DEUX VOIES DIVERGENTES

D’un point de vue épistémologique, l’intérêt pour la Terre a connu trois étapes partiellement inclusives que l’on pourrait rapporter à trois racines grecques : graphein, logos et poïein. La première, du grec γράφειν, a pour sens premier « faire des entailles », d'où « graver des caractères », « écrire », mais aussi « dessiner ». Rapporté à la Terre, cela consiste en une description verbale et iconique, notamment par le dessin : la géographie. La deuxième racine, de loin la plus polysémique, λόγος, désigne « la parole », « le discours » ; sa parenté avec le mot « logique » explique l’extension de son sens à « raison » puis à la caractérisation d’un champ du savoir : la géologie. Enfin le verbe ποιειν signifie « faire » et son dérivé ποιητικός « qui a la vertu de faire, de produire ». Inclusif des deux premiers selon Kenneth White et rapporté à la Terre, on le trouve dans géopoétique — laquelle vise au faire du corps et de l’esprit, c’est-à-dire à la pratique et à la théorie dans leur rapport enté à la Terre.



Qu’il s’agisse de la géographie ou de la géologie, on est passé du discours (le logos) et de l’écriture (le graphein) aux géosciences. Il semble que deux voies divergentes coexistent de façon plus ou moins consciente dans ce champ épistémologique. L’un, de différend avec le monde, est d’ascendance métaphysique. Il est le lointain parent du discours biblique ; il est surtout l’héritier de l’idéalisme platonicien qui cherche hors du monde visible (dans un arrière-monde dit Nietzsche) une explication à ce dernier ; il est le fait de cet Homme faustien décrit par Oswald Spengler dans Der Untergang des Abendlandes (Le Déclin de l’Occident, 1918 & 1922) voici un siècle à peine, selon lequel le destin de l’homme occidental consiste à dominer le monde.

Ne vivons-nous pas dans ce monde prométhéen dont Oswald Spengler et Ernst Jünger ont fait, non sans ambiguïté, le portrait avant l’arrivée au pouvoir du nazisme et du stalinisme ? Pour le premier, le destin de toute culture, considérée comme le plus haut état d’un ensemble de réprésentations, était de décliner en civilisation. L’Occident faustien était selon lui condamné du fait de son aspiration constante à la force et à l’illimité. Jünger affirmait quant à lui dans Der Arbeiter (Le Travailleur, 1932) sa foi dans la puissance intrinsèque de la technique révélant « l’existence simultanée d’une destruction de grande ampleur et d’une construction différente du monde qui ont toutes deux en propre une orientation bien déterminée »[1]. Ces idées n’ont-elles pas diffusé dans le monde postérieur à Auschwitz et Hiroshima ? L’extension contemporaine des techno-sciences à tous les domaines de la vie porte à le croire.

Ainsi, dans la panoplie des géosciences et de leurs modélisations trouve-t-on de quoi inventorier, afin de les rendre disponibles, toutes les ressources minérales terrestres. C’est ce que Heidegger, dans son analyse de la technique, définissait comme troisième étape de l’histoire de l’outil : le contrôle cybernétique et la théorie des systèmes. A l’instar d’autres champs épistémologiques, la géologie est au service de l’agression à grande échelle d’une nature transformée, rendue de plus en plus disponible et utilisable. Les conséquences sont loin de n’être qu’environnementales. Songeons à la géopolitique du pétrole au Moyen-Orient, à celle des terres rares dans la région africaine des Lacs et aux guerres consécutives. Tout cela est le reflet d’une extension de l’esprit faustien au monde entier — quel que soit le nom qu’on lui donne désormais.

Mais il existe aussi une voie qui estime que le meilleur chemin à suivre part du réel, que c’est un chemin poïétique, où l’on observe, entend et essaie de prolonger la productivité naturelle pour la porter, par une création de l’esprit — une poétique — plus loin. Comme tout provient de la Terre, c’est à elle qu’il faut s’intéresser en premier lieu. Tel est bien le point de départ de la géopoétique.


NOUS, LA TECHNIQUE ET LA TERRE

La pensée de Martin Heidegger a eu un rôle important dans le cheminement intellectuel de Kenneth White jusqu’à la géopoétique. En interrogeant le règne actuel de la technique, le penseur allemand a mis au jour les changements dans la perception de l’ensemble naturel, la phusis, intervenus depuis l’époque présocratique. Cela revient à rappeler l’histoire de la métaphysique dont nous vivons le parachèvement et dont il nous faut imaginer comment sortir.

Pour les Grecs anciens, la ‘nature’ sous son nom de phusis est le nom essentiel de l’étant dans sa totalité : « l’étant constitue pour eux ce qui, croissant de soi-même et contraint à rien, éclot et se produit, ce qui rentre en soi et s’évanouit : le règne qui va s’épanouissant et se repliant en soi-même »[2]. La nature est poïétique en ce qu’elle est le procès par lequel la totalité de l’étant se dévoile à partir de son propre fond. L’essence non métaphysique de la technique consiste à être un mode du dévoilement de l’étant en sa totalité. C’est-à-dire que la technè non métaphysique, celle de l’artisan comme celle de l’artiste, est une connivence avec l’étant qu’elle laisse se dévoiler à partir de son fond propre. Chez l’artiste, le geste technique  permet de dévoiler la nature, voire de prolonger ce dévoilement, tout en maintenant sensible ce plus profond qu’elle-même que Heidegger appelle la Terre. Aussi la technè au sens initial consiste-elle à savoir s’y prendre avec l’étant, à savoir s’expliquer avec lui en fonction de ce qu’il dévoile à partir de lui-même. Mais pour les anciens Grecs, il ne s’agit jamais d’agresser la phusis.

