troisième lieu, maintenant que nous recommençons à entendre parler du concept d’«Europe» je pense qu’il serait bon pour le continent de jeter un coup d’œil vers l’Ouest, de prendre en considération son ouverture atlantique, assez négligée, du moins en France. Se voulant un pays «latin», la France s’est tournée trop exclusivement peut-être vers la Méditerranée. Elle y cherche une identité. À une époque d’instabilité cosmopolitique, de standardisation universelle, on peut comprendre ce repli sur des havres de culture ancienne, tout en se disant que l’on a affaire à un blocage. Que l’on com-mence dans la Méditerranée, soit – c’est un espace fascinant. Mais celui-ci montre depuis des siècles des signes d’épuisement, et même aux premiers siècles, on en sortait: Phéniciens, Pythéas, moines errants… Au-delà du discours identitaire, au-delà des cultures-clôtures, où l’on étouffe, il peut y avoir un espace de respiration, un lieu de mouvements oubliés, voire inédits, peut-être, qui sait, un nouveau sens de la culture.

C’est avec de tels nuages d’idées en tête (météorologie mentale) que j’arpente depuis de longues années (cet arpentage s’accompagnant d’art et de pensée) le littoral atlantique.

2.

En termes de civilisation, cet Ouest atlantique de l’Europe a été marqué par deux facteurs: une destinée négative (j’emprunte la notion au géographe Le Lannou : «Il n’y a entre nos finistères atlantiques d’autre unité qu’une communauté de destins somme toute négatifs») et une révolution industrielle. Ces deux facteurs: d’un côté, l’isolement d’une région finistérienne économiquement archaïque, de l’autre, une explosion industrieuse économiquement violente, peuvent sembler totalement antinomiques, mais il existe entre eux, me semble-t-il, des liens profonds En drainant la population active vers les grands centres, la révolution industrielle a contribué à l’isolement, qui n’est pas nécessairement négatif en soi: l’isolement peut être un atout. C’est quand il devient esseulement qu’il devient réellement négatif. Quant aux origines profondes de la révolution industrielle, je proposerais cette idée-ci: divorcés d’avec toute sensation de la terre par une idéologie ou une religion (le puritanisme, par exemple), des esprits actifs vont se mettre à imaginer et à inventer. C’est un fait assez connu, par exemple, que les Britanniques (Écossais souvent en tête) furent aux avant-postes de la révolution industrielle. Passons rapidement sur les problèmes d’identité provoqués par l’arrachement et l’esseulement, et sur les tentatives (romantiques) pour faire revivre d’antiques traditions (tout un folklore, souvent fantaisiste). Il a été dit, par exemple, à propos de l’Irlande, et en Irlande même, que si la perte du gaélique était une tragédie, la tentative faite pour le préserver était une farce. Tragédie et farce, isolement et violence, silences et explosions – ce portrait géo-psychologique s’applique, à des degrés divers et avec des manifestations diverses selon les micro-régions, à toute la périphérie du Grand Ouest européen. Autrement dit, cette région n’a pas encore trouvé sa cohérence, sa composition, sa poétique (tout en maintenant une sorte de poéticité floue et, bien sûr, toutes sortes de petites poésies localistes).

Or, l’autre jour, je me tenais sur les bords d’Atlantic Quay, à Glasgow, d’où il est facile de voir combien la situation civilisationnelle a changé: il y a nettement moins d’usines crachant une fumée jaune ou noire, et les grues des chantiers navals se dressent dans le décor comme des squelettes dans un musée d’histoire naturelle – ou comme des œuvres d’art. Il est évident que nous sommes en train de quitter la phase industrielle de la civilisation pour aller vers autre chose : une ère «post-industrielle», marquée par deux activités considérées comme essentielles: l’information et la culture. Mais «culture», il faut toujours se le rappeler, ne signifie pas production de plus de livres, ou création d’un orchestre supplémentaire, et si l’information doit être facteur de culture, il faut qu’elle devienne «enformation».

Dans Le Destin des civilisations, Léo Frobenius avance une hypothèse intéressante. Selon lui, après la «conquête mécanique» du globe, à la suite de la civilisation techno-économiste, devrait avoir lieu un grand tournant. Et, toujours selon lui, puisque les peuples du littoral atlantique furent en grande partie responsables de cette phase techno-économiste de la civilisation, puisque c’est sur le littoral atlantique que celle-ci avait pris son essor, c’est là aussi qu’on verrait non seulement les premiers signes de sa fin, mais, peut-être, les commencements d’autre chose – autre chose que de simples réactions à la phase techno-économiste de la part de ceux qui se sentaient lésés par elle, atteints dans leur «identité», etc. (je prolonge un peu son argumentation). Ce qui «devrait», ce qui pourrait commencer, serait une culture mondiale (Weltkultur) qui correspondrait à l’économie mondiale déjà plus ou moins en place. Cette culture aurait trois caractéristiques principales:

1) Elle serait fondée sur un type de pensée libérée à la fois du rationalisme français, du réalisme anglais et du matérialisme nord-américain.
2) Elle saurait opérer une orchestration de toutes les cultures.
3) Cette pensée elle-même serait ouverte à l’intuition directe, à des «saisissement» du dehors, ce qui exigerait une «attitude orientale».

Je pense qu’il serait relativement facile d’obtenir un accord général sur la nécessité de sortir du rationalisme, du réalisme et du matérialisme (tout un mouvement s’y efforce depuis un siècle) – sans tomber dans l’irrationnel, l’irréel ou la «spiritualité» (tout un pan de notre civilisation s’y vautre)… Quant à une «attitude orientale», qui ne signifie ni conversion à des croyances, ni importation pure et simple de systèmes codifiés, mais sûrement l’étude de principes et de voies autres que ceux de l’Occident, c’est une chose à laquelle je m’intéresse depuis longtemps. Dans un essai de La Figure du dehors («Le zen et les oiseaux de Kentigern») j’ai même tenté de démontrer comment cette «attitude orientale» peut trouver sur le littoral de l’Ouest un terrain d’élection. C’est sur la notion d’«orchestration des cultures», et sur le mouvement vers une culture mondiale, que l’on risque d’achopper, car d’aucuns voudront n’y voir qu’une sorte de melting-pot uniforme. Une telle orchestration est un travail poétique, ce qui explique d’abord pourquoi ses réalisations sont rares (quelques œuvres de la modernité finissante allant dans ce sens en musique, en arts plastiques, et en littérature existent pourtant), ensuite, pourquoi ces manifestations, quand elles existent, sont difficilement intégrables à la société, qui vit, normalement, soit sur des modèles classiques, soit sur des futilités. Ces œuvres que j’évoque sont comme les îles d’un archipel qui n’existe pas encore. Elles existent dans un no man’s land. En attendant, chaque nation, chaque «communauté culturelle» établie, essaie, en produisant «de la culture», de se persuader qu’elle a encore «une culture», en se disant, peut-être, intimement, dans des moments fugitifs de lucidité, que si tout cela n’a rien de très important, c’est du moins respectable… Il en va autrement si l’on veut qu’il y ait un monde, et non seulement un commerce pseudo-culturel. Si, pour commencer, la mondialisation, qui me semble pourtant l’horizon souhaitable, est un trop gros morceau, on peut d’ores et déjà considérer quelques aires de culture. En prenant la Méditerranée comme grande aire culturelle, et non seulement comme réservoir de culture classique, il faudrait considérer non seulement les apports grecs, romains, juifs et arabes, mais aussi ceux des Perses et des Phéniciens (de Tyr et de Carthage), ainsi que de tous ces peuples obscurs des côtes et des îles qui ont laissé des traces (à Malte, en Sardaigne, dans l’Espagne méridionale, dans les Baléares) qui ne s’insèrent aucunement dans le cadre de la culture classique.

