C’est à une espèce de dérive intercontinentale et intellectuelle que je vous invite, où il sera question de géopoétique et de culture et au cours de laquelle nous aborderons, j’espère, à quelques îles intéressantes, pour y esquisser les contours, non d’un nouveau «Nouveau Monde», mais, peut-être, d’un nouveau texte (éventuellement contexte) mondial.



1. LA CRISE CULTURELLE

Commençons par une certaine conscience historique et par le sens général d’une crise de la culture que tout le monde ressent à des degrés divers, selon des tonalités différentes.

On se souviendra, dans un premier temps, des deux lettres sur La Crise de l’esprit écrites par Paul Valéry et qui parurent, en anglais, en 1919, avant de paraître en français cinq ans plus tard:

«Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles… Nous avons entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins, descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées, avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques… Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire. Élam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie… ce seraient aussi de beaux noms… Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde.»

Les signes de la crise évoquée par Valéry (le «dernier Atlante», comme il se décrivait avec humour) sont partout, l’un des plus évidents étant la tentative de la camoufler, que celle-ci prenne la forme du grand discours pseudo-culturel spectaculaire, ou celle d’une pléthore de «créations» ou d’«événements» superficiels, sinon dérisoires.



2. LA CHUTE D’UN EMPIRE

Puisque, dans le cadre de ces rencontres, l’Amérique est notre référence, sans être aucunement notre destination, parlons plus précisément d’elle. Non pour nous exciter sur les élections présidentielles (qui est le thème bruyant de l’actualité au moment où j’écris ces lignes), mais pour essayer de percevoir le contexte américain à un niveau plus profond. Pour ce faire, tournons-nous, non pas vers les politologues ou les sociologues, mais vers les poètes.

Pensons à Robinson Jeffers, installé sur la côte californienne, au bout de l’Amérique, qui ne cesse d’exprimer son dégoût de ces États-Unis qui «s’épaississent en empire», et qui finit par leur tourner le dos, le regard plongé dans l’océan Pacifique.

Pensons à Allen Ginsberg qui, lui, vit l’érosion de cet empire, et qui hurle son désespoir dans La Chute de l’Amérique (The Fall of America, poems of these States 1965-1971):

Brume couleur de merde qui s’épaissit sur Baltimore
où le monde de Poe a touché à sa fin — fumée rouge,
Eau noire, nuages sulfureux sur Sparrows Point
Océan gorgé de rouille, marée d’ordures
déferlant vers la côte

Le dernier mot à peu près cohérent de Ginsberg concerne son rêve d’un monde qui existerait, peut-être, dans mille ans, un monde vivant les rythmes de la terre, «sans automobiles», avec «des arbres partout», où l’on écouterait des «épopées en langues archaïques» et des «histoires d’îles».

Près de Ginsberg, pour ce qui est du hurlement psycho-pathologique, il y a Robert Lowell qui, dans un essai de 1953, déclare: «Seuls les atomes fissurés qui ont détruit Hiroshima et Nagasaki peuvent construire notre nouvelle Atlantide.» Toutes les unités étant polluées, corrompues, c’est par une plongée dans la fragmentation, dans l’atomisation que l’on pourra voir se dessiner, peut-être, un nouveau «continent».

Pensons à Hart Crane, celui qui, après Whitman et Melville, a sans doute porté le plus loin, non pas le «rêve américain» socio-économique, mais l’élan américain mytho-poétique. Après avoir chanté, dans un délire rhapsodique et avec des extases platoniciennes, le pont de Brooklyn (merveille de la technique moderne, mais surtout, pour Crane, symbole d’un lien entre l’ancien et le nouveau), après avoir évoqué la navigation et la vision de Colomb, la culture amérindienne, les chemineaux errant d’État en État, conscients du «vaste corps de l’Amérique», l’épopée américaine moderne de Crane, Le Pont (The Bridge), aboutit dans un bar de South Street, où un matelot, ancien baleinier qui a connu l’Arctique, le Panama et le Yucatan et qui est conscient des «frontières de l’esprit», écoute une chanson, Atlantis Rose (Rose de l’Atlantide), dans un jukebox, tout en se disant que «l’étoile flotte en brûlant dans un golfe de larmes». Le poème a beau se poursuivre et se terminer dans un péan très élaboré à l’Atlantide idéale, on n’y croit plus. Et Crane lui-même n’y croit plus. Dans son dernier livre, situé, non plus sur le continent américain, mais sur la mer des Caraïbes (Key West: an Island Sheaf) il déclare: «Laissez-nous tranquilles, idoles futuristes» (Leave us, you idols of Futurity — alone), et si le grand buveur de Bacardi qu’il est devenu parle encore des États-Unis, c’est pour dire que sa «foi envers quelque chose de lointain» est maintenant bien éteinte. Ne reste que «l’eau, et un peu de vent».

