Une lettre adressée (le 20 mars 2015) par l’Atelier géopoétique du Québec, La Traversée, au nouveau président de l’Institut international de géopoétique (et à moi-même) concernant notamment des questions de logistique, permet de revenir non seulement sur une problématique due à l’extension de l’IIG, mais, plus globalement, de repréciser les rapports entre l’Institut et les divers centres de son archipel, et de redessiner les grandes perspectives de l’Institut. C’est surtout sur ces grands thèmes que je parlerai ici. Je le fais, faut-il le rappeler, en tant qu’inventeur du concept de géopoétique, de fondateur de l’Institut international de géopoétique en 1989, président pendant 24 ans, à présent président d’honneur et « pilote océanique » permanent.

 

1. L’idée géopoétique

J’ai déjà raconté comment le terme de « géopoétique » a surgi dans mon esprit – lors d’un voyage au Labrador le long du Saint-Laurent, sur une de ces « routes bleues » du monde qui existent (encore) à côté des autoroutes. Ce fut le moment catalyseur, qui avait bien sûr tout un arrière-fond préalable (notamment mon expérience de la côte ouest atlantique de l’Écosse et de la région pyrénéenne). Je ne reviendrai pas sur cela ici.

Je ne reviendrai pas non plus sur toute la théorisation qui a suivi, exprimée, avec un souci de clarté et d’exactitude mais sans oublier une certaine obscurité vitale et la pluripotentialité de l’anexactitude (l’intuition), dans maint essai, maint livre, notamment Le Plateau de l’Albatros, Panorama géopoétique… La théorisation est en perpétuelle évolution. Récemment, par exemple, dans Au large de l’Histoire et Le Gang du Kosmos.

Je me contenterai ici d’un schéma géométrique abstrait. Prenez une ligne fondamentale, avec, à l’une des extrémités, une philosophie (disons, pour aller vite, Spinoza), et, à l’autre extrémité, une topologie (disons, Poincaré). A partir de ces deux points de base, projetez, disons à un angle de 45°, deux lignes vers le haut. Le triangle qui en résulte, avec ses contours, son contenu et son rayonnement, c’est la géopoétique.

L’idée joue en géopoétique le même rôle que l’attracteur en topologie. L’attracteur singulier incorpore les tendances à long terme d’un système.

 

2. La création de l’Institut

Pourquoi fonder un Institut ?

Je viens d’évoquer la théorisation d’une idée intuitive et expérimentale (rien à voir, soit dit en passant, avec un « idéal »). Par rapport à une idée embryonnaire, fragile et exposée, la théorisation est comme une ossature. Je pense à ces amas flottants de matière-énergie qui peuplaient le monde il y a quelque 500 millions d’années, avant d’emprunter des éléments au monde géologique, minéral (le calcium, par exemple) pour se fabriquer un squelette, ce qui leur donnait à la fois de la force et de la mobilité.

Après la théorisation, l’institutionalisation représente un pas de plus. Là, nous ne sommes pas dans le domaine de la pure pensée, mais dans le champ de la politique, de l’organisation de la polis. Et, avec la géopoétique, dans son champ le plus vif, le plus dynamique : celui de l’éducation, celui de la culture (dans un sens que ces deux mots n’ont plus depuis longtemps).

Certains des philosophes que j’ai particulièrement admirés ont senti le besoin de fonder une institution à un moment ou à un autre. Sans remonter aux modèles classiques  – Platon et son Académie, Aristote et son lycée, Épicure et son jardin – je songe à certains poètes-penseurs modernes. Nietzsche aurait aimé pouvoir fonder une École du Midi, qui reprendrait, en plus vigoureux, l’inspiration du vieux consistoire du Gai Savoir. Ezra Pound aurait aimé créer une université du côté de Rapallo. Le poète Charles Olson était un des grands animateurs du Black Mountain College en Caroline du Nord. En concevant, en mettant en œuvre l’Institut international de géopoétique, je pensais aussi, par exemple, à l’Institute of General Semantics fondé en 1938 par le logicien Alfred Korzybski, concernant la possibilité d’élaborer un système non-aristotélicien (ce qui ne signifie pas un abandon d’Aristote), et la non-linéarité de nouvelles émergences.

Les modèles de structuration et de développement institutionnel les plus communs, qui remontent loin dans la mise en place de la civilisation et qui restent fixés dans les esprits, entraînant des applications et des oppositions diverses (c’est toute l’Histoire) sont : hiérarchie pyramidale, centre et périphérie, cercles concentriques, réseau. Un des plus intéressants, et certainement le plus récent, est celui de réseau. Mais les preuves sont là : sans noyau d’énergie (core), il s’éparpille, les messages se confondent, se délitent, se diluent.

