Bien que je réalise des cartes depuis plus de douze ans, la cartographie, le désir et la capacité de dresser des cartes en  général me restent étrangers. Les cartes que j’ai entreprises à ce jour couvrent tout le territoire que j’aperçois depuis là où je vis, et sont des versions élaborées et extériorisées des esquisses mentales qu’on réalise pour se situer, cognitivement et affectivement, dans un nouveau lieu. Désorienté par la nature de l’endroit où j’avais élu de vivre, il m’était indispensable d’en dresser la carte ; aussi commencerai-je par une brève rétrospective de l’étrangeté qu’il présentait à qui arrivait en droite ligne de Londres. Les îles d’Aran sont trois éclats de calcaire arrachés au Burren, dont le caractère paradoxal est bien marqué par l’appellation de son abbaye en ruine, ‘Sainte Marie du Rocher fertile’. Cependant les îles correspondent davantage avec le Connemara, partageant avec lui l’honneur et le fardeau d’une langue en déclin qui porte une tradition orale plus ancienne que le christianisme. L’Atlantique bat, caresse, malmène et déprime les deux grandes terres [mainlands], et déborde d’attention pour les îles en particulier. Suffit. Cela est déjà plus que ce que je connaissais quand je suis arrivé en 1972, pour vivre dans un hameau situé à une heure de marche à l’ouest du petit port d’Árainn, la plus grande des îles.

Me retrouver dans un tel paysage, ou plutôt série de paysages entremêlés s’avéra être l’affaire de beaucoup d’années, et n’a pu se faire, pour l’essentiel, qu’à travers des cartes et l’écriture. Les cartes sont publiées sous l’appellation de Folding Landscapes, la petite maison d’édition dirigée par ma partenaire et moi-même depuis 1984, à Roundstone, dans le Connemara. Les cartes produites à ce jour sont celles des Iles d’Aran (1976 et 1984), du Burren (1997); le travail sur le Connemara est toujours en cours.

 

Je conçois la cartographie comme une forme d’art particulièrement adaptée à l’ordonnancement d’une grande quantité de faits en un tout expressif. Mes études ont porté sur les mathématiques et la physique mais ma ‘formation’ fut celle d’un artiste travaillant dans les modes abstraites et ‘environnementales’ du Londres de la fin des années 1960, tandis que ma capacité de dessinateur était le résidu d’une période d’illustrateur technique ‘freelance’. Aussi ai-je abordé la pratique de la cartographie dans la quasi ignorance de ses techniques, ses théories et idées reçues, pour ne pas dire dans la méfiance profonde de ses structures technologiques et organisationnelles qui distancient le cartographe du lieu à dessiner, aliénant la main du pied. Pour moi, la réalisation d’une carte devait être une rencontre singulière entre une personne et un territoire, un engagement sans limite en terme de temps et d’effort, un projet existentiel de connaissance d’un lieu. La carte elle-même ne pouvait guère être plus qu’un rapport provisoire dans le parcours de sa réalisation.

Cependant dès le départ je me suis trouvé collaborer avec une cartographie traditionnelle. Ces territoires marginaux de l’Irlande avaient été pour la dernière fois cartographiés en détail par le Service des cartes d’État-Major, dans les années 1890 et les feuilles de six pouces vieilles de 80 ans s’avéraient être un point de départ idéal pour mon propre travail, car elles lui conféraient une ossature topographique correcte mais étaient singulièrement dépourvues de chair propre. Dans Le Burren l’espoir de découvrir des sites préhistoriques nombreux non répertoriés me fit explorer les blancs des vieilles cartes. Sur Aran et dans le sud irlandophone du Connemara, les toponymes sur les cartes d’État-Major, peu nombreux, devaient être écartés comme étant des altérations anglicisées qui sentaient leurs siècles d’impérialisme culturel; je me fis un devoir et un plaisir de rechercher leurs formes originaires irlandaises toujours chargées de sens, une quête qui me conduisit dans les labyrinthes du folklore et de l’histoire locale.

Quand j’en vins à réaliser mes premières cartes, je me limitai au noir et blanc et à des techniques linéaires pour mieux souligner l’enchevêtrement des divers aspects du territoire. Une carte en couleurs, me semblait-il, se décomposerait facilement, visuellement et conceptuellement, en des couches surimposées mais autrement séparées. En créant des symboles pour les différents terrains tels que le rivage rocheux, les dunes de sable, les collines escarpées et les tourbières, je cherchais des équivalents visuels pour le contact du pied, les ornements internationalement standardisés m’étant inconnus en pratique et a priori inacceptables pour moi; même le terme d’'ornement', avec ses connotations de superficialité et d’inutilité, était totalement inadapté à ces textures qui devaient être la substance même et le fond du dessin. Les teintes et les réglures toutes faites étaient hors de question aussi; dans tous les cas je trouvai qu’en positionnant consciemment même les taches et les points les plus minuscules (réalisés avec une plume de 0.1mm, pour une réduction 3:2), je pouvais créer des clairières autour des marques plus importantes telles les tirets des lignes délimitant des agglomérations; ce qui mettait en valeur leur clarté compensait l’absence de contrastes colorés. Il était bien sûr axiomatique que les traits cardinaux du territoire en question suggéreraient l’agencement et le tracé de la feuille; il n’était pas question pour moi de découper la continuité de la surface de la terre en portions standardisées. Par exemple je pouvais décider de montrer le détail de la majestueuse étendue de falaises atlantiques d'Aran dans la perspective d’un vol de mouette, d’une manière impossible et déplacée s’agissant des côtes anfractueuses du Connemara.

Dans tous ces choix j’essayais de préserver la texture d’une expérience immédiate. J’avais une formule pour me guider et m’aiguillonner à travers les fourrés des difficultés que je rencontrais; en marchant sur cette terre, je suis la plume sur le papier; en dessinant la carte, ma plume est moi-même arpentant la terre. La finalité de cette identification était de court-circuiter les polarités d’objectivité et de subjectivité, et de m’aider à rester en règle avec la réalité.

Une partie du rituel puritain de ma pratique à ses débuts s’est relâchée aujourd’hui, alors que je me complais dans les espaces latitudinaires du Connemara. Mais mon orientation de base est inchangée: une carte est un effort soutenu en direction d’un but inatteignable, la compréhension entière par un individu d’un espace qui sera transformé en un lieu individuel par cette tentative. Une petite inégalité banale, qu’a intégrée en moi l’expérience de la cartographie, confirme cette inatteignabilité. Si t est une mesure linéaire de la feuille sur laquelle on doit s’exprimer, T la mesure correspondante du territoire que l’on souhaite exprimer, et m une mesure convenable de la richesse de détail que la plume peut rendre clairement, alors M, mesure de la réalité que ces moyens choisis peuvent saisir, est à tout jamais limitée comme suit:

 

M ≤ mt /T


Tim ROBINSON

Ce texte a été publié dans The Bulletin of the Society of University Cartographers
(Vol. 20, No. 1, Reading, Juin 1986)
et dans The American Geographical Society Newsletter
(Vol. 9, New York, 1989).


(traduit de l'anglais par Michèle Duclos, dont on peut lire cet article)