Nous sommes arrivés à une limite littorale, où il est question d’une fin de civilisation, d’isolement et d’îles, et, vaguement, d’Atlantide. La huitième et dernière section du Pont de Hart Crane, qui porte en épigraphe cette phrase de Platon: «La musique est la connaissance de ce qui, dans l’harmonie et dans le système, a trait à l’amour», s’intitule, justement, Atlantide.

Avant de poursuivre notre pérégrination insulaire, il semble donc opportun de reprendre le célèbre mythe platonicien, peut-être le plus grand mythe de l’Occident.



3. L’ATLANTIDE ARCHETYPALE

Toute civilisation a besoin de son atopie. Celle-ci peut se situer soit dans le temps, soit dans l’espace — ou dans les deux. La bureaucratie céleste chinoise a besoin de son île taoïste, où poussent les champignons de la longévité. En Occident, l’atopie tend à l’utopie, c’est-à-dire au modèle mytho-politique. C’est bien le cas chez Platon, notamment dans le Timée, et dans le Critias (sous-titre: Atlantikôs), qui font suite à La République.

Timée, philosophe pythagoricien, doit faire devant ses amis un exposé sur la cosmologie, mais avant de s’y lancer, il raconte une histoire. Cette histoire remonte à Solon, un des Sept Sages, qui en avait parlé à Dropide, arrière-grand-père de Timée, qui, de son côté, en avait touché deux mots à Critias, son grand-père, homme politique faisant partie du groupe oligarchique des Trente. Au cours d’un voyage en Égypte, Solon s’était entretenu avec un prêtre de la ville de Saïs, dans le delta du Nil. Celui-ci lui avait dit que les Grecs étaient des enfants, «toujours jeunes dans l’âme», qui n’avaient aucune mémoire, «aucun savoir blanchi par le temps». Savaient-ils seulement que la divinité fondatrice de Saïs, Neith, était la même que celle d’Athènes, Athéna? Se rendaient-ils compte qu’Athènes était en fait plus ancienne que l’Égypte, puisque le peuplement de leur région remontait à un peu de sperme qu’Héphaïstos avait laissé tomber sur Gé, la terre? Étaient-ils au courant du fait que l’histoire procédait par cycles, dont chacun se terminait par un cataclysme qui laissait peu de traces?

Il y a neuf mille ans, par exemple, une grande puissance maritime, un «empire vaste et merveilleux», situé sur une immense île («plus grande que l’Asie et la Libye réunies») à l’ouest des colonnes d’Hercule (une île par laquelle on peut atteindre d’autres îles, et enfin le continent «situé en face»), avait lancé une offensive contre Athènes, dans le but d’agrandir son pouvoir, qui s’étendait déjà jusqu’en Égypte et en Tyrrhénie. Athènes avait résisté, avec succès, mais ce qui porta le coup fatal à l’Atlantide, île fertile et immensément riche, ce ne fut pas l’armée greque, mais un tremblement de terre et un déluge qui, tout en engloutissant l’armée athénienne, avait fait disparaître l’île entière sous la mer: «De là vient que, de nos jours, la mer reste impraticable et inexplorable en cet endroit-là, encombrée qu’elle est par la boue que, juste sous la surface de l’eau, l’île a déposée en s’abîmant…»

On peut ne lire dans cette fable qu’une petite leçon politique. Platon n’aimait pas l’Athènes dans laquelle il vivait. Elle ressemblait trop à l’Atlantide décadente qu’il imaginait. Le Pirée en particulier, avec son commerce et son bruit, lui semblait un lieu de perdition, et le début de la fin. Il était urgent pour lui de garder une image de la belle et bonne communauté, de maintenir vivant le paradigme de la Cité telle qu’il la souhaitait. Ce fut le but de La République. Mais pourquoi se met-il à inventer un mythe, lui qui, dans La République justement, déclare: «Nous ne sommes pas poètes, mais fondateurs d’État. Il nous appartient de connaître les modèles, non de composer des mythes.» C’est lui qui, le premier, avait voulu faire une nette distinction entre muthos et logos. Que se passe-t-il donc dans l’esprit de Platon? La pensée mythique est-elle en train de prendre sa revanche? On pourrait dire qu’il s’agit là d’un moment de fatigue, sinon de désespoir, peut-être le recours à des procédés surannés, sympathiques mais infantiles. Platon désespérait d’Athènes, désespérait de La République, désespérait de sa théorie: on se souvient de l’évocation de la plaine sinistre de Léthé, à la fin de La République, et on lit dans le Timée que du territoire de l’Attique, victime d’une érosion due à la déforestation, ne reste plus que «le squelette d’un homme malade». C’est quand les chemins sont bloqués, quand tout semble perdu, que l’on songe à l’ailleurs, que l’on se plonge dans le rêve et la nostalgie. Et l’Atlantide, à la fois modèle (à ses débuts — comme l’archaïque Athènes) et anti-modèle (à sa fin — comme l’Athènes contemporaine de Platon) est avant tout l’ailleurs.