J’envisageais une architecture spatiale plus complexe. Ni centraliste, ni décentraliste, et qui soit plus qu’une hybridation.

Ce que je dis là est abstrait. Mais sans abstraction on ne comprend pas grand-chose, on accumule du concret, on se noie dans les détails. L’Institut se compose à la fois d’un organisme complexe et d’une dimension abstraite.

À partir de mon schéma abstrait, j’ai procédé selon un empirisme ouvert, et en termes d’une géométrie grandissante, selon l’évolution de la pensée géométrique : d’abord euclidienne, ensuite affine, projective, différentielle, topologique.

« Tout un poème », m’a dit un jour un marin parlant du système de navigation nécessaire dans un certain secteur, semé d’écueils, de la mer bretonne.

 

3. L’archipélisation

L’archipélisation, ah, l’archipélisation…

Quand, en 1993, j’ai proposé à l’Institut une « archipélisation », je savais pertinemment à quoi j’exposais à la fois l’Institut et l’idée géopoétique : dilution du concept, ambitions personnelles, tendances séparatistes.

Mais c’est le fait de s’exposer qui, si l’on sait maintenir une pensée claire et perspectiviste, peut faire avancer et se développer un système.

Ce que je voulais voir émerger à travers le monde, c’était (et c’est encore) une multitude de centres (ateliers, groupes – les noms peuvent varier) que je présentais, en termes imagés, comme des îles faisant partie d’un archipel, qui travailleraient, toujours en liaison avec l’Institut, notamment, mais bien sûr non exclusivement, dans des contextes locaux, puisant dans des ressources locales, en contact, éventuellement, avec des instances locales, ayant toujours à l’esprit l’idée géopoétique et son énergie mondificatrice (« mondification » plus intéressante et plus difficile que toute « mondialisation » massive à base géopolitique ou géo-économique).

Je ne veux pas entrer ici dans l’histoire, et surtout pas dans la petite histoire, il suffit de dire que les tendances possibles que j’avais pressenties n’ont pas manqué de se manifester, ici et là, à diverses reprises.

Ces « crises » passagères ont pu être réglées, et l’Institut a continué à avancer et à se développer.

Considérons les choses en prenant un peu de hauteur.

Ce que j’ai appelé l’archipélisation n’a jamais signifié (je l’ai précisé à maintes occasions, dans des textes, dans des conférences, dans des  entretiens que j’ai multipliés tout au long de ces années) la dissolution de l’Institut, seulement la complexification du système. Si recours a été fait, selon les usages du discours, à un substantif, « archipel » (peut-être même parfois, selon un tropisme linguistique anglo-germanique avec un A majuscule), l’accent a toujours été mis sur une dynamique active, qui indiquerait extension et expansion, non pas désagrégation.

J’ai eu affaire récemment à un argument logique, se situant au-dessus de tout simple réactionisme, qui m’a amusé. Puisqu’il est question d’îles et d’îlots, disait mon interlocuteur, cela indique la présence d’un archipel comme une entité en soi. QED. Mais si l’on prolonge l’image, la métaphore, la logique, comme je lui ai proposé de le faire, tout archipel fait partie d’un continent.

Mais laissons toute cette métaphorisation pour aller vers une métamorphose constante dans l’unité.

Celle-ci ne peut venir que d’un rapport dynamique entre les divers groupes, centres, ateliers et l’Institut, chaque membre d’un groupe étant conscient d’une appartenance plus large, sans jamais perdre de vue tout le contenu latent et tout le rayonnement possible de l’idée géopoétique.

Concernant la dilution possible du concept, j’ai eu récemment une conversation, amicale et amusante celle-là aussi, où le directeur d’un des centres de l’archipel m’a dit : « Après tout, on peut être géopoéticien à 50%, à 30%, à 10%… » D’accord, lui ai-je répondu, mais il ne faudrait pas qu’il y en ait trop qui restent à 10%, ce serait très mauvais pour l’image », sans parler du fait que si les 10% de géopoéticité se mêlent à des inepties, le résultat peut être pire que rien. La géopoétique avance et se développe, non pas tant par une « créativité » basée sur 10% de compréhension, mais sur une augmentation de la compréhension, sur l’évolution des esprits.

Voilà le travail qui est à faire à l’intérieur des centres, ateliers, groupes, l’Institut restant garant de la grande dimension géopoétique. C’est l’Institut plus son archipel, comme un ensemble complexe, qui aura la carrying capacity maximale, capable, éventuellement, non seulement de marquer l’Histoire, mais d’ouvrir un espace au large de l’Histoire, d’instaurer un espace-temps à côté duquel l’Histoire semblera une monstrueuse caricature du possible humain.

 

 

Kenneth White
15 mai 2015

 

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