MOUVEMENT DANS LA CULTURE

L’idée d’une géopoétique[1] est fondée sur deux convictions:

1) La Terre et les êtres-de-la-Terre, qui ont été pendant longtemps marginalisés ou traités de manière réductrice (par la culture occidentale), doivent être remis dans le champ de la culture humaine, et ne peuvent l’être que selon une approche, une sensibilité, un savoir renouvelés et réorientés.

2) La vitalité de l’esprit humain, le principe de toute énergie créative aussi bien que perceptive, est d’ordre fondamentalement «poétique», à condition que l’on ne limite pas ce terme à une sous-catégorie de la littérature, elle-même complètement séparée des activités humaines les plus déterminantes de notre civilisation, notamment de la science.

 

Ces deux intuitions se rejoignent:

1) La puissance poétique de l’esprit humain ne peut (re)trouver toute son ampleur que si, par-delà tout esthétisme et tout sentimentalisme, elle se remet en contact avec la réalité la plus riche et la plus vive: si elle sait s’ouvrir au vaste monde réel, non par projection de formes ou de qualités imaginaires, mais par sa propre complexité reconnue.

2) La nouvelle approche des choses-de-la-Terre dont nous avons besoin doit associer connaissance et sensibilité, beauté et vérité, exactitude et amour, créativité et réceptivité, énergie et respect.

Ainsi, nous parlons d’une nouvelle approche poétique de la Terre, comme du renouvellement de notre intérêt pour la Terre et de nos conceptions poétiques, chacun de ces deux aspects étant la condition de l’autre.

Une telle orientation ne va guère de soi au sein d’une histoire culturelle qui, dans l’ensemble, n’a cessé de distendre notre rapport au monde, de le dés-intensifier, de le dissocier en compartiments étanches: processus de connaissance scientifique au dynamisme indéniable, mais de plus en plus pauvre en sensations; relation symbolique, s’appuyant sur la plus ancienne pensée mythique de l’humanité pour aboutir à des rejetons plus ou moins charlatanesques, illusoirement «alternatifs» à la voie scientifique; représentation artistique, qui revendique encore trop souvent, en réaction encore contre la science dominante ou contre la morale d’origine religieuse, un subjectivisme effréné finalement peu fécond; enfin, une techno-économie qui ne voit jamais dans la Terre qu’un stock de matières premières à exploiter le plus rentablement possible, pour le profit (à courte vue) de quelques-uns. Quel «grand travail»[2] pourrait nous ouvrir une voie nouvelle, qui fasse tenir ensemble sans en oublier aucun, science, art, économie, technique, éthique? Sans doute pas la recherche d’une théorie unitaire, vite devenue pseudo-mythe ou doctrine totalitaire.

Plus modestement, quel langage pourrait véhiculer et soutenir notre nouvel intérêt pour le monde, sans l’appauvrir d’aucune de ses dimensions?

Véhicule, voie... c’est bien de mouvement qu’il s’agit. L’Institut de Géopoétique n’a d’autre vocation que de devenir le «Grand Véhicule»[3] d’un mouvement. Mouvement dans et de la culture. Et, en effet, «ça bouge» deci de-là. Dans la science, ou en tout cas chez certains scientifiques (parfois même trop pressés). Dans l’«opinion», au sein de laquelle l’écologie, et parfois plutôt, malheureusement, l’écologisme, trouve de plus en plus d’échos. Mais cet ensemble d’évolutions fait-il mouvement vers quelque chose, quelque chose de plus qu’une mode, de plus qu’une gamme de nouveaux «produits», et surtout de mieux qu’une nouvelle idéologie (de la pureté, du terroir...)?