Mais il se peut qu’il y ait dans l’esprit de Platon autre chose. Quelque chose qui ait trait à la fois à la poétique et à la géographie.

Je vais pousser un peu plus loin dans ce sens.



4. DU MYTHE AU MOUVEMENT

Il est dit dans le Timée que si Solon, retour d’Égypte, fort de l’information reçue à Saïs, avait réalisé son dessein d’écrire un poème, il serait devenu «un poète plus grand qu’Hésiode ou qu’Homère». On peut se demander si, dans la tête de Platon, n’émerge pas, vaguement, la notion d’une autre poétique. Plus dégagée du mythe, plus près de la connaissance, sans être ouvertement philosophique ou lourdement didactique, et se passant, presque malgré lui, dans un espace plus grand que l’espace politique établi.

Que Platon soit nourri de poésie, c’est certain. Son Atlantide ressemble à la fois à «l’île de la fille d’Atlas, aux confins du monde» et au jardin des Hespérides, filles de la Nuit, dont parle Hésiode, et à l’île de Phéacie dans l’Odyssée. Il était au courant aussi des «choses de l’Asie» — la cité de l’Atlantide ressemble beaucoup à la Babylone d’Hérodote, peut-être aux villes phéniciennes de Tyr et de Sidon. Et il me plaît aussi d’imaginer qu’il était un peu au courant de ce que l’on pourrait appeler l’autre Méditerranée: celle des Peuples de la Mer (ceux que les Égyptiens appelaient Akaiwasha, Danuna, Shardana…), celle de l’expansion phénicienne, des rivages sahariens, celle des côtes italiennes, ibériques, gauloises, celle des temples de Malte, des nourraghes (tours d’observation) de Sardaigne et des Baléares, celle des mégalithes de l’Espagne méridionale, celle qui est plus ancienne que la Méditerranée mycénienne, plus ancienne que l’Égypte.

Je suis en train d’inventer un Platon géopoéticien…

Pour rester plus près du Timée et du Critias, on a pu voir dans l’engloutissement de l’Atlantide une référence (souvenir collectif, information ?) à la disparition brutale au XVe av. J.-C., due à une éruption volcanique suivie d’un raz-de-marée, de la civilisation de la Crète minoenne. Et les «ouï-dire» géographiques s’étendent plus loin à l’ouest de la Méditerranée, et jusque dans l’Atlantique. La description des traces laissées par l’engloutissement de l’Atlantide n’évoque-t-elle pas la mer des Sargasses? Qui sait quelles rumeurs de navigations lointaines parcouraient les vagues et les ports de la Méditerranée? Tout porte à croire que des marins méditerranéens (Crétois de l’âge du bronze, Phéniciens, Mycéniens) avaient eu vent de ce qui se passait dans la mer Extérieure, la mer des Ténèbres, et dans la partie nord-ouest de cette mer (Théopompus de Chios parle d’une traversée «hyperboréenne»), notamment du côté des îles Britanniques. La disparition sous la mer de l’Atlantide pourrait être une réminiscence de l’affaissement de terres comme le Dogger Bank. Quand Plutarque parle d’un «culte de Cronos», quand Hécate d’Abdère évoque un énorme «temple d’Apollon» sur les îles des Hyperboréens, on pense à Stonehenge. Plutarque avait sûrement des informateurs celto-britanniques, et il est fort possible que, bien avant lui, des rumeurs de voyages lointains à partir des îles de l’Ouest, soit par la route du nord (Orcades, Shetlands, Féroés, Islande, Groënland), soit par la route du sud (Açores, Canaries) aient atteint la Méditerranée. Personne ne sait très bien jusqu’où est allé le moine-navigateur Brandan, et d’autres de son espèce: quand les premiers portulans commencent à paraître, l’«île de Saint Brandan» flotte à peu près partout, depuis les Açores jusqu’à la côte méridionale de l’Amérique. Dans son De imagine mundi (1130), Honorarius d’Autun parle de l’île Perdue: «Il y a quelque part dans l’océan une île nommée Perdita. Elle dépasse en charme et en fertilité toutes les autres terres, mais elle est inconnue des hommes. De temps en temps, on peut tomber sur elle par hasard. Mais si on la cherche, on ne la trouve pas, c’est pour cela qu’on l’appelle l’île Perdue. On dit que c’est dans cette île qu’aborda Brandan.»

C’est ainsi que naissent Brazil, Antillia — et l’Amérique.

Mon but n’est pas seulement de faire des tracés géographiques, c’est de garder la notion d’îlots de pensée, d’un archipel mental. Dans ses Adventures of Ideas, Alfred North Whitehead évoque la découverte des côtes: celle de la mer Noire, celles de la Méditerranée de l’Ouest, celle de l’Atlantique, celles de l’Égypte, de l’Inde et de la Chine, en insistant sur l’importance qu’avait cette navigation côtière pour l’éveil et pour le développement de la pensée. En parlant d’îles, sans perdre jamais le mouvement et l’émotion, je voudrais garder cette aura platonico-atlantique, poético-intellectuelle.