L’«aire» que je voudrais explorer ici est celle du littoral atlantique, depuis, disons, le Portugal jusqu’aux Hébrides, et plus particulièrement depuis le nord du golfe de Gascogne jusqu’à l’île de Lewis – disons, de Biarritz à Stornoway.

3.

Je prendrai pour point de départ la fenêtre d’un appartement dans la ville de Pau (Pyrénées-Atlantiques). De ma «fenêtre philosophique», je pouvais contempler une grande partie de la chaîne pyrénéenne: en face, le pic du Midi d’Ossau, le dernier grand mont granitique avant que la chaîne n’aille en déclinant vers l’ouest – vers le pic d’Anie, au bord du Pays Basque, le mont Orhy et la Rhune. À l’époque, je lisais assidûment Élisée Reclus, géographe et anarchiste, élevé à Orthez à quelques kilomètres de là – en fait, le tome II de sa Géographie Universelle m’accompagnait depuis des années. Je me souviens en particulier d’une phrase qui me fit un choc: «Sur mainte cime de la chaîne occidentale on pourrait se croire dans l’Écosse pluvieuse.» Je me demandais s’il n’y avait pas d’autres correspondances, plus secrètes, de ce genre: fallait-il voir une parenté linguistique entre le val d’Aran des Pyrénées, les îles Aran au large de l’Irlande et, bien sûr, l’île d’Aran en face de laquelle j’avais grandi sur la côte ouest de l’Écosse ? J’aimais les évocations que faisait Reclus des glaciers et des torrents, du grès rouge riche en fer des Landes où, à une époque (début du XIXe siècle), la terre était si bon marché qu’on la mesurait en portées de voix: depuis le point où vous vous teniez, jusqu’au point où l’on pouvait encore entendre votre voix, la terre était à vous (cette association entre voix et territoire me plaisait). J’aimais aussi ce qu’il avait à dire sur le «complexe hydrographique» de la côte atlantique. J’aimais la façon qu’il avait de parler des Basques comme d’aventuriers et d’irréductibles qui avaient découvert le Nouveau Monde bien avant Colomb: «Dans le pays Basque, la tradition unanime attribue la découverte du Nouveau Monde à un certain Échaïde, et cette tradition n’a rien que de plausible, puisque, dès le milieu du quinzième siècle, les cartes indiquent au loin dans l’Atlantique occidental les îles des Bacalaos ou des “Morues” et que ce nom basque s’est conservé pour l’île de Terre-Neuve jusqu’à une époque récente. La désignation de Cap-Breton, empruntée à l’ancien port de l’Adour, a été appliquée par les marins eskuaras à la grande île du littoral de la Nouvelle-Écosse…» J’avais l’impression de me trouver dans une région, une aire, que l’Europe et l’histoire avaient oubliée, une aire qui, tout en gardant des liens avec un passé archaïque, avait su se lancer vers l’inconnu, vers un monde à venir, une aire où pouvaient se lire des connexions profondes, une aire de réalités géographiques fortes où alternaient des rochers sombres entourés de brumes et des espaces de lumière éclatante.

Dans mes études universitaires en Écosse, après avoir fait beaucoup de latin et tâté du grec, j’avais finalement opté pour les langues modernes, mais je gardais une sorte de désir abstrait pour une langue plus «universelle». C’est pourquoi il m’arrivait de contempler des pages de mathématiques (Poincaré, Riemann…), ou encore des pages de sanscrit (un été, j’ai passé des journées à tracer des lettres de devanagari sur une plage des Landes). Et, à Pau, je me suis mis à lire certains poètes latins qui avaient eu un lien avec cette région du Sud-Ouest.

Il y avait par exemple Ausone qui, de Burdigalia (Bordeaux) écrivait ceci à son ami Théon, qui, lui, habitait une cabane à toit de roseaux sur le promontoire du Médoc: «Que fais-tu en ce moment, poète du bout du monde, toi qui laboures la plage et récoltes les sables?» Je pouvais aisément imaginer que la question s’adressait à moi… Et puis il y avait Festus Avienus, l’auteur du long poème géographique,Ora maritima , que je me suis mis à traduire sous le titre «Rivages d’Occident»[2]. Avienus avait accès à des informations que même Hérodote d’Halicarnasse ne connaissait pas, et son poème offre non seulement une description des terres européennes lavées par l’Atlantique, depuis l’Espagne jusqu’en Écosse, mais des aperçus fugitifs des origines multiples et migratoires des Espagnols, des Portugais, des Français, des Allemands et des Danois. Prenant son point de départ aux colonnes d’Hercule, à la sortie de la Méditerranée, Avienus monte vers les rivages du nord appelés Œstrymnis, en passant par l’île de la Lune, le golfe Galactique, le promontoire Sacré, les îles Pélagiennes et le cap de Vénus, puis revient aux colonnes d’Hercule pour suivre les côtes d’Espagne et de Catalogne: le cap de Vénus (pas le même que celui que j’ai mentionné plus haut), le Grand Marécage, l’île de Gymnésie (Majorque), Arraco, Callipolis (Barcelone), jusqu’aux Pyrénées. Ensuite, il va des Pyrénées à Marseille, en passant par le cap Blanc et le delta du Rhône. Dans son introduction, Avienus avait annoncé que son poème irait jusqu’à la mer Noire, mais il s’arrête là, d’une manière abrupte. Peu importe, en route nous avons appris beaucoup de choses: que ce furent les Tartessiens de la région de Cadix qui firent le voyage en Cornouailles britanniques à la recherche de l’étain pour le compte des Phéniciens; que les premiers Celtes établis en Grande-Bretagne avaient une culture maritime… Mais, en plus de ces informations surgies de la nuit des temps, nous avons, avec le poème d’Avienus, la sensation de pénétrer dans les archives mêmes du monde, en suivant la ligne de côtes inconnues, en recueillant des traces enfouies ou presque effacées. C’est une initiation à la théorie thalassique, à la logique du littoral et à la poésie océanique telles qu’elles purent être saisies par un Romain du IVe siècle. De tous ces poètes archéo-atlantiques, c’est sans doute Avienus qui m’a le plus fasciné. Mais je n’oublie pas Sénèque, Sénèque d’Espagne, et la prophétie étrangement illuminée de son Médée:

Venient annis
sæcula seris quibus Oceanus
vincula rerum laxet, et ingens
pateat tellus Tythisque novos
detegat orbes, nec sit terri
ultima Thule

– «Aucun Thulé n’est l’ultime Thulé». Cela fut dit quatorze siècles avant le départ de Colomb… J’aimais Sénèque non seulement pour sa vision d’un «nouveau monde», non seulement pour son exil (le temps, l’espace, le silence), mais pour ses «questions sur la nature» (naturales quæstiones) et pour son style: cet échange rapide entre interlocuteurs nommé stichomythia.

Si certains anciens poètes étaient présents à mon esprit, ils étaient accompagnés d’anciens géographes: Strabon, Ptolémée, Pomponius Mela. Dans sa Description de la terre, Mela déclare qu’à partir de l’Hispania, la côte suit d’abord une ligne droite avant de s’en aller vers l’ouest dans une grande courbe. On imagine un tracé géométrique sur le sable: la ligne droite de Biarritz à la pointe de Graves, la longue courbe de Royan à la pointe St-Mathieu. Strabon, pour sa part, dans sa Géographie, parle de «la région parocéanique de l’Aquitaine». Tandis que Ptolémée (Traité de géographie), dans sa description de «l’océan aquitanien», s’attarde sur la ligne sempiternellement changeante entre la terre et la mer (le phénomène non-méditerranéen des marées).