Alors qu’Aristote considérerait que les phénomènes naturels se manifestaient à partir d’eux-mêmes et que les connaître revenait à faire l’expérience sensible et perceptive de leur visage, son maître Platon fit intervenir selon Heidegger le premier effacement de la vérité du dévoilement de l’étant sous toutes ses manifestations. Pour Platon, les étants révèlent ce qu’ils sont à partir de leur Idée ; par là-même, il établit une hiérarchie entre les étants sensibles, les Idées et l’étant suprême. Penser revient à atteindre la clarté de l’Idée, quand Parménide estimait pour sa part que penser revenait à s’ouvrir à la sollicitation de l’Être qui se voile en se dévoilant.

La mutation décisive est cependant intervenue à l’aube des temps modernes lorsque, avec Galilée et Descartes, le concept de vérité n’a plus reposé sur la chose observée mais sur l’intellect. A savoir que la chose de la nature ne manifeste sa vérité comme phénomène que dans la mesure où elle se trouve en conformité avec un projet émanant de l’intellect. Avec la distinction sujet/objet introduite par le Cogito cartésien, tout étant est subordonné à cet unique centre de référence qu’est le sujet, tout étant se détermine par rapport à lui. Et ce rapport est énoncé comme mathématique : « l'arithmétique et la géométrie sont beaucoup plus certaines que les autres sciences : c'est que seules elles traitent d'un objet assez pur et simple pour n'admettre absolument rien que l'expérience ait rendu incertain, et qu'elles consistent tout entières en une suite de conséquences déduites par raisonnement. »[3] Dès lors, arriver à la vérité — qui était pour les Présocratiques l’autre nom de la phusis et du dévoilement — résulte d’opérations mathématiques. La connaissance n’est plus connivence mais pouvoir.

Pour résumer ces trois époques de la compréhension de la nature, qui correspondent à trois conceptions de l’outil : 1/ la nature est ce qui croît et qui vit ; l’outil de l’artisan ou de l’artiste a une valeur d’usage en connivence avec le matériau dont il est fait — c’est la technè 2/ la nature est subsistante, sans que les étants, disponibles, ne requièrent une activité fabricatrice ; l’outil de l’industrie est sans nature propre et remplit une fonction — c’est le pragmatisme de la Technique 3/ la nature est disponible, elle est agressée pour s’assurer qu’elle sera toujours plus utilisable ; l’outil est avalé dans la restructuration constante qui est la forme ultime de l’organisation technique — c’est la théorie des systèmes, qui avale même l’homme à son service : le Gestell (le Dispositif) en langage heideggerien.


"OÙ CROÎT LE DANGER CROÎT AUSSI CE QUI SAUVE"

La situation présente de l’humanité dans son ensemble (et pas seulement de sa fraction la plus avancée technologiquement puisque le monde entier est requis par le Dispositif) est de ne plus percevoir l’Être autrement que comme un fond disponible, exploitable et calculable parce que la technique comme figure achevée de la métaphysique rend presque impossible la distinction entre étant et Être. Pourtant, Heidegger estime que même le Gestell peut, à la façon d’un négatif, montrer ce qu’il oblitère. L’immense dispositif technologique qui enserre l’humanité, le vivant et même l’inanimé laisse apparaître sa force et sa fragilité face à la nature qui croît et qui vit. Du temps des Anciens Grecs, la technè était subordonnée à la phusis ; dans la vision métaphysique, le rapport s’est inversé et ce sont des défis constants que la technique lance à la nature. Pour quels risques insignes ! Comme en retour, la nature lance ses propres défis au monde de la technique, laquelle pourrait nous faire basculer dans le chaos puis le néant. Les défis (dont le défi climatique) auxquels nous sommes collectivement confrontés ne seront pas surmontés avec le même paradigme, avec le même type d’approche. Que faire ? Il ne peut être question d’abandonner l’outil, puisque le travail qui lui est lié semble inhérent à l’humain. Mais la vertu de l’outil étant d’ouvrir un monde, il s’agit de rouvrir un monde au monde, c’est-à-dire se remettre à l’écoute de la phusis, serait-ce avec les outils de l’ère technique, et de mettre les savoirs apportés par ces derniers en rapport avec des sensations et des perceptions.

N’est-il pas urgent de retrouver une connivence avec la phusis ? Pour cela, il faut en comprendre la poïétique, dussions-nous inventer de nouveaux outils. Ensuite, il est nécessaire de trouver sa géopoétique.

Régis POULET


[1] Ernst Jünger, Le Travailleur, Bourgois, 1989, p. 199.

[2] Martin Heidegger, Nietzsche, I, cité par Hubert L. Dreyfus in « De la technè à la technique », Cahier de l’Herne Heidegger, L’Herne, 1983, p. 293.

[3] René Descartes, Règles pour la direction de l’esprit, 1628.