C’est pour cela qu’au lieu de chercher l’Atlantide sous l’Atlantique Nord, ou sous les sables du Sahara, je me tourne maintenant vers La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon, qui date de 1624.



5. DU MOUVEMENT A LA METHODE

«Nous quittâmes le Pérou (où nous étions restés pendant une année entière) et fîmes voile vers la Chine et le Japon, par les Mers du Sud […]. Nous eûmes des vents d’est favorables […] pendant cinq mois ou plus. Puis le vent tourna, et s’établit à l’ouest pendant des jours et des jours, si bien que nous ne pouvions pour ainsi dire pas avancer, et que nous fûmes parfois sur le point de faire demi-tour. Des vents violents et forts se levèrent ensuite, soufflant du sud-sud-est; ils nous jetèrent au nord, malgré tous les efforts que nous déployions; nos vivres se mirent alors à manquer, bien que nous les eussions ménagés. En sorte que, nous trouvant au beau milieu de la plus grande désolation marine qui soit au monde, sans vivres, nous nous considérions comme des hommes perdus […]. Or il advint que le lendemain, vers le soir, à la distance d’un kenning (c’est-à-dire à vingt milles marins), nous vîmes, en direction du nord, comme d’épais nuages, ce qui nous donna quelque espoir de trouver une terre, car nous savions que cette partie des mers du Sud était encore inconnue, et pouvait donc bien receler des îles ou des continents qui n’avaient pas encore été découverts(1).»

La Nouvelle Atlantide est un peu le testament de celui qui, dans une lettre de 1592 à Lord Burleigh, déclara que, s’il n’avait jamais eu de grandes ambitions civiques, il avait toujours envisagé «de vastes fins contemplatives» et qu’il avait «pris pour province tout le savoir humain». Dégoûté, très jeune encore, par la discussion scolastique abstraite et, plus tard, par l’expérimentation aveugle, agacé par le système d’éducation en cours: «une succession de maîtres et d’élèves, où un problème reste un problème, une réponse, une réponse», et devant le réseau de recherches en place: «Quand tous les hommes, dans tous les âges, se seraient réunis, le genre humain tout entier s’adonnant à la philosophie, et tout le globe se couvrant d’académies, de collèges, d’écoles, de sociétés de savants, néanmoins, sans une histoire naturelle comme celle que nous prescrivons ici, la philosophie et les sciences ne feraient en aucun cas des progrès vraiment dignes de la raison humaine», Bacon avait conclu à la nécessité d’une réforme intellectuelle radicale. L’«histoire naturelle» dont il parle, la Sylva sylvarum (la Forêt des forêts) faisait partie dans son esprit, avec l’Avancement du savoir (De augmentis Scientarum) et le Novum Organum, de la grande «instauration» (Instauratio Magna) qu’il voulait entreprendre.

Pour Bacon, les esprits étaient obstrués par des habitudes de pensée et de langage qui empêchaient, non seulement de connaître «le mouvement secret des choses», mais de rien voir clairement. Quant à la recherche, qu’elle soit philosophique ou scientifique, elle se situait dans un enclos trop limité. Il fallait, en termes imagés (Bacon ne les néglige pas, disant que les Grecs n’avaient même pas compris ce que des peuples plus anciens avaient insufflé aux «flûtes et trompettes» de leurs mythes), sortir du monde méditerranéen et aller au-delà des colonnes d’Hercule, ces limites imposées à la connaissance et à l’action. Il ne s’agit pas là d’une aventure, mais d’une exploration méthodique — sans excès de méthodologie. Car une méthodologie trop rigide peut bloquer l’esprit, de même qu’une imagination débridée, tout en offrant un peu de nourriture en passant, finit par l’encombrer. Il est question d’aller «tout à fait hors les voies de l’imagination», tout à fait en dehors des systèmes, en maintenant un ordre dispersé, en suivant des lignes brisées, en laissant la place au hasard. Diderot, qui admire Bacon (il lui dédie l’Encyclopédie), dit cela d’une manière que Bacon aurait sans doute approuvée: «La raison est portée à demeurer en elle-même, et l’instinct à se répandre au-dehors — l’instinct va sans cesse regardant, goûtant, touchant, écoutant…» C’est que Diderot n’est pas plus cartésien que Bacon, qui ne croit ni à l’esprit pur, ni à la valeur absolue des mathématiques. Bacon ne vise pas à «la maîtrise de la nature» (qui est le projet de la modernité, basé sur une division entre le sujet et l’objet), mais à «un mariage entre l’esprit humain et la nature des choses». Avec ce projet, Bacon dépasse à la fois l’Ancien Monde (Aristote-Platon) et le Nouveau Monde (Descartes), son «monde» à lui étant encore plus «nouveau», encore plus «ailleurs».