Il n’y aura rien de neuf sous le soleil (c’est le cas de le dire) si, par-delà toutes les bonnes intentions du monde, ne se produit pas un véritable travail culturel qui affecte nos manières de penser et de sentir; si les discours et même les savoirs (éco-logie) ne sont pas étoffés de sensations nouvelles et intelligentes (des «sensations organisées» disait Cézanne). C’est pourquoi nous parlons de géo-poétique, et la voyons comme un mouvement dans (et hors de) la culture, comme un fleuve qui l’irriguerait et scintillerait dans tous les domaines de l’activité et de la pensée humaines.

Comment alors définir les traits caractéristiques du mouvement géopoétique? Le premier serait sans doute le dernier mot prononcé par Kenneth White, en clôture du second colloque de géopoétique: tâtonnement.

Si en effet l’horizon fondamental de la géopoétique est de nature synthétique, deux écueils opposés la menacent en permanence: celui de la tentation de synthèse précoce, c’est-à-dire des syncrétismes naïfs et sentimentaux qui réconcilient à bon compte physique théorique et «philosophies orientales» (par exemple); et à l’inverse celui du réductionnisme par tentative de récupération par telle ou telle tendance unilatérale, qu’elle soit d’ordre littéraire, «écologiste», politique ou autre. En cette époque de consommation culturelle à produits rapides et «light», la géopoétique pourrait, aux yeux de certains, faire bonne figure sur les étagères du «New Age» (voire dans les annexes culturelles du programme électoral d’un parti politique). Avant d’être une doctrine, la géopoétique est le désir d’une réexploration, d’une ré-jouissance, d’une ré-évaluation du monde, du vaste monde. Pas à pas, voyage par voyage, sensation par sensation, éclair de pensée par éclair de pensée - refaire (à tâtons) la carte du monde. Une carte qui soit en même temps le chant et la charte du monde. Ouverture et énergie patiente donc; pourtant un certain travail de définition est nécessaire, pour concentrer des énergies et faciliter des «traductions», et surtout pour couper court autant que possible aux interprétations réductrices.

Effort de définition - non pas en vue d’une doctrine, mais pour tenter de mieux comprendre et ainsi de mieux partager les conditions auxquelles la géopoétique peut se constituer en mouvement fécond. Sa caractéristique première est certainement d’être une poétique. Mais quelle poétique? Ici il faut sans doute expliciter une distinction, entre le poétique, adjectif substantivé qui désigne une catégorie générale, la qualité de ce qui présente un caractère de poésie, la poétique comme «théorie générale de la nature et du destin de la poésie» (Petit Robert), et enfin, ce qui nous intéresse ici: une poétique.

Une poétique, c’est, pourrait-on dire, une méthode de travail; une manière de faire, de sentir, de penser, de produire.

C’est un ensemble de traits qui caractérisent un être ou un groupe en tant qu’il est actif dans un certain milieu, dans un contexte, et qui, en ce sens, sous-tend à la fois son éthique et son esthétique. On pourrait dire que c’est son style fondamental - mais le «style» n’est souvent qu’une forme de répétition. La poétique d’un être est sa manière propre d’être créatif; aussi bien dans ses perceptions (rappelons-nous Bergson: «la perception est un commencement d’action») que dans ses productions.

Un être ne devient véritablement créatif, véritablement actif, que lorsqu’il a trouvé sa poétique: une modalité d’accord heureux, c’est-à-dire à la fois exact et amoureux, avec son milieu. La poétique d’un être est sa méthode de travail et de vie, sa voie, en vue de cet accord et en vertu de cet accord.

Quelle est la poétique de la géopoétique? Ce n’est pas une question simple, surtout si, au-delà d’une série d’exemples puisés dans un certain nombre d’œuvres poétiques, on veut en donner une définition conceptuelle. C’est à cela que veut contribuer le présent et succinct essai. Pour que cette question puisse être véritablement abordée, on devra préciser la notion même de mouvement culturel à fondement poétique. Je le ferai en examinant le cas de ce qui fut sans doute le plus important mouvement de ce type au cours de notre siècle, le surréalisme. Mais je veux d’abord approcher davantage la spécificité de la géopoétique, en portant l’attention sur ce qui constitue certainement le trait le plus significatif de toute poétique: une certaine gamme de sensations, un type d’affect.

