Les géologues passent pour les rares personnes à conserver de nos jours le sens du paysage. Avec certains géographes, et les géopoéticiens. A l’instar d’autres sciences naturelles, la géologie a pourtant connu au XXe siècle un tournant majeur où elle a autant gagné que perdu. Le formidable accroissement des géosciences est allé de pair avec une abstraction du rapport physique avec le monde. Pour le dire autrement, même si les géologues sont encore et toujours ‘sur le terrain’, ils y sont de moins en moins. D’ailleurs, les noms ont changé : géologie est concurrencé (selon les contextes) par sciences de la Terre, par sciences de la planète et par géosciences.

 

« Les Géosciences sont par nature pluridisciplinaires. Elles se situent au carrefour de savoirs fondamentaux en Physique, Chimie, Biologie. Le désir de comprendre et simuler des processus de plus en plus complexes, fait qu’elles font aussi de plus en plus appel aux Mathématiques et à l’Informatique.
Les savoirs en Géosciences ont évolué rapidement au cours des dernières décennies aidés en cela par les progrès technologiques permettant d’observer la Terre depuis l’espace et de modéliser la dynamique de la terre, de l’Océan et de l’Atmosphère à l’aide de modèles. » (présentation du site de l’ENS)

 

Il n’est pas question de regretter l’acquisition de savoirs nouveaux grâce à de nouveaux outils. La géologie a toujours puisé dans divers champs disciplinaires, sa richesse étant précisément de se tenir à égale distance de toutes les spécialisations afin de donner du monde une représentation conforme aux faits naturels. Elle a notamment permis de s’extraire du diluvianisme (et de sa version contemporaine, le créationisme) qui prétendait faire remonter l’histoire du monde à quelques milliers d’années, monde apparu en l’état et propulsé fièrement du néant à l’être par un démiurge pour servir d’amusoire à l’espèce humaine. D’autres récits, d’autres mythes ont certes à ce propos plus de profondeur que la tradition biblique, mais force est de constater leur quasi disparition de l’horizon culturel contemporain. Il faut convenir aussi que l’idéologie créationniste fait encore bien des ravages de nos jours. Hormis cette rémanence d’une ignorance crasse qui ne doit jamais nous paraître anodine, la question de l’évolution de la géologie est vraiment intéressante[1].

Quoique formé de radicaux grecs, le mot ‘géologie’ ne date que du Moyen Âge, quand geologia désignait l’étude de tout ce qui était terrestre (dont les sciences humaines) par opposition à ce qui était divin. Non pas que l’Antiquité n’ait pas observé le monde ni réfléchi à son histoire naturelle, mais cela ne fut pas constitué en un savoir global à propos de la Terre. Il faut néanmoins retenir les observations d’Hérodote dans son Enquête, selon lequel « anciennement, les Égyptiens n’avaient pas de terre qui leur appartînt ; car ce Delta, comme ils l’affirment et comme je le crois, est fait des alluvions du Nil et, peut-on dire, d’apparition récente »[2]. Ainsi que celles d’Aristote, qui cherche surtout dans ses théories à s’appuyer sur des faits bien observés et sur des expériences. Jules Barthélémy Saint-Hilaire, qui le traduisit au XIXe siècle, affirme en 1863 que « la justesse des considérations qu'il présente [dans ce chapitre] est à peu près irréprochable ». Aristote y expose en effet la lenteur des changements qui affectent terre et mer, et notamment :

 

« Les mêmes lieux de la terre ne sont pas toujours humides ou secs ; mais leur constitution varie selon la formation ou la disparition des cours d'eau. C'est là ce qui fait que le continent et la mer changent aussi de rapport, et que les mêmes lieux ne sont pas toujours de la terre ou toujours de la mer. La mer vient là où était jadis la terre ferme ; et la terre reviendra là où nous voyons la mer aujourd'hui. »[3]

 

Quant à Ovide, cher à Kenneth White, il écrit dans ses Métamorphoses, faisant parler Pythagore :

 

« ...Vidi... factas ex aequore terras
      Et procul a pelago conchae jacuere marinae...
      [...]
      Quodque fuit campus, vallem decursus aquarum.
      Fecit et eluvie mons et deductus in aequor. »
 
« ...J’ai vu... des terres faites à la place de la mer
      Et loin de la haute mer des coquilles gisantes...
      [...]
      D’une campagne cultivée le dévalement des eaux a fait une vallée
      Et par le délavement la montagne est descendue dans la mer. »[4]