L’Opus, tel qu’il l’envisageait: organisation de la recherche, nouvelles institutions fondées sur de nouvelles conceptions, devait changer la vie de fond en comble. Il espérait réaliser cet opus, ou du moins en jeter les bases, sous le roi Jacques Ier d’Angleterre et VI d’Écosse, ensuite sous la reine Elizabeth Ire, mais fut déçu: tout au plus a-t-il pu créer au règne d’Elizabeth un jardin botanique, un zoo, un musée des inventions et une bibliothèque. D’où le recours au mythe de la Nouvelle Atlantide, pour garder vivante la vision du programme entier: «Cette fable, écrit Rawley, l’éditeur posthume du texte, mon Maître l’a conçue afin de pouvoir y présenter un modèle ou une description d’un collège qui serait fondé en vue de l’interprétation de la nature et de la production de grandes et merveilleuses œuvres pour le bien de tout le genre humain, et qui serait appelé la Maison de Salomon, ou encore le Collège de l’Œuvre des Six Jours. Sa Seigneurie a mené son travail assez avant pour que cet aspect-là au moins de son projet soit achevé. Le modèle proposé est certes trop vaste et trop élevé pour pouvoir être imité en tous points, néanmoins, la plupart des choses décrites ici ne dépassent pas les capacités humaines. Sa Seigneurie pensait aussi composer dans cette fable un système de lois, le meilleur moule ou la meilleure constitution pour un gouvernement; mais il prévoyait que ce serait là une tâche de longue haleine, et il en fut détourné par son désir de rassembler les éléments de son Histoire naturelle, sa préférence allant de loin à ce dernier travail…»

A l’encontre de Platon, de Compostella, de Thomas More et de tant d’autres, Bacon ne projette pas une utopie politique, il invente un espace atopique pour un programme, une œuvre générale et géniale, qui n’a pas réussi à se situer dans le contexte politico-culturel qu’il connaissait. L’institution majeure de l’île de Bensalem est en effet un institut de recherche et de création qui réunit «marchands de lumière», «compilateurs», «greffeurs», «artisans», «interprètes de la nature» en vue d’augmenter non seulement le savoir mais le bien-être, le bonheur d’être sur terre. Chez Bacon, tout doit se traduire à la longue en termes de vie. Dans la liste de buts souhaitables que l’on trouve à la fin de La Nouvelle Atlantide, on lit: «prolonger la vie», «trouver de plus grands plaisirs pour les sens», «rendre les esprits joyeux»…



6. LA VISION POETIQUE

Avant de continuer notre généalogie atlantidienne, notre exploration atlantique, notre recherche d’un monde «en dehors du monde», plus nouveau que le Nouveau Monde, voici un poème de W. H. Auden qui parle de la difficulté du voyage et des caricatures et délires qui peuvent l’accompagner, à tel point qu’on risque d’en perdre la véritable trace :

Obsédé par l’idée
D’atteindre l’Atlantide,
Tu as, bien sûr, trouvé
Que seule la Nef des Fous
Fait le voyage cette année,
Parce qu’on prévoit des tempêtes
D’une violence exceptionnelle
Et que tu dois donc être prêt
À te montrer assez absurde
Pour être accepté dans la bande
En faisant tout au moins semblant
D’aimer l’alcool, la farce et le tapage.
Si, comme il se peut, les tempêtes
Devaient t’amener à mouiller une semaine
Dans quelque vieux port d’Ionie,
Parle avec ses savants retors,
Des gens qui ont prouvé l’impossibilité
D’un endroit tel que l’Alantide;
Apprends leur logique, mais note
Que leur subtilité trahit
Une simple, énorme tristesse;
Ils t’enseigneront la façon
De douter que tu puisses croire.
Si, plus tard, tu viens à échouer
Sur les promontoires de Thrace,
Où, torche en main, toute la nuit,
Une race barbare et nue
Fait des bonds forcenés aux sons
De la conque et du gong discord,
Sur ces rivages durs, sauvages,
Arrache tes habits et danse,
Car si tu n’es pas capable
D’oublier complètement
L’Atlantide, ton voyage
Ne s’achèvera jamais.
De même, si tu arrives
À la joyeuse Carthage
Ou à Corinthe, prends part
À leurs amusements sans fin;
Et si, dans un bar, une fille
Dit, en caressant tes cheveux:
«Chéri, c’est ici l’Atlantide»,
Écoute avec grande attention
L’histoire de sa vie: à moins
De connaître dès à présent
Chaque refuge qui s’efforce
De jouer l’Atlantide, à quoi
Reconnaître la véritable?
À supposer que tu échoues enfin
Près de l’Atlantide et commences
Le terrible voyage à pied
À travers les forêts sinistres et les steppes
Glacées, où tous seront bientôt perdus,
Si, abandonné, tu te trouves
Rejeté de tous les côtés,
Pierre et neige, air vide et silence,
Rappelle-toi les nobles morts
Et fais honneur à ton destin,
Toi le voyageur tourmenté,
Le dialecticien bizarre.
Trébuche, avance et réjouis-toi;
Et si, peut-être parvenu enfin
Jusqu’au dernier col, tu t’effondres,
Avec l’Atlantide entière qui rayonne
À tes pieds, sans que tu puisses
Y descendre, sois fier pourtant
D’apercevoir cette Atlantide
Dans une vision poétique… (2)