Pourquoi perdre du temps à lire des cosmographes et des cartographes de l’antiquité, alors que des travaux modernes offrent bien plus de précision? Eh bien, pour quelques phrases, pour quelques mots qui ont toute la beauté et la fascination de galets trouvés sur une plage. Pour le sens de l’exploration initiale, la sensation d’une progression lente et tâtonnante. À cause de leur simplicité aussi. Sur les sept cents kilomètres de territoire qui s’étendent entre l’Espagne et la Bretagne, Ptolémée ne fait mention que de six fleuves, de quatre ports et de quatre promontoires. Et pourtant, cela ne semble pas réducteur – sauf si l’on parle d’une réduction à l’essentiel. Le nombre limité des lieux notés, nommés, donne une sensation d’espace: un grand espace brumeux et vague – on ne se perd pas dans les détails, on saisit un point et on avance dans le tout, exactement comme, dans la poétique du haïku, on note un phénomène tout en nageant dans le vide.

Et puis je n’ai pas totalement négligé les travaux modernes: études, cartes, documents photographiques, telles ces photographies aériennes qui révèlent les formes poissonneuses des sables sous-marins. Tout était bon qui augmentait ma sensation, ma conception de l’étendue et des contours (morphologie littorale…) et du mouvement sensible (songeur et pensif) dans cet espace.

4.

«Chevauchant vers l’ouest, un vendredi saint», dit un poème de John Donne, cet idéaliste platonicien chez qui, quand il rencontre la «nouvelle cosmologie» de la modernité (celle de Newton), les idées commencent à battre furieusement de l’aile. Je ne chevauchais pas, et mes vendredis n’étaient pas saints, mais, à partir de Pau, j’allais souvent vers l’ouest.

Avant de suivre ce chemin, parlons de cette « fenêtre philosophique » que j’ai déjà évoquée. L’expression est de Hölderlin, dans sa fameuse lettre à Böhlendorff de 1802: «… das philosophische Licht um mein Fenster» (la lumière philosophique à ma fenêtre). J’avais étudié Hölderlin à Glasgow, et puis encore à Munich, et de l’avoir retrouvé dans le sud-ouest de la France, à Bordeaux, plus précisément à Lormont, où il avait été précepteur, faisait partie de cette «carte des coïncidences» que connaît tout chercheur. Son séjour bordelais lui avait inspiré un de ses plus beaux poèmes, Andenken (Souvenir):

Souffle le vent du nord-est
Le vent qui m’est cher entre tous,
Car aux marins il est promesse
D’esprit ardent, d’heureux passage.
Mais pars maintenant et salue
La belle Garonne,
Et les jardins de Bordeaux
Là, où, sur la berge abrupte
Va le sentier, et, dans le fleuve
Profond tombe le ruisseau, tandis
Que noblement s’inclinent
Chênes et peupliers d’argent… [3]

De mes lectures d’Hölderlin j’avais retenu deux idées principales: celle du «libre usage du nationel» (ce n’est pas une coquille), et la tentative faite pour commencer quelque chose de réellement nouveau depuis le soleil grec. Quant à la nature géopoétique de l’œuvre d’Hölderlin, elle est évidente dans ses poèmes sur les fleuves: le Rhin, le Main, le Danube, et dans son poème sur Christophe Colomb:

Tentatives pour éclaircir
Ce qui distingue l’orbe hespérique
De l’orbe des anciens
Il me faut aller jusqu’à Gênes
M’enquérir de la maison de Colomb
Tu es tout entier dans ta beauté
Apocalyptica…

Partons maintenant à notre tour vers l’ouest, et montons la côte celto-galatienne: Biarritz, avec une visite au musée de la Mer, pour ses oiseaux et ses baleines, Capbreton, l’étang de Léon, avec son courant d’Huchet comme un petit Mississipi, Mimizan, Biscarosse presque perdu dans les dunes (sur une carte du XVIIe siècle, on lit ceci: «De sous ces Dunes il y avait une Paroisse qui est à présent couverte de Sables»), Arcachon, Lacanau, Montalivet, la pointe de Graves, le phare de Cordouan, tel un point d’exclamation blanc là-dehors dans la brume bleue, la Tremblade et ses amas de coquilles d’huîtres, les terres désolées de Brouage, Rochefort, Oléron, le pertuis d’Antioche, l’île de Ré et sa pointe des Baleines, la Rochelle avec son musée des Amériques.

Toute cette côte du Sud-Ouest est en contact avec le Nouveau Monde depuis fort longtemps. Dès les grottes d’Isturitz aux merveilleux entrelacements de saumons et de cerfs, parmi tous ces gens de la marge aux origines mixtes (Celtes, Ibériens, etc.), gobeurs d’huîtres, marteleurs d’étain, récolteurs de résine, il y a eu des chercheurs et des trouveurs, des voyageurs qui savaient suivre des routes étranges: celle des mégalithes, celle de l’étain, celle de la mer vers les terres neuves. Le Labrador ne fut-il pas à l’origine le Labourd ? Jean-Sébastien El Cano n’a-t-il pas navigué avec Magellan et fait le tour du monde, les yeux grands ouverts, avant de revenir chez lui? Le premier de tous les troubadours, Guillaume IX d’Aquitaine, celui qui chantait l’amor lontana, n’est-il pas né ici ? Pensez à Jean-sans-Terre, fils perdu d’Alienor d’Aquitaine, à Champlain de Brouage. Pensez au pirate Jean Laffitte de Dax, celui qui voguait libre comme le vent dans le golfe du Mexique et dans le bas Mississipi avant de financer l’impression du Manifeste Communiste de Karl Marx… Dans toutes ces têtes, de nouveaux mondes: rêves et projets. Le Pape Innocent III n’a-t-il pas rêvé de transplanter le Saint-Empire romain du côté de l’Atlantique, pour en faire un Saint-Empire océanique ? Mais au fond, ni sainteté ni empire dans ces finistères, dans ces multiples puntas arenas. Seulement des terres fantomatiques, des terres vides, sur lesquelles résonne le cri sauvage des Basques, l’irrintzina, qui, comme le décrit Loti, monte comme un hennissement de cheval, déchire l’espace, et finit comme le rire d’un fou…

C’est là, dans ce territoire marginal, que j’errais, des années durant.

Devant ma fenêtre philosophique étaient passées les ombres de Hölderlin, de Nietzsche et de quelques autres. Je me situais au bout de l’idéalisme, au bout de la métaphysique, mettant un pied devant l’autre sur la page-plage où était inscrite, en lettres de lumière, cette phrase: «Ce que tu cherches, c’est un monde.» J’étais obsédé de l’idée de monde, de «nouveau monde». Avec l’Amérique comme référence, mais seulement comme référence, aucunement comme modèle ou comme but. Je n’y voyais, sur le plan général, qu’un énorme échec, tout en m’intéressant à des surgissements d’énergies premières ici et là. Aucune envie de me mêler aux États-Unis, de me perdre dans tout le cirque, de me laisser embourber dans le moralisme sentimental. Je me rappelais une phrase de William Carlos Williams: le Nouveau Monde, pour lui, n’était pas les États-Unis, c’était le lieu d’une sensation. Je pensais à Thoreau qui, à la fin de Cape Cod, dit que, solitaire sur ce rivage atlantique, on peut oublier les États-Unis. Et je pensais à ce pontifex maximus, Charles Olson, disant qu’à travers l’Atlantique il était en train de renouer avec quelques grandes figures du XVIe et du XVIIe siècles en Grande-Bretagne. Je me disais que c’était au bord de l’Europe, dans les marges atlantiques, que les signes et les contours d’un «nouveau monde» (sans idéologie conquérante, sans utopie moralisatrice, sans projet prométhéen) étaient à trouver. Je me souvenais d’un des personnages de Fernando Pessoa «regardant l’Atlantique et saluant abstraitement l’Infini.» Mais rien d’aussi grandiose qu’un salut à l’Infini, et pas de «cinquième Empire».