 

Au Moyen Âge, c’est en premier lieu des savants du Levant que la lumière est venue, Ibn Sînâ (Avicenne) en tête, qui décrit la formation des roches, la conversion en pierre des végétaux et des animaux, la genèse des montagnes par les tremblements de terre. Albert le Grand et surtout Buridan vers la fin de cette période, représentent les sommets de la géologie, eux qui s’appuient sur Aristote et Avicenne pour expliquer le déplacement des mers et la surrection des montagnes ou encore, pour Buridan, l’originale idée d’une compensation d’équilibre entre différentes parties du globe.

La Renaissance apporte beaucoup de matériaux d’observation mais peu d’analyses nouvelles. Le XVIIe siècle est, lui, déterminant en ce que pour la première fois des explications sur la structure générale de la Terre sont proposées : d’abord René Descartes dans le livre final de ses Principia philosophiae (1644), et l’idée d’une structure concentrique avec un feu intérieur ; puis Athanasius Kircher, qui affirme dans Mundus subterraneus (1665) que ce feu intérieur communique avec la surface grâce à des conduits qui arrivent sous les volcans. C’est à ce siècle qu’un Danois nommé Niels Stensen (Nicolas Sténon), mérite le premier d’être appelé géologue en ce qu’il a posé en un bref ouvrage, Prodromus (1669)[5], les bases modernes de la discipline. Posant en principe que tout solide est issu d’un fluide, il introduit les termes et les concepts de ‘strates’ et de ‘sédiments’ et explique, par une exclusive analyse du terrain, que les couches du sous-sol se sont déposées successivement par superposition ; qu’étant presque horizontales à cette étape, lorsqu’on les retrouve mises à nu ou penchées, cela signale une ablation, une rupture et un dérangement qui est la cause des montagnes. Enfin, outre des observations remarquables sur la croissance des cristaux, il applique à une reconstitution de l’histoire géologique de la Toscane la règle qu’il a formulée selon laquelle les circonstances de la genèse d’un corps ou d’un objet sont à chercher en lui-même.

En son siècle — hormis ce précurseur méconnu que fut Robert Hooke, dans le sillage de la création de la Royal Society pensée pour mettre en œuvre les principes de Francis Bacon — il n’est guère que Protogaea (1693) de Leibniz qui ait eu autant d’influence que Prodromus. Et tout particulièrement sur Buffon, dont l’Histoire naturelle (1749) commence par L’Histoire et théorie de la Terre (citant d’ailleurs en épigraphe les vers d’Ovide). Ce que l’on y discerne est la révolution que la naissance de la géologie fait subir à la hiérarchie des sciences :

 

« L’histoire générale de la Terre doit précéder l’histoire particulière de ses productions, et les détails des faits singuliers de la vie et des mœurs des animaux ou de la culture et de la végétation des plantes, appartiennent peut-être moins à l’Histoire naturelle que les résultats généraux des observations qu’on a faites sur les différentes matières qui composent le globe terrestre, sur les éminences, les profondeurs et les inégalités de sa forme, sur le mouvement des mers, sur la direction des montagnes, sur la position des carrières, sur la rapidité et les effets des courants de la mer, etc. Ceci est la Nature en grand, et ce sont là ses principales opérations, elles influent sur toutes les autres, et la théorie de ces effets est une première science de laquelle dépend l’intelligence des phénomènes particuliers, aussi bien que la connaissance exacte des substances terrestres ; et quand bien même on voudrait donner à cette partie des sciences naturelles le nom de physique, toute physique où l’on admet point de systèmes n’est-elle pas l’Histoire de la Nature ? »[6]

 