Comme on l’a constaté, de Platon à Bacon, c’est à une vision poétique que l’on a abouti jusqu’ici. Et c’est déjà quelque chose que de maintenir ouverte ainsi une aire de respiration et d’inspiration. Mais on peut essayer, aussi, de donner à la vision un fondement (éventuellement une fondation). Ce qui implique une mise en question radicale des prémisses de la pensée établie, ainsi que de tout un conditionnement sociologique et psychologique.



7. LE CHINOIS DE KÖNIGSBERG ET L’HYPERBOREEN DE GENES

Tout en invitant au voyage «atlantidien», Bacon a toujours insisté sur la nécessité de prudence et de précision, d’ordre et d’organisation. «Car, dit-il dans Le Grand Accouchement du temps, l’île de la vérité est entourée par un puissant océan dans lequel bien des intelligences iront faire naufrage dans les tempêtes de l’illusion.»

Un siècle et demi plus tard, au chapitre III de la Critique de la raison pure, Emmanuel Kant fait écho à Bacon, en utilisant presque exactement les mêmes termes: «Nous avons maintenant parcouru le pays de l’entendement pur, en examinant soigneusement chaque partie; nous l’avons aussi mesuré et nous avons fixé à chaque chose sa place. Mais le pays est une île que la nature enferme dans des limites immuables. C’est le pays de la vérité (mot séduisant), entouré d’un océan vaste et orageux, véritable empire de l’illusion, où maints brouillards épais, des bancs de glace sans résistance et sur le point de fondre offrent l’aspect trompeur de terres nouvelles, attirent sans cesse par de vaines espérances le navigateur qui rêve de découvertes et l’engagent dans des aventures auxquelles il ne sait jamais se refuser et que, cependant, il ne peut jamais mener à fin. Avant de nous risquer sur cette terre pour l’explorer dans toutes ses étendues et nous assurer s’il y a quelque chose à espérer, il nous sera utile de jeter encore un coup d’œil sur la carte du pays que nous allons quitter et de nous demander d’abord si, par hasard, nous ne pourrions pas nous en contenter, dans le cas, par exemple, où il n’y aurait pas ailleurs un autre sol sur lequel nous pourrions nous fixer (3).»

Pour Nietzsche, Kant était par trop prudent. Chez lui, il y a plus d’urgence et, sinon plus de confiance, du moins plus d’élan désespéré. C’est pourquoi il écrit dans ses carnets (Notes posthumes, 1885-86): «Nous ignorons encore dans quel sens nous serons poussés, une fois que nous aurons quitté notre ancien territoire. Mais ce sol même nous a communiqué la force qui à présent nous pousse […] vers des pays sans limites […]. Notre force ne nous permet pas de demeurer sur ce sol ancien et décomposé […]. Mieux vaut périr que devenir infirme et venimeux. Nous savons qu’il y a un autre monde.»



8. CHAMPS D’ENERGIE

Avec Bacon, Kant et Nietzsche, nous avons affaire à une lignée scientifico-philosophique toujours assez classique — encore qu’avec certains chants du Zarathoustra, et avec l’autobiographie Ecce homo, on bascule déjà vers autre chose. Mais avec D. H. Lawrence, et encore plus avec Antonin Artaud, surgit quelque chose de plus extravagant.

C’est dans l’introduction à Fantasia of the Unconscious que D. H. Lawrence expose sa philosophie intime, en prenant soin de préciser que cette «philosophie», que cette «cosmologie» prend sa source dans les romans et les poèmes. Mais à un certain moment il a senti le besoin d’extrapoler à partir de ces textes de création afin d’établir une cartographie: «une attitude mentale vis-à-vis de soi-même et des choses en général». En fin de compte, dit Lawrence, l’art dépend d’une philosophie, d’une métaphysique, d’un contexte idéationnel. A notre époque, la vision, la métaphysique est usée jusqu’à la corde. Il faut tout reprendre par la base, renouveler le tissu. C’est ce que Lawrence entreprend de faire.