Pendant quelques années, Sud-Ouestien acharné, Aquitanien absolu, j’avais fait de La Rochelle le point septentrional de mes pérégrinations – une fois arrivé là, je rebroussais chemin. Puis j’ai commencé à renouer contact avec mon Écosse natale.

5.

Lors de mes premiers aller-retour entre l’Écosse et la France, je pensais en termes de révolution culturelle. Au moment de cette reprise de contact avec le pays calédonien, j’avais autre chose en tête. Sur le plan culturel, la plus grande description de l’état de choses me semblait toujours La Terre gaste (The Wasteland) de T.S. Eliot. Lui-même avait essayé d’en sortir en se convertissant à une orthodoxie chrétienne, solution que je ne pouvais accepter. Sur le plan littéraire, on n’en était plus aux grandes lamentations et aux grandes fresques d’Eliot et de Pound, le terrain d’action et de pensée s’était considérablement rétréci: les poètes tondaient leur pelouse, et les prosateurs touillaient à longueur de romans la même soupe socio-psychologique. D’une manière générale, les écrivains donnaient tous l’impression d’être passés par des écoles de creative writing et d’en être sortis avec de bonnes notes. Seule exception à mes yeux, MacDiarmid en Écosse, mais ni son nationalisme ni son communisme n’emportaient mon adhésion, et si ses longs poèmes m’intéressaient par la quantité d’informations qu’ils véhiculaient, rares étaient ceux dans lesquels l’information devenait enformation; on avait affaire à des amas informes et indigestes – préférables, et de loin, à la production littéraire normale, normalisée, mais laissant encore beaucoup à désirer.

D’Eliot, à cette époque, je retenais surtout la petite série de Landscapes, en particulier celui écrit à Cape Ann, sur la côte du Massachusetts, qui se termine ainsi: «Abandonne ce pays à la fin, abandonne-le à son vrai propriétaire, le goéland coriace – les palabres sont terminés.» Les palabres étaient, effectivement, terminés en ce qui me concernait. Je me tournais vers le paysage en me disant que de là, peut-être, grâce à quelque chose que je nommais landscape-mindscape (paysage physico-mental), pourrait surgir un nouveau commencement, une nouvelle base. Quiconque s’intéresse à la notion de scape (étendue, proche de scope, envergure, et de shape, forme) rencontre assez vite Gerard Manley Hopkins, qui élabora toute une théorie autour de deux concepts: inscape (la caractéristique intrinsèque d’une chose – proche de la haecceitas, l’«être-ainsi», de Duns Scot) et instress (la manière d’actualiser l’inscape des choses, de la vie, dans l’esprit du lecteur, de l’auditeur, du spectateur). En 1881, Hopkins travaillait, en tant que prêtre jésuite, à l’église Saint-Joseph de Glasgow. Cette année-là, il fit un voyage dans les Hautes-Terres au cours duquel il écrivit le poème «Inversnaid»:

Ce ruisseau sombre d’un brun croupe-de-cheval
Qui dévale sa grand-route et rugissant roule des rocs,
Dans la crique et la combe plisse sa toison d’écume
Et tout en bas au creux du lac tombe en sa demeure.
Un béret de mousse fauve bourré-de-vent
Virevolte et se défait à la surface du brouet
D’un étang si noir-de-poix, farouche et menaçant
Qu’il touille et touille le Désespoir pour le noyer.
Imbibés de rosée, bariolés de rosée, voici
Les replis des coteaux où le torrent s’encaisse,
Les rêches touffes de bruyère, les bosquets de fougères,
Et le joli frêne perlé penché sur le ruisseau.
Qu’arriverait-il au monde, s’il se voyait ravir
L’humide et le sauvage ? Qu’ils nous soient donc laissés,
Oh ! Qu’ils nous soient laissés, le sauvage et l’humide,
Que vivent encor longtemps herbes folles et lieux sauvages ! [4]

J’aimais l’énergie d’un tel poème, ainsi que son apologie des lieux sauvages (the wilderness). C’est la chose sur laquelle Hopkins ne cesse de revenir dans ses lettres et dans ses essais: «Je désire les terres sauvages, l’inculte», «où est la sauvagerie des terres sauvages?» (where is the wildness of the wilderness ?) Mais je trouvais le ton trop excité. Je trouvais aussi qu’il était d’une linguisticité (si je puis dire) excessive. Dans certains autres de ses poèmes, la théologie faisait également à mon sens trop souvent intrusion. Bref et en fin de compte, je m’intéressais plus à la théorie qu’à la pratique. Je voulais quelque chose de plus sobre, quelque chose de moins baroque, de moins métaphorique. Je préférais de loin le poème-paysage de Hopkins à celui d’Eliot sur la lande de Rannoch, qui ne sort guère de l’histoire banale. Mais je ne voulais ni du récit historique, ni du lyrisme excité, surexcité.

J’étais en train d’avancer à tâtons vers ce que j’appelais à l’époque une «poétique atlantique».

Mais suivons la topographie, pas à pas.