Se joue alors, en marge des considérations à très vaste échelle de Buffon, le développement d’une nouvelle science dite géognosie (gr. gnôsis, « connaissance »), grâce à Georg Christian Füchsel, entre autres géognostes, qui a pour objet l’étude de la composition de l'écorce terrestre, la description des formations stratifiées, ainsi que l'étude des gîtes minéraux et métallifères. Uniquement descriptive, elle précise les relations mutuelles et le contenu minéralogique des unités lithologiques superposées, et aboutit d’une part à l’établissement d’une chronologie relative, et d’autre part à la création de cartes géologiques en couleur. Cette science aux enjeux miniers à l’aube de la révolution industrielle a été, selon François Ellenberger, l’une des bases organisatrices de la géologie moderne. Elle naît entre 1810 et 1830 après une triple prise de conscience : d’abord celle de l’immensité des temps géologiques, qui ne fait plus problème, même chez les chrétiens fervents ; ensuite, la succession des faunes dans le temps, grâce aux travaux de Georges Cuvier, concept réorienté par Jean-Baptiste de Lamarck dans un sens évolutionniste, et à la datation des couches par leurs fossiles caractéristiques, établie par Alexandre Brongniart et William Smith ; enfin, par l’inexistence d’une formation ‘primitive’ originelle montrée par James Hutton dans Theory of the Earth (1788,1795). Un siècle avant Nietzsche, James Hutton donne une fin de non recevoir à l’obsession de l’origine. Jusqu’alors, plutonisme et neptunisme s’opposent. Dans ce dernier, les gneiss et les granites constituent les plus anciennes couches qui se seraient déposées dans la mer primordiale, chaude et chimiquement saturée. Le plutonisme, pour sa part, estime que le prétendu ‘primitif’ (granite compris) est de tout âge. Ce qui vient définitivement s’imposer à cette occasion est la notion de cycle orogénique (gr. oros, « montagne »), à savoir qu’au cours de l’histoire de la Terre, les roches qui constituent le relief sont érodées, entraînées au fond des mers où elles subissent un enfouissement qui les fait fondre puis recristalliser, avant qu’elles ne réapparaissent en de nouvelles montagnes. Et ainsi de suite...

Avant Schopenhauer pour qui l’histoire humaine est semper eadem, sed aliter (« toujours identique, mais différente »), et Nietzsche qui a l’intuition du Ewige Wiederkehr des Gleichen (« L’Éternel retour du même ») sur le plateau de l’Engadine, James Hutton démontre que les parties du tout reviennent, mais pas sous la même forme ni au même endroit. Enfin, la dernière avancée majeure de la géologie est une conséquence de la découverte dans les Alpes des nappes de charriage, c’est-à-dire qu’un ensemble de terrains a été déplacé et est venu recouvrir un autre ensemble dont il était très éloigné à l’origine — la ‘fenêtre d’Engadine’ permet d’ailleurs de voir les nappes sous-jacentes charriées par la poussée africaine. Alfred Wegener propose de considérer la dérive des continents comme l’explication de tels soulèvements. Comme Francis Bacon (le père de la méthode expérimentale) avant lui, ce n’est pas de conjectures détachées du réel que lui est venue cette idée, mais de l’observation de la glace en dislocation lors d’un séjour au Groënland.

L’histoire de la géologie jusqu’à nos jours montre que l’attention aux faits naturels, souvent directement observables, et une ouverture d’esprit possibiliste sont au cœur de sa méthode. Il ressort également que tout change et tout revient selon des échelles de temps non-humaines. La notion de lieu en est enrichie à tel point que cela paraît une excellente voie pour comprendre les rapports entre lieu et non-lieu. De même pourrions-nous étendre le concept de nomadisme intellectuel avancé par Kenneth White et mis en application dans ses essais à la pratique géologique. Elle l’a prouvé au fil de son évolution : l’attention au tout et à ses parties, l’irréfragable primauté du terrain, l’élan transdisciplinaire en font une proche parente de la géopoétique.

Régis POULET


[1] Nous empruntons dans les lignes qui suivent à François Ellenberger, spécialiste de l’histoire de la géologie.

[2] Hérodote, L’Enquête, II, 15 in Hérodote & Thucydide, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, p. 147. Explication reprise par Aristote dans ses Météorologiques, I, 14, 28.

[3] Aristote, Météorologiques, I, 14, 1 ; Durand, 1863, trad. de Barthélémy Saint-Hilaire, lequel eut un rôle non négligeable dans l’ouverture à un autre continent de la pensée : le bouddhisme.

[4] Ovide, Les Métamorphoses, livre 15, vv. 265-6 & 268-9.

[5] Dont le titre complet est De solido intra solidum naturaliter contento dissertationis prodromus. Il ne rédigea pas l’ouvrage annoncé, étant plus intéressé par ses travaux théologiques, et en resta à ces Prodromes.

[6] Buffon, « Second discours : Histoire et théorie de la Terre » in Histoire naturelle, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, 2007, pp. 67-8.