En préambule, afin de ne pas être attaqué sur des points de détail, Lawrence prend soin de préciser qu’il n’a reçu aucune formation archéologique, ethnologique ou anthropologique professionnelle. Il est donc résolument autodidacte — forcément autodidacte, le savoir qui l’attire étant inconnu, n’ayant pas de nom. Ce qu’il a trouvé, ici et là, ce sont des indices. Et il nomme ses sources: Platon, les philosophes pré-socratiques, le mythologue Fraser, le psychanalyste Freud, l’historien des cultures Frobenius. Ce «poète» (c’est le nom que l’on donne communément à celui qui n’entre pas dans les catégories établies) va parler au nom d’une science: «Il existe, affirme-t-il, un immense champ de science qui nous est complètement fermé — c’est la science de la vie.» Notre science à nous, affirme Lawrence, est une science du monde mort. On a perdu quelque chose d’essentiel. Dans le monde païen, dont l’Égypte et la Grèce étaient les derniers représentants, existait «une science en termes de vie». Cette science, déclare Lawrence, ayant laissé la place à la raison raisonnante, a elle-même dégénéré, pour devenir magie illusoire, charlatanisme sordide. Et Lawrence alors d’élaborer sa fable géo-historique à lui: «Dans le grand monde qui a précédé le nôtre, une grande science, une grande cosmologie s’enseignait dans le monde entier, en Asie, en Polynésie, en Amérique, en Atlantide et en Europe… À la période que les géologues appellent la période glaciaire, les eaux du globe ont dû être rassemblées sur les lieux élevés, vaste monde de glace. Et les lits marins d’aujourd’hui ont dû être relativement secs. Ainsi, les Açores surgissaient de la plaine de l’Atlantide, là où s’étend maintenant en houles l’océan Atlantique, et du grand continent pacifique s’élevaient les Marquises et les îles de Pâques. Dans ce monde-là, les hommes vivaient, savaient, enseignaient, et correspondaient à travers la terre entière. Les hommes erraient de l’Europe à l’Amérique, de l’Atlantide au continent polynésien. La science de la vie était universelle. Alors survint la fonte des glaciers, et le déluge. Les réfugiés des continents engloutis se sont rassemblés sur les hauteurs de l’Amérique, de l’Europe, de l’Asie et des îles du Pacifique. Certains dégénérèrent, pour devenir les hommes des cavernes, mais d’autres retinrent leur perfection de vie et leur beauté, tels les indigènes des mers du Sud, et certains erraient en Afrique, tandis que d’autres encore, Druides, Étrusques, Chaldéens, Amérindiens, Chinois, refusaient d’oublier et continuaient à enseigner l’ancienne sagesse.»

Ne restent aujourd’hui de cette ancienne sagesse, selon Lawrence, que des formes symboliques, des rites et des mythes mal compris, des graphismes cosmiques, des figures mystiques, des bribes de musique. Ce sont ces choses-là qui attirent l’intérêt des esprits d’aujourd’hui, avides de sites et de sources, de ressourcement et d’inspiration. Il va falloir longtemps pour retrouver le langage complet, et on se trompera sans doute beaucoup, mais il existe de par le monde des rudiments, des éléments de syntaxe, pour ceux qui se sentent le courage et la force d’essayer de les rassembler.

Voici le credo, le programme de D. H. Lawrence.

On peut négliger sa fable, on peut garder ses distances envers ses réalisations à lui, tout en se disant qu’il y a là un champ d’énergie de premier ordre.

Artaud est proche de D. H. Lawrence, mais plus exaspéré encore, plus pris dans des situations cliniques, plus avide encore d’un site, d’un site vivable. Ce site, il se persuade qu’il l’a trouvé au Mexique, chez les Tarahumaras: «J’ai vu […] au fond de la sierra Tarahumara, le site des rois de l’Atlantide tel que Platon le décrit dans les pages du Critias.» N’insistons même pas sur le fait qu’Artaud s’illusionne: ce qui compte, au-delà de l’illusion psycho-culturelle, c’est le jeu de son intelligence. Ce qu’Artaud voit chez les Tarahumaras, c’est «un défi à ce temps». Voilà des esprits qui ont «la plus haute idée du mouvement philosophique de la Nature», qui ont «une idée géométrique active du monde», et qui vivent dans un pays «littéralement hanté par les signes». Que le plateau des Tarahumaras soit oui ou non un site privilégié, peu importe. Ce qui compte, c’est «le mouvement de la Nature», «une idée du monde» et «des signes»…



9. CASA ATLANTICA


À l’heure qu’il est, cela n’étonnera personne si je dis que c’est tout le mouvement que je viens de décrire, depuis la crise de la civilisation actuelle jusqu’au rêve de quelques isolatos, en passant par la recherche atlantidienne, qui a mené à la genèse de l’Institut (international) de géopoétique.