Enfant et adolescent, j’avais parcouru une petite «région atlantique» qui consistait en quelques kilomètres carrés sur la côte ouest de l’Écosse: le rivage et l’arrière-pays d’un village du comté d’Ayrshire, avec l’île d’Arran (qui constitue un résumé de toute la topographie écossaise) dressée sur l’horizon. Mais au moment de cette nouvelle prise de contact avec l’Écosse, tout en n’oubliant pas le paysage antérieur, je m’intéressais surtout à cette chaîne de montagnes, Drumalban, qui va du détroit de la Clyde jusqu’au cap de la Colère. Dans son Historia (VIIIe siècle), Adam Bede l’appelle dorsum Britanniae, l’épine dorsale de l’île de Bretagne, et Fordun, dans son Scotichronicon (XVe siècle), parle de «grandes montagnes qui parcourent le milieu du pays, comme les hautes Alpes en Europe». C’est une région de gorges et de vallées encaissées, d’auges glaciaires et de plateaux comme celui de la lande de Rannoch où l’on a l’impression que les glaces du quaternaire viennent seulement de se retirer, laissant le terrain sous une étrange lumière et comme en attente d’un réveil.
Tout en cheminant dans la montagne, tout en arpentant la côte, guettant le vol d’un lagopède ou d’un fou de Bassan, je lisais tous les livres qui me semblaient pertinents: ceux qui me donneraient de la pure information, ceux qui contiendraient des éléments d’une écriture. Les cahiers bleus de la British Regional Geology m’accompagnaient en permanence: «Les îles et les promontoires qui s’échelonnent le long de la côte ouest de l’Écosse sont remarquables par les vestiges qu’ils gardent d’une activité ignée intense au cours du tertiaire – à cette période-là, il y a quarante millions d’années, des plateaux volcaniques faisant partie d’une région continentale ont dû s’étendre en ligne continue le long du littoral occidental» (Tertiary Volcanic Districts, 1935). Je lisais Mac Culloch, A Description of the Western Isles of Scotland (1814), Hugh Miller, The Old Red Sandstone (1841), Archibald Geikie, The Scenery of Scotland (1865), James Geikie, The Great Ice Age (1873), Heddge, Geognosy and Mineralogy of Scotland (1884), Craig, The Geology of Scotland (1965), Sissons, The Evolution of Scotland’s Scenery (1967), et bien d’autres. À ces études scientifiques j’ajoutais des lectures plus extravagantes, celle, par exemple, du livre de Giraldus Cambrensis, Topographia Hiberniae (XIIe siècle), où il est question d’un certain Gurguintius (on dirait Gargantua) qui aurait amené d’Espagne en Irlande des Basclenses, c’est-à-dire des Basques… Ou bien encore le livre de Martin Martin, A Description of the Western Islands of Scotland (1716), où l’on trouve des descriptions concernant, par exemple, l’île d’Arran: «Arran, son Étymologie, ses Montagnes, ses Baies, sa Terre, ses Pierres, ses Rivières, son Air» et où, dans la préface, on peut lire ceci: «Un grand changement est survenu dans l’état d’esprit du monde, et, par conséquent, dans la manière d’écrire.» Voilà, exactement, ce que je cherchais, le genre de chose que je voulais essayer de réaliser. Et il est vrai qu’on avait assisté au XVIIIe siècle à un réel commencement: un nouvel intérêt pour les choses de la nature, de nouvelles matières et de nouvelles méthodes. Mais comme le précise un historien de la culture, Clarence Glacken, dans son Traces on the Rhodian Shore (Traces sur le littoral de Rhodes), l’argumentation restait classique (tournant autour de la notion de Providence), et les conjectures (celles de Buffon sur la faune américaine, par exemple) pouvaient être complètement aberrantes, voire absurdes. À tel point qu’il préfère considérer cette fin du XVIIIe siècle comme la fin d’une période classique plutôt que le prélude à autre chose. Il me plaisait d’y voir cependant un certain prélude. Dans une jolie phrase, Glacken parle des idées de Montesquieu et d’autres arrivant sur les rivages écossais comme des bois flottés avant d’être recueillis par les William Robertson, Adam Smith, David Hume, Adam Ferguson et Dugald Stewart. Dans son History of America, Robertson, aussi docteur en Divinité qu’il fût, (attaché donc à l’idée théologique et téléologique) parle d’un «champ plus ample», et David Hume, dans Dialogues, écrivait: «Le champ, c’est le monde.» Pour en revenir à Glacken, celui-ci déclare dans la conclusion de son livre monumental que la nouvelle période, commençant avec la révolution industrielle, et comportant une spécialisation croissante dans les sciences, serait encore plus difficile à raconter et à décrire. La rédaction d’un tel livre me semblait sans conteste une œuvre importante, mais je n’y songeais, pour ma part, pas le moins du monde. Me situant à la fin de cette nouvelle période (la deuxième partie de la modernité ?), avec des besoins et des élans pris dans un mouvement, mon désir était, non pas d’écrire une histoire, mais d’ouvrir un champ. Je continuai donc à parcourir les rivages atlantiques…

À un moment donné, je me suis installé ici, en Bretagne, sur une partie de la côte marquée géologiquement par un phénomène connu sous le nom de «complexe centré».

Le travail continue, de façon multiple.

Quand je dis «travail», j’ai toujours deux images en tête: celle d’un récif de corail, qui croît dans le silence et l’obscurité et puis émerge, et celle d’un glacier. Le glacier s’accumule dans un centre, et se met en mouvement, prenant son temps. Il a sa propre puissance motrice, sa propre énergie intrinsèque, mais il utilise aussi toutes sortes de matériaux: le ventre d’un glacier, la partie qui travaille pendant que la surface reflète le ciel, ressemble à du papier de verre à gros grains, les «gros grains» étant des rochers. Dans son mouvement, le glacier «écrit» le paysage, laissant des traces morphologiques, laissant aussi des parts de lui-même ici et là: on trouve du rocher scandinave en Écosse, du rocher écossais aux Açores…

Je continue à longer la côte, de Penmarc’h, disons, jusqu’au pays des Abers, et du pays des Abers tout le long de la côte nord vers l’île de Bréhat. Et dans l’«atelier atlantique», les images, les sensations de ces marches rejoignent des lectures dans les sciences bio-, géo- et cosmo-, dans la linguistique (philologie), et dans la philosophie.

Géopoétique en cours.

Kenneth WHITE

 

[1] Il s’agit ici d’une réponse globale à plusieurs questions qui m’ont été posées directement dans la correspondance adressée à l’Institut, d’où le caractère «personnel» et épistolaire de cet essai.

[2] Voir Cahiers de Géopoétique n° 2

[3] Traduction de Kenneth White et Jean-Paul Michel in Souvenir de Bordeaux, William Blake & Co., Bordeaux, 1984

[4] Traduction de Jean Mambrino, Granit, 1980



Il est paradoxal de parler de géopoétique à propos de Pessoa, qui a la réputation justifiée d’être un poète de l’«espace du dedans». Il reconnaît lui-même qu’il «vit constamment dans l’abstrait». Dans la «tragédie subjective» en cinq actes et en vers où il reprend le mythe de Faust, et qui a peut-être été la grande œuvre de sa vie, restée inachevée, il fait dire à son héros, dans le Monologue dans les ténèbres du Ve acte:

Je suis plus réel que le monde,

Voilà pourquoi je déteste son existence énorme,

son amoncellement de choses jetées à la vue.

Pareil à un saint plein de haine


Je déteste le monde, parce que ce que je suis (…)

Connaît le monde comme non réel et non présent.

 

Celui qui a écrit ces vers, où il décrit sa propre certitude que «la vie est un songe», est-il capable de voir et de sentir la réalité du monde extérieur ? Oui, dans la mesure où, par la création des «hétéronymes», il arrive à retourner sa personnalité comme un gant, pour avoir un contact différent avec les choses. Non, dans la mesure où, comme nous le verrons, il subsiste, chez chacune de ses personnalités adventices ou factices, une ambiguïté fondamentale, où je vois pour ma part la «vérité» dernière du poète que nous appelons Pessoa et qui englobe tous les hétéronymes, Caeiro, Reis, Campos, Soares et Fernando Pessoa «lui-même».

Sa devise, on le sait, était de «tout sentir de toutes les manières». Pour affronter le monde, pour en éponger la délirante exubérance, ou parfois au contraire pour en conjurer la totale évanescence, il a distribué son être entre plusieurs moi, dont chacun joue un rôle différent dans ce qu’il a appelé son «drame en personnes», qui est l’ensemble de son œuvre. Au Pessoa idéaliste et critique, solipsiste, presque autiste, répondent ainsi plusieurs autres Pessoa qui ont une conscience exaltée de la sensation et le désir d’une relation fervente et confiante avec l’espace, le ciel et la terre.

Cette face de la personnalité et de l’œuvre de Pessoa qu’éclaire la lumière du dehors, on peut la voir apparaître çà et là dans ses poèmes et ses essais, et tout particulièrement dans quatre œuvres d’«auteurs» différents: le Livre de l’intranquillité, de Bernardo Soares, où le narrateur, piéton de Lisbonne, décrit les paysages urbains, les ciels, les nuages, le fleuve, les scènes de la rue; le Gardeur de troupeaux, du poète «païen» Alberto Caeiro, dont le regard «net» sur la campagne des bords du Tage est le moyen d’une présence immédiate au monde sensible; l’Ode maritime, d’Alvaro de Campos, où se déploie avec fracas l’imagination orphique de l’océan; enfin, Message, de Fernando Pessoa lui-même, poème à la fois lyrique et épique qui chante l’imagination mystique des terres et des mers lointaines que les navigateurs portugais ont découvertes il y a cinq siècles. Chacun de ces «auteurs», on le verra, a une relation différente avec le réel et une vision différente de ce qu’on appelle traditionnellement le paysage. On pourrait d’ailleurs poursuivre cette étude du paysage de Pessoa dans beaucoup d’autres de ses ouvrages: dans les élégies critiques et plaintives du Cancioneiro, dans les poèmes sentimentalement métaphysiques du Mad Fiddler, dans les Odes de Ricardo Reis, ailleurs encore.


LE PIÉTON DE LISBONNE

Après son retour définitif d’Afrique du Sud en 1905, à Page de 17 ans, Pessoa n’a plus jamais voyagé. Il n’a pratiquement plus quitté Lisbonne; et l’on peut même dire qu’il a passé tout le reste de sa vie, c’est-à-dire trente ans, dans un espace assez restreint pour qu’on puisse le parcourir à pied. Entre la place São Carlos, où il est né, et l’hôpital Saint-Louis des Français, où il est mort, il y a à peine un kilomètre. Entre la ville basse (la Baixa), où il travaillait, et le Campo de Ourique, où il a résidé de 1920 à sa mort, il y a environ trois kilomètres. Dans cette bande étroite de tissu urbain, le long du fleuve, il n’a guère cessé de déambuler, du château São Jorge et de la place du Figuier, à l’est, au port d’Alcantara, à l’ouest. Les deux lieux à mon sens les plus chargés de poésie, les plus magiques, sont ceux où l’on peut encore aujourd’hui le retrouver dans les cafés qu’il fréquentait; la place du Commerce, appelée autrefois Terreiro de Paço (esplanade du Palais), où la ville s’ouvre sur le Tage, et où la table du poète, au café Martinho da Arcada, est restée telle quelle; et le Chiado, à la jointure entre la ville basse et le quartier haut, le Bairro Alto ; là, à la terrasse de la Brasileira, le café qu’il aimait, la statue du poète, grandeur nature, est aujourd’hui assise, pour l’éternité, et n’importe quel consommateur peut s’attabler avec lui pour ce pèlerinage qui ne ressemble à aucun autre.

Je recommande évidemment à tous les lecteurs de Pessoa, s’ils vont à Lisbonne, de visiter le Martinho et la Brasileira, et de refaire, comme le font les pèlerins passionnés, l’itinéraire de la Baixa au Chiado. S’ils ne font pas le voyage, je leur recommande deux livres: le volume de Michel Chandeigne sur Lisbonne, aux éditions Autrement; et la Photobiographie de Pessoa, de Maria José de Lancastre, aux éditions Christian Bourgois.

Le Livre de l’intranquillité est le journal intime que Pessoa attribue à son double, l’employé de bureau Bernardo Soares; mais les paysages urbains y sont si présents qu’on peut le lire aussi comme le roman géopoétique de la ville avec laquelle il entretient un rapport singulier, un peu comme Baudelaire avec Paris ou Joyce avec Dublin.

Il faudrait une longue étude pour faire l’inventaire de tous les topiques du paysage de Lisbonne chez Soares: ciels, nuages, pluies, soleils couchants, collines, fleuves, rues, immeubles, passants, etc. Seul jusqu’à présent, à ma connaissance, le philosophe José Gil a esquissé un travail de ce genre dans son livre sur Fernando Pessoa ou la métaphysique des sensations. Pour montrer le climat de l’univers du piéton de Lisbonne, je me bornerai à renvoyer, à titre d’exemple, à un texte particulièrement caractéristique du mouvement de sa pensée et de son sentiment - de son «état d’âme» - en face d’un paysage, en l’occurrence une scène de coucher de soleil. Il s’agit du fragment 49 de l’édition française du Livre de l’intranquillité, traduit par Françoise Laye chez Christian Bourgois.

Le texte commence par des notations précises de formes et de couleurs, puis il glisse de la sensation à l’impression - un peu comme chez les symbolistes, enfin de l’impression à la méditation, comme dans les «soleils couchants» romantiques. Mais ici on sent, dès la fin du premier paragraphe, quelque chose se briser dans la vision du paysage. L’exaltation de la couleur, de la lumière et de la nuit se retourne contre elle-même et retombe dans l’abîme de la conscience de soi. L’intelligence prend le relais de l’émotion, qu’elle a démasquée après l’avoir prise en flagrant délit de pose et d’imposture. Tous les symboles que le paysage suggère à l’esprit du promeneur, bien loin de le combler, achèvent de le désenchanter. Il ne peut ni absorber le paysage ni se laisser absorber par lui. Sa conscience déborde du paysage de tous côtés, comme le paysage déborde de sa conscience. Il n’y a pas d’identification possible ni de consubstantialité entre l’esprit et le monde. Le soleil couchant qui, chez le poète romantique, est l’emblème du jour glorieux disparu et de la nuit également glorieuse à venir, devient, chez Soares, le signe visible de la vraie vie absente.

LE REGARD PAÏEN

Il faut opérer un virage mental à 180 degrés pour passer de Bernardo Soares à Alberto Caeiro. Le poète bucolique du Ribatejo (la région des bords du Tage, en amont de Lisbonne) est, comme le poète citadin, un promeneur. Mais il n’a, lui, ni impressions, ni sentiments, ni idées; seulement des sensations, et encore pas n’importe quelles sensations: le monde lui est donné à voir, «net comme un tournesol», débarrassé de tout ce qui n’est pas perceptible par les yeux. Il met entre parenthèses tout ce qu’on peut savoir, comprendre, imaginer, éprouver. Il refuse toute interrogation métaphysique, toute interprétation esthétique, tout jugement moral. Il est un pur regard porté sur la seule réalité qui existe, c’est-à-dire les choses. S’il se dit païen, c’est qu’il est totalement étranger à l’idée d’un Dieu comme celui du christianisme, à la notion de transcendance ou au sens du sacré. Mais il est bien païen, et non athée. Sans avoir à «croire» quoi que ce soit, il constate comme une évidence la divinité plurielle du monde, chatoyant et divers. Il transfère le divin de la profondeur cachée vers l’apparence. Le monde lui apparaît comme une extériorité absolue, et il s’en tient là. Il renonce par avance à toute forme d’éloge du réel, mais aussi à toute plainte; il renonce aussi à toute forme d’allégorie ou de symbole, puisque le monde n’a aucune autre signification que sa propre existence visible.

Alberto Caeiro chante donc paradoxalement, dans ses poèmes, un monde sensible dépourvu de tout ce qui en fait d’habitude pour nous la «poésie». À la limite, puisqu’il n’y a rien à dire de ce monde, qui est ce qu’il est, et rien de plus, la seule figure de style admise est la tautologie: un arbre est un arbre; une pierre est une pierre. L’œuvre de Caiero est l’entreprise la plus originale qui ait jamais été tentée pour dépoétiser le monde, de manière à y faire surgir une autre forme de poésie prosaïque, une poésie de la banalité qui est le réel absolu.

Je pourrais arrêter ici mon commentaire. Certains exégètes de Caeiro le lisent en effet en prenant ce qu’il dit à la lettre, comme je viens de le faire. Quelles subtilités peut-on bien vouloir trouver dans un texte qui dit et répète que le monde existe et qu’il n’y a rien de plus à en dire? Pourtant, même un lecteur non prévenu, qui ne sait pas que les poèmes de Caeiro sont l’œuvre de Pessoa, est tout de suite mis en alerte par certains signes qui l’avertissent que le texte est piégé. D’ailleurs, dès le premier vers du premier poème, aussitôt après le titre, Le gardeur de troupeaux, le poète vend la mèche: «Je n’ai jamais gardé de troupeau». Et plus loin, il dira «Le troupeau, ce sont mes pensées». Ainsi, lui qui se vante d’être un homme de la terre et de ne jamais penser nous prévient qu’il n’est berger que métaphoriquement et qu’il faut le lire au second degré. On voit alors qu’il dit le contraire de ce qu’il dit. Il affirme penser avec ses sens, avec son corps, mais en fait il sent avec sa pensée, ou plutôt il ne sent, il ne voit qu’en pensée.

Le gardeur de troupeaux est la première œuvre de Pessoa que j’ai lue il y a trente ans. C’est en Caeiro que j’ai découvert Pessoa. Et l’extraordinaire plaisir intellectuel que j’ai éprouvé à ce moment-là, et que je ressens encore, venait de cette ambiguïté même, de ce chant double, où l’énoncé de la réalité la plus simple est accompagné en sourdine par l’expression du sentiment le plus sophistiqué. Ce qui m’avait tout de suite frappé, c’est que chez Caeiro la figure de style la plus fréquente, avec la tautologie, c’est la tournure négative, la prétérition. Ce chant de l’innocence heureuse s’élève au cœur de l’expérience douloureuse de la conscience dédoublée. Caeiro affirme la réalité des choses que Pessoa nie, si bien que chaque proposition de chaque poème est la négation d’une négation.

Mais alors, dans cet univers «païen» de Caeiro, que devient le paysage ? Le paradoxe, c’est qu’il y a moins de descriptions dans les poèmes soi-disant objectifs du Gardeur de troupeaux que dans la poésie élégiaque du Cancioneiro, qui est le principal recueil lyrique de Pessoa «lui-même». Là, pour suggérer l’évanescence du monde sensible, il trouvait des notations précises, comme l’aurore «gris-vert, qui se bleuit du chant des coqs», ou la brise qui est le «sourire audible des feuilles». Ici, chez le poète païen, il n’y a rien de semblable. Le paysage n’est pas montré, mais plutôt déduit. Le poème n’est pas une peinture, mais plutôt une problématique du paysage. Caeiro veut se réduire à un regard, mais ce regard est désincarné, il ne révèle pas le monde réel et il n’appartient pas à un être vraiment humain.

L’IMAGINATION OCÉANE

J’ai rappelé que Pessoa avait passé son enfance et son adolescence en Afrique du Sud, à Durban. De ce long séjour il lui est resté une formation anglaise, mais aucune impression d’Afrique. Il est impossible de trouver dans son œuvre la moindre trace de paysage africain. On dirait qu’il n’a pas vécu à Durban, mais, par la magie de ses lectures, à Londres, à Newcastle, à Liverpool, où il n’est pourtant jamais allé. Mais s’il n’a gardé aucun souvenir de la terre africaine, il a en revanche été définitivement marqué par le spectacle de l’océan, sur lequel il a vécu pendant quatre longues traversées (le séjour de dix années a été coupé par un voyage de vacances au Portugal et aux Açores).

Ce n’est pas dans l’œuvre de Pessoa lui-même qu’on trouve ses impressions maritimes, mais dans celle d’Alvaro de Campos, ingénieur naval formé à Glasgow, de culture britannique. C’est en lui qu’il a investi sa passion des choses de la mer; et il a consacré à ce thème de l’océan le plus long et le plus puissant de tous ses poèmes, l’Ode maritime. Ce texte de plus de mille vers, dont la lecture intégrale dure plus d’une heure, et dont le ton passe insensiblement de l’effusion lyrique au hurlement frénétique, puis, brusquement, un peu avant la fin, du cri au murmure, est aujourd’hui l’œuvre de Pessoa la plus célèbre. Elle a tenté un certain nombre de comédiens; et j’en ai déjà vu quatre interprétations différentes au théâtre.

Campos, disciple de Walt Whitman, est le double extraverti de Pessoa. Autant le poète du Cancioneiro est timide, crispé et pudique, autant celui de l’Ode maritime est déchaîné. Bien entendu, il s’agit d’une personnalité poétique, donc fictive. Mais dans le cas de Campos, contrairement à ce qui se passe pour Caeiro ou Reis, il semble bien qu’il y ait eu parfois irruption du double dans la vie réelle. Si l’on en croit le témoignage de la jeune fille que Pessoa a aimée, Ophélia, il serait arrivé à Campos, sous l’effet de l’alcool, de prendre la place de Pessoa à certains rendez-vous; et elle était effrayée de voir surgir ce M. Hyde qui, dit-elle, n’avait pas le même langage que le sage M. Pessoa.

Campos est, de tous les hétéronymes, celui qui est le plus différent de son créateur. Et pourtant, en un sens, il est celui qui lui ressemble le plus. On sait que Pessoa, à partir d’un certain moment, a voulu se débarrasser de ses hétéronymes, qui l’encombraient. Il a fait mourir Alberto Caeiro et il a envoyé Ricardo Reis en exil au Brésil. Mais il n’a pas pu ou voulu congédier ou tuer Alvaro de Campos, qui était trop intimement lui-même. Campos ne disparaît pas; il change, comme n’importe quel vivant qui vieillit. Le poète de l’Ode maritime devient celui du Bureau de tabac. Son cœur se brise, faute d’avoir su se bronzer. Le chantre des grands espaces et de la vie moderne, sûr de lui et exalté, redevient au grand jour ce qu’il n’avait jamais cessé d’être secrètement: un homme faible, angoissé, désespéré, c’est-à-dire Pessoa.

L’Ode maritime est une œuvre immense et foisonnante, dont je ne retiendrai qu’un bref fragment, qui illustre le thème central du poème: l’imagination orphique de la mer, et, nommément, de cette mer absolue qu’est l’océan. Je parle d’imagination, parce que ce qui est frappant dans ce poème de la mer, c’est l’absence de toute description précise, de toute notation concrète; tout le texte est un appel à l’imagination; l’océan n’est pas vraiment vu, mais plutôt évoqué, ou encore mieux invoqué, apostrophé. Et il est invoqué non pas comme une matière, l’élément liquide, dont il n’est guère question, mais comme un espace, comme une ouverture de l’espace, comme une présence qui est peut-être une absence infinie.

Si je dis que cette imagination de la mer est «orphique», reprenant ainsi un terme qui fait penser au titre de la revue où a paru l’Ode maritime, Orphée, c’est qu’elle est un tremplin pour l’élan de l’esprit vers une idée de la totalité du monde visible et invisible. L’Ode maritime est une immense et double métonymie. L’océan n’y est à peu près jamais vu ni pensé en lui-même, mais sous l’apparence des navires qui y naviguent, ou qui y ont navigué, ou qui pourraient y naviguer. Cette Ode maritime est plutôt en réalité une Ode navale ; et il serait facile de montrer l’importance qu’a dans l’œuvre de Campos, et même dans celle de Pessoa, l’archétype du navire. Mais en même temps, toutes les images et tous les symboles de la vie maritime ou navale renvoient à autre chose de plus intérieur et de plus profond. Les navires et l’océan qui les porte sont, fondamentalement, les pourvoyeurs des métaphores par lesquelles le poète va exprimer sa situation spirituelle. Et il m’est difficile ici de ne pas penser à Lautréamont, que Pessoa ne connaissait sans doute pas: son invocation au «vieil océan,... grand célibataire» en fait le symbole de ce qu’on pourrait appeler, dans le langage de Pessoa, l’infini indéfini.




L’IMAGINATION MYSTIQUE DES TERRES LOINTAINES



C’est tout à fait à la fin de sa vie que Pessoa a composé le petit livre qui, au Portugal, a fait plus pour sa gloire que tout le reste de son œuvre; c’est à ce livre, Message, qu’il doit d’être devenu, quelques dizaines d’années après sa mort, le poète national de son pays, au même titre que Camoëns. Il y traite, d’ailleurs, d’une manière toute différente, le même thème: il exalte la gloire des navigateurs portugais qui, au XVe et au XVIe siècles, ont découvert des terres nouvelles en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud. Les deux plus célèbres de ces navigateurs sont Vasco de Gama et Magellan.

 L’originalité de Message, bref recueil de quarante-cinq poèmes, c’est de greffer sur le mythe historique des découvertes deux autres mythes nationaux: celui du Roi caché, et celui du Cinquième Empire. C’est aussi, et surtout, de donner par là à l’histoire, déjà devenue un mythe, un sens figuré et un sens anagogique, pour reprendre les termes de Dante. Le sens figuré, c’est la prophétie et l’attente d’une renaissance du Portugal, de l’Europe, de l’humanité dévoyée. Le sens anagogique, c’est la souffrance et l’espérance de l’âme dans l’attente de son salut éternel. Ainsi, le poème national est un poème mystique. Tout doit y être pris symboliquement, même s’il s’agit d’abord d’histoire et de géographie.

Il n’est évidemment pas question ici ne serait-ce que d’esquisser une étude de Message. Je renvoie ceux que cela intéresse à la présentation de l’œuvre par Yvette Centeno et Patrick Quillier dans le volume de l’édition Christian Bourgois. Je me bornerai à me demander ce que, dans cette perspective à la fois historique, géographique, épique et mystique, devient le paysage, comme motif poétique. Pour le montrer, je citerai un seul texte, le poème intitulé Horizon, qui est le second de la deuxième partie, elle-même intitulée Mer portugaise.

Tout le poème est construit autour de l’opposition entre la ligne de l’horizon, encore abstraite quand la côte n’émerge pas encore, et la profusion minérale, végétale et animale, qui se manifeste par des sons et des couleurs quand la côte est toute proche. Le dernier vers résume tout le poème, tout le livre, peut-être toute l’entreprise de Pessoa: la transformation de la ligne abstraite de l’horizon en un monde vivant et chatoyant, à la fois réel et idéal, c’est l’essence même de la création poétique. Voir l’invisible devenir visible, c’est, dit le poète, «aller quérir... les baisers mérités de la Vérité».

Si l’on rapproche les uns des autres les quatre regards différents que Bernardo Soares, Alberto Caeiro, Alvaro de Campos et Fernando Pessoa lui-même portent sur le ciel, la terre ou la mer, on se rend compte qu’il y a, chez le poète qui les contient tous, à la fois une fascination et un refus du réel. Dans le Livre de l’intranquillité, il le dit sur tous les tons. «Je suis un homme pour qui le monde extérieur est une réalité intérieure.» En retournant ainsi la formule de Théophile Gautier, il ajoute: «Je sens cela non pas métaphysiquement, mais avec les sens usuels qui nous servent à capter le réel.» C’est ce qui explique les explications contradictoires que ses exégètes donnent de son mal de vivre. Les uns pensent qu’il ne sent rien, les autres qu’il sent trop. Mais, au fond, c’est la même chose: il sent trop et ce trop n’est rien. Ou il ne sent rien, mais ce rien est tout. Pour accéder au réel, pour vivre dans la nature, pour éprouver les qualités sensibles du monde, il faut avoir un corps qu’on assume. Ce n’est pas le monde qui manque à Pessoa, c’est le corps. Son débat n’est ni avec les choses ni avec les êtres, mais avec son propre corps. Il a sans doute rêvé lui aussi qu’il lui serait «loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps», et c’est l’ombre de ce rêve qui fait de son univers ce lieu inexprimable où il a erré toute sa vie.

 

 

Robert BRÉCHON

 

Extraits d’œuvres de Fernando Pessoa et d’un de ses hétéronymes

 

ODE MARITIME

Les navires qui franchissent la barre,

Les navires qui sortent des ports,

Les navires qui passent au loin –

(Je m’imagine les voir d’une plage déserte) –

Tous ces navires presque abstraits lorsqu’ils s’en vont

Tous ces navires m’émeuvent comme s’ils étaient autre chose,

Et pas seulement des navires qui vont et qui viennent.

 

Et les navires vus de près, même lorsque personne n’embarque,

Vus d’en bas, des canots, hautes murailles de plaques en métal,

Vus de l’intérieur, par les cabines, les salons, les cambuses,

En regardant de près les mâts qui s’élancent vers le haut,

En frôlant les cordages, en descendant d’impraticables échelles,

En reniflant l’onctueuse fusion maritime et métallique de tout cela –

Les navires vus de près sont autre chose et la même chose,

Ils provoquent autrement la même nostalgie et la même fièvre.

 

Toute la vie maritime ! tout dans la vie maritime !

Toute cette subtile séduction s’infiltre dans mes veines

Et indéfiniment, sans cesse, je pense aux voyages,

Ah ! les lignes des côtes lointaines, écrasées par l’horizon !

Ah ! les caps, les îles, les plages sablonneuses !

Les solitudes maritimes, comme à certains moments dans le Pacifique

Où sous l’effet de je ne sais quelle réminiscence de l’école

Nous sentons peser sur les nerfs la pensée que c’est le plus grand des océans,

Où le monde et la saveur des choses deviennent un désert à l’intérieur de nous !

L’étendue plus humaine, plus éclaboussée, de l’Atlantique !

L’Indien, le plus mystérieux de tous les océans !

La Méditerranée, douce, sans aucun mystère, classique, une mer faite

Pour battre de ses vagues des esplanades que regarderaient les blanches
 statues de jardins proches !

Toutes les mers, tous les détroits, toutes les baies, tous les golfes 
je voudrais les serrer sur ma poitrine, bien les sentir, et mourir !

Et vous, choses navales, vieux jouets de mes rêves !

Recomposez hors de moi ma vie intérieure !

Quilles, voiles et mâts, roues de gouvernail, cordages,

Cheminées des steamers, hélices, hunes, flammes claquant aux vents

Drosses, écoutilles, chaudières, collecteurs, soupapes,

Dégringolez en moi en vrac, en tas,

En désordre, comme un tiroir renversé sur le sol !

Soyez, vous-mêmes, le trésor de ma fébrile avarice,

Soyez, vous-mêmes, les fruits de l’arbre de mon imagination,

Thème de mes chants, sang dans les veines de mon intelligence,

Que vôtre soit le lien qui m’unit au dehors par l’esthétique,

Soyez mon pourvoyeur de métaphores, d’images et de littérature,

Parce qu’en réelle vérité, sérieusement, littéralement,

Mes sensations sont un bateau à la quille retournée, 
Mon imagination une ancre à moitié immergée,

Mon anxiété une rame brisée,

Le réseau de mes nerfs un filet qui sèche sur la plage !

 


Alvaro de Campos Œuvres poétiques 
traduit par Michel Chandeigne
 et Pierre Léglise-Costa


HORIZON

Ô mer antérieure à nous, tes frayeurs

Recelaient des coraux, des plages, des clairières.

Forcés les secrets de la nuit, de la brume

Serrée, des tourmentes endurées, du mystère,

Le Lointain ouvrait ses corolles, et le Sud sidéral

Resplendissait sur les nefs de l’initiation.

 

Ligne sévère de la lointaine côte –

Quand la nef se rapproche la falaise se dresse

De tous ses arbres là même où le Lointain n’avait que du néant;

La terre, de plus près, en sons et couleurs se déploie:

Enfin, quand on débarque, il y a des oiseaux, des fleurs,

Là où de loin n’était rien que l’abstraite ligne.

 

Voici le songe: voir les formes invisibles

De la distance vague, et, par de fort sensibles

Elans de l’espérance et de la volonté,

Aller quérir sur la froide ligne de l’horizon

L’arbre, la plage, la fleur, l’oiseau, la source –

Les baisers mérités de la Vérité.


Fernando Pessoa 
Message
 traduit par Michel Chandeigne
 et Patrick Quillier
 (Ces textes sont publiés avec l’aimable autorisation des Éditions Christian Bourgois.)