L’AFFECT GÉO-POÉTIQUE

Le type d’affects, d’émotions, de «saveurs», caractéristique de la géopoétique peut être nommé en première approximation: la sensation-de-monde.

La géopoétique est inséparable de la re-découverte de cet affect spécifique, énergie à laquelle elle puise et qu’elle se donne pour but d’exprimer. C’est en ce sens que l’enjeu de la géopoétique est la recherche d’un langage-pour-le-monde: un langage qui n’ampute pas les choses de leur mondéité mais au contraire la leur restitue.

Tout être, tout objet, est, en tant que je le perçois et l’identifie, le résultat d’une sélection ou d’un «découpage» opéré par moi dans la réalité. Je considère par suite cet objet en fonction des usages ou des effets qu’il peut avoir pour moi, au plan matériel ou symbolique, c’est-à-dire en fonction des interactions, potentielles ou actuelles, qu’il entretient avec moi. Pour autant, il demeure, en tant qu’il est réel, un être-du-monde, en relation avec bien d’autres êtres que moi. Ainsi, tout être que je perçois (avec lequel j’ai commerce) peut être envisagé selon deux perspectives différentes:

1) c’est un être-pour-moi, donc les caractères et qualités dépendent largement de mes propres dispositions;

2) c’est un être-du-monde: non seulement une partie, un «morceau», en interaction avec d’autres, mais encore une expression du monde, l’un de ses «modes», qui, en tant que tel, l’exprime tout entier, en exhale le parfum...

C’est cette dernière dimension qu’il faudrait appeler la «mondéité» d’un être ou d’une chose.

L’affect géopoétique, qu’il ne faut pas confondre avec la beauté attachée à tel objet, tel être ou tel site, est le signe, l’indice psycho-physiologique d’une certaine qualité de notre relation aux êtres-de-la-Terre; c’est le corrélat d’une prise de conscience (qui peut être progressive, ou subite comme un satori) de la mondéité de la réalité à laquelle nous participons.

Cette relation est extrêmement complexe, mais elle est pourtant, d’abord, une relation directe: voir la montagne, entrer en contact avec la surface des choses («Le plus profond, c’est la peau» disait Valéry), avec les choses telles qu’elles apparaissent, telles qu’elles émergent à la lumière - indépendamment de toute signification sociale, scientifique, rituelle ou économique. Linné avait vu que les mouettes sont bleu ciel[4]. Vision de «primitif» (Cézanne, montrant un tableau à un visiteur: «le ciel est bleu, hein! - et ça, c’est Monet qui l’a découvert!»). Mais cela ne signifie pas qu’il s’agisse d’une vision d’ignorant. L’ignorant n’est que celui dont le regard est conditionné par un savoir qui s’ignore, un savoir réducteur parce qu’univoque. Se «libérer» du savoir suppose en fait d’en avoir beaucoup, et surtout plusieurs «points de vue» sur la même chose, chacun d’entre eux relativisant les autres. De plus cette multiplicité contribue à intensifier notre relation au monde, comme, par exemple, lors de la coïncidence d’un discours scientifique, d’une description sensible et d’une interprétation symbolique sur une même réalité.

L’affect géopoétique est l’émotion corrélative d’un intérêt profond, intime, intense, que nous éprouvons pour une chose en tant qu’elle est une chose-du-monde.

Quelle est la nature de cet «intérêt» (inter-esse)?

Une communication s’établit entre notre être et celui d’un être du monde. C’est une sorte de rapport amoureux. C’est peut-être même l’essence du rapport amoureux, lorsque celui-ci est libre de narcissisme. Une reconnaissance. Une résonance.

Mystérieusement et en toute simplicité un accord se produit entre moi et cette forêt, cet oiseau, cette femme... comme entre deux vagues du même océan.

Un accord, une rencontre - ce n’est ni un pacte ni un contrat passé entre deux «personnes» pour équilibrer leurs intérêts respectifs, ce n’est pas un face-à-face. Un accord est fondé sur la découverte d’une commune appartenance, d’une communauté de substance. C’est dans le même mouvement que je me découvre «en accord» avec une réalité autre, un autre que-moi, et que je prends conscience d’un quelque chose de plus vaste, commun à nous qui sous-tend et rend possible la rencontre: le monde, un monde. (Nous découvrons que nous sommes deux vagues du même océan en même temps que nous prenons conscience de l’océan). C’est par le monde que nous nous rencontrons; nous-mêmes, nous autres[5]. C’est par le monde que nous nous inter-essons. Dans un «accord» avec un autre être, ce qui m’est accordé, c’est le monde. Sensation de monde.

Quelles sont les conditions d’une telle rencontre?

La première est sans doute de dépasser tout anthropomorphisme. Ne pas prendre la mer pour sa mère (encore que ça soit peut-être mieux que de la prendre pour une usine à poisson). La tension, le paradoxe propres à l’enjeu géopoétique sont dans le fait qu’il s’agit de la rencontre avec ce qui nous est le plus «exotique» (voir Segalen), à savoir le non-humain, et en même temps le plus proche, le plus consubstantiel: la Terre. Et cette différence paradoxale doit être maintenue. Le second écueil est en effet la tentation d’une «fusion», toujours illusoire et rapidement appauvrissante. Il ne s’agit pas de se perdre dans une pseudo-communion avec la Nature. Nous sommes humains, et c’est en tant que tels, à notre degré maximum, que nous rencontrons, dialoguons, résonnons avec le monde.

C’est une rencontre active, qui demande que nous soyons (et qui nous conduit) au sommet de notre puissance; et c’est pourquoi elle est poétique. Notre puissance se rejoint elle-même dans la rencontre. Atteignant son acmé elle devient expressive. Elle dit. Elle éternise. L’éternité est le signe d’un événement porté à son plus haut degré.

LE MOUVEMENT SURRÉALISTE

Une approche historico-culturelle pourrait sans doute situer la géopoétique dans un arbre généalogique très riche, aux racines anciennes et étendues. Mais le plus intéressant, pour mon propos, serait en fait de repérer, à travers époques et cultures, ce que j’ai appelé des mouvements culturels à fondement poétique. En voici trois exemples, trois «moments» fort éloignés les uns des autres. Je ne fais que mentionner les deux premiers, en guise de points de repère, pour m’attarder davantage sur le troisième[6].

Le plus ancien (de ces trois) serait le «moment chinois» - disons, pour fixer les idées, l’époque de Li Po, Wang Wei et Tu Fu. Grande époque qui voit la conjonction de la plus haute poésie, de la peinture de paysage («Montagne et Eau»), de la calligraphie qui est en quelque sorte leur trait d’union, et tout cela dans une atmosphère philosophico-religieuse taoïste, source prodigieuse non seulement d’art poétique et plastique, mais aussi de sagesse et de «science» (alchimie, médecine...).

Si la Grèce de Parménide et de Platon a pu être réputée «âge d’or» initial dans la perspective scientifico-politique qui est devenue celle de l’Occident (aujourd’hui mondiale), nul doute que la Chine, de Tchouang-tseu à Li Po, est l’une des plus riches heures du courant géopoétique demeuré pour de longs siècles souterrain.

Second moment - bien ailleurs - le romantisme allemand.

Le taoïsme se nourrissait d’un dialogue critique avec le confucianisme, doctrine de type humaniste qui visait à aménager tout en le confortant l’ordre social traditionnel; le romantisme quant à lui s’appuie sur la force libératrice des «Lumières», tout en constituant la première réaction contre la désacralisation dont était déjà porteur le progrès scientifique, le développement de l’emprise de la Raison.

Peintres et poètes, musiciens et philosophes - leur rencontre dans un mouvement, un désir, un projet communs est un fait signifiant - privilégient la recherche et l’expression d’un «accord» (résonance harmonique) entre l’âme et le monde, un enthousiasme, une température spirituelle qui magnifie, qui «romantise» la vie et met l’homme en contact avec les puissances mystérieuses de la Nature.


Le moment surréaliste

A nouveau, nous avons affaire à un mouvement de culture à base essentiellement expressive, poétique, mais dont l’énergie, considérable, est liée à sa capacité à faire se rencontrer plusieurs grands mouvements contemporains: scientifique, à travers la psychanalyse et l’anthropologie; sociopolitique, via l’idéal révolutionnaire communiste.

On peut clairement identifier dans le surréalisme trois ingrédients qui en font une puissante dynamique culturelle (expliquant ainsi la relative rapidité de sa propagation internationale): un enjeu; un champ; une méthode (une poétique). A ces ingrédients il faut bien sûr ajouter l’engagement de quelques individus doués d’une double capacité: de formulation théorique (les fameux «manifestes»); de production d’œuvres, qui seules apportent la preuve de la fécondité des nouvelles fondations.

Reprenons donc un à un les trois ingrédients en question:

a) Le surréalisme est inséparable d’un enjeu révolutionnaire, qui ne lui est pas propre (1917...) mais qu’il fait totalement sien et dont il pousse la logique à son extrême limite (sous l’influence sans doute du mouvement dada, encore plus extrémiste que lui, mais plus instable). La révolution est sociale, économique, mais - et c’est bien là que les communistes ne suivront plus - c’est une révolution humaine totale: elle sape les fondements aussi bien de la morale «bourgeoise» que de la logique «classique», et bien entendu tous les canons de l’art quels qu’ils soient.

L’un des traits de génie de Breton fut certainement d’avoir greffé sur la révolution marxiste la «révolution freudienne», et sur elles deux le «scandale» artistique représenté en particulier par les œuvres et les personnages de Sade, de Rimbaud et de Lautréamont.

Ce qui donne au surréalisme son allure apocalyptico-messianique (ce ton altier de Breton), c’est bien sa conscience d’un extraordinaire enjeu, et de la mission qu’il se donne: rien moins que de révolutionner les modes humains de penser, d’agir, de vivre et de jouir! - une telle révolution étant la seule réponse possible à l’état de délabrement de la culture tel que le manifeste par exemple la Première Guerre mondiale. C’est cet enjeu et cette mission qui mobilisent le surréalisme, qui lui confèrent (au moins à ses propres yeux) une sorte de dimension historique.

b) Mais cela n’aurait pas suffi. Ce qui donne à proprement parler au surréalisme sa matière, son champ de travail, d’expérimentation et d’exploration, c’est la découverte (freudienne) de l’«inconscient». Ou, plus largement, d’un «monde psychique» dont la plus grande part est hors tout contrôle de la conscience, et donc de la morale (sociale) et de la logique (scientifique). Ce nouveau territoire est la source d’une intense énergie de libération (an-archique) et l’occasion d’un ressourcement: il permet de renouer avec la «pensée mythique» et ainsi avec toutes les cultures non-occidentales, «primitives», etc., jusque-là largement ignorées (ou minorées). Le champ psychique semble ainsi offrir un immense réservoir de formes, d’images, d’idées. Et tout un chacun, sans distinction de talent, d’origine sociale ou de pouvoir, est a priori capable d’y puiser. C’est le fond commun de l’humanité, son fond le plus riche.

L’inconscient est le motif fondamental du surréalisme (que l’on pourrait, pour cette raison, nommer une psycho-poétique)[7]

c) Encore fallait-il savoir comment exploiter cet intarissable filon... dont vingt et quelque siècles de morale et de «raison» nous auraient soigneusement barricadé les accès.

C’est là qu’intervient la «méthode» qui est l’essence même du surréalisme, son apport le plus spécifique, qui l’a rendu concrètement efficace, productif: l’écriture automatique. Écrire ce qui vous passe par la tête, tout contrôle logico-moralo-esthétique suspendu. Breton devait reconnaître plus tard, et encore assez discrètement, que cette suspension est en fait extraordinairement difficile et rare (il laisse entendre qu’elle n’a été à peu près exactement pratiquée qu’au cours des toutes premières expériences réalisées par lui-même et Soupault, c’est-à-dire avant qu’elle ne soit érigée en «méthode»...). Il n’empêche: le principe était apparemment clair, et il eut des effets foudroyants, pour le meilleur (dans la peinture par exemple - mais plutôt pas celle étiquetée surréaliste!) et pour le pire (l'avalanche du soi-disant irrationnel). Généralisant la technique d’«association libre» utilisée par Freud à des fins strictement thérapeutiques (comme substitut à l’hypnose), et soumise pour cela à la discipline de l’interprétation, le surréalisme invente, avec l’écriture automatique, un véritable principe de production, une «technique poétique», définie par des règles du jeu, un cérémonial de mise en condition (parfois à l’aide d’adjuvants, drogues ou autres). Breton s’interdit (et interdit), toute «correction»: il faut laisser la parole à l’inconscient et la recueillir sans aucune intervention de la faculté de juger. A ces conditions la production de l’inconscient est extraordinaire: rapprochements et connexions inouïs, accès aux sources profondes...

En fait, l’écriture automatique détermine le style, le ton, - l’affect spécifique que le surréalisme a apporté non seulement aux arts mais à la culture dans son ensemble: une sensation de contact avec la région mentale d’où surgissent les rêves, les mythes, les forces obscures de la vie. Elle est aussi, au moins partiellement, à l’origine d’une «logique de la spontanéité» qui a connu un immense retentissement.

Il faudrait en effet, par-delà sa méthode, considérer ce qu’est l’expérience surréaliste, - l’écriture automatique étant un moyen pour déclencher, retrouver ou communiquer cette expérience. Car le surréalisme, par delà ou en deçà de tout contexte artistique ou révolutionnaire, est une conception de l’existence qui se caractérise par un certain type d’expérience vécue. Le concept en est la rencontre, une rencontre aléatoire entre réalités incongrues dont le rapprochement produit une sensation spécifique: celle du merveilleux. Le prototype en est la phrase de Lautréamont popularisée par Breton:
«Beau comme la rencontre fortuite sur une table d’opération d’un parapluie et d’une machine à coudre...»

En pratique ce concept de rencontre (et la théorie du «hasard objectif» supposée l’étayer) est notamment au cœur de deux expériences type: le rêve et la rencontre amoureuse.

A maints égards le rêve est l’expérience surréaliste archétypale. Expression directe de l’inconscient, a-logique, a-moral, tableau ou récit spontanément merveilleux, en communication souterraine avec les mythes des hommes à travers l’espace et le temps, le rêve est le modèle de la «vie surréaliste», du sur-réalisme.

La rencontre amoureuse, dont le Nadja de Breton, entre autres, fixe le type, en est en quelque sorte la face existentielle ou sociale. Elle retrouve sans doute des formes plus anciennes (l’Amour Courtois par exemple), en y ajoutant les ingrédients propres au surréalisme: hasard, liberté, sens du merveilleux...

Il ne faut cependant pas croire que la virulence anarchiste du surréalisme exclut toute dimension éthique. C’est ainsi que Breton insiste beaucoup sur sa conception de l’amour exclusif, à l’opposé de tout libertinage (condamné comme «bourgeois»). Il va jusqu’à affirmer que la quasi-totalité des désaccords survenus entre lui