Plus particulièrement, à un moment donné (et cela pourrait faire partie d’un chapelet de postes dans un réseau géopoétique futur), j’avais pensé à une sorte d’Académie atlantique…

Dans cette Académie de l’Atlantique et de l’aurore, cette Casa atlantica, figuraient (j’entendais leur voix dans une rumeur confuse), en plus de ces esprits que je viens d’évoquer, le Frobenius dont le nom a surgi dans le texte de D. H. Lawrence. Lawrence a sans doute lu en Allemagne les textes écrits par Frobenius sur l’Atlantide: Auf dem Wege nach Atlantis (1911), Volksmärchen der Kabylen (1921), Atlantische Götterlehre (1922).

Dans ce «champ», dans ce «chantier» atlantique, figurait aussi Bachelard, celui qui, dans Le Nouvel Esprit scientifique, parle non seulement d’un «élargissement de l’esprit scientifique», mais de la notion de «santé cosmique». À côté de Bachelard, dans le même ordre de préoccupation, Novalis qui, dans ses Disciples de Saïs (qui renoue directement avec le Critias de Platon), évoque ces «chemins multiples» le long desquels on peut «voir apparaître d’étranges figures» — «sur les coquillages, dans les nuages, à l’extérieur et à l’intérieur des montagnes, des gens, des plantes», et qui parle du vrai Natursinn (sens de la nature), qui fait qu’on jouit de la nature en même temps qu’on l’étudie. Novalis fait le pont entre les historiens de la culture, les philosophes et les poètes. Parmi les poètes, dans un sens plus spécifique, un certain Alvaro de Campos (inventé par Fernando Pessoa), qui, à la suite de Nietzsche, mais en modifiant certains aspects du mythe de celui-ci, s’écrie:

Je proclame
Le Sur-Homme sera, non le plus fort, mais le plus complet!
Je proclame
Le Sur-Homme sera, non le plus dur, mais le plus complexe!
Je proclame
Le Sur-Homme sera, non le plus libre, mais le plus harmonieux!
Je proclame tout ceci sur la barre du Tage, le dos tourné vers l’Europe, les bras levés, regardant l’Atlantique et saluant abstraitement l’Infini ! (4)

En les lisant pour la première fois, j’aimais la force de ces mots, tout en me disant qu’on pouvait peut-être se passer et du Sur-homme et de l’Infini.

Et puis, il y avait Saint-John Perse, né aux îles de l’Amérique, et qui, dans une lettre de 1957, écrit: «“Nous qui sommes d’Atlantique” fut pour trois siècles une expression courante dans le langage de nos arrière-parents.» Il y revient dans la biographie qu’il a faite en introduction à ses œuvres dans l’édition de la Pléiade en 1972: «Si importante et décisive fut l’influence du fait atlantique dans la formation humaine des premiers Antillais français, que leurs fils des Iles, tenant géographiquement l’Atlantique pour un “continent” plus que pour une “mer”, y virent plus un habitat qu’un environnement. À la question: “D’où êtes-vous, de quel pays?”, ils n’eussent point répondu: “De telle ou telle île”, mais “D’Atlantique”.»

J’aimais cette sensation de l’espace, mais au-delà de toute question d’origine ou d’appartenance, ce qui donnait sa place à la Casa atlantica du poète Saint-John Perse, ce fut sa recherche d’une poétique du monde, celle qui est enfouie dans «les grands schistes à venir».

Une chose est l’institution, autre chose la pérégrination, et pour que celle-là reste vivante, il faut toujours en revenir à celle-ci. Si nécessaire aussi que soit le travail collectif (je pense à Bacon), pour que celui-ci ne se fige et ne se fixe pas, mais reste fluide, il faut toujours en revenir à la présence solitaire — solitaire, mais en rapport avec le tout.

Pour terminer, provisoirement, notre pérégrination multiple d’aujourd’hui, je voudrais citer un poète américain qui parle bien de cette solitude en rapport avec le tout que je viens d’évoquer. Il s’agit de Wallace Stevens, et le poème s’intitule «Le lieu des solitaires» :

Que le lieu des solitaires
Soit un lieu de perpétuelle ondulation

Où que ce soit: en pleine mer
Sur le sombre et vert roulis de l’eau
Ou sur les rivages —
Qu’il n’y ait aucune cessation
Du mouvement, ou du bruit du mouvement
Du renouvellement du bruit
Et de la multiple continuation

Surtout du mouvement de la pensée
De son incessante réitération

Dans le lieu des solitaires
Dans ce lieu de perpétuelle ondulation (5)

Avançons, géopoétiquement, loin des foires et des cirques, dans ces solitudes-là.

 

Kenneth WHITE

(1)La Nouvelle Atlantide, trad. Michèle Le Dœuff et Margaret Llasera, Paris, Payot, 1983.

(2) W. H. Auden, Poésies choisies, trad. Jean Lambert, Paris, Gallimard, 1976.

(3) Trad. Trémesaygues et Pascaud, Paris, PUF.

(4) Dans Manifestes du modernisme portugais, Paris, Éditions Champ Libre, 1973. Trad. José Augusto Seabra, légèrement modifiée par l’auteur de l’article.

(5) Trad. Marie-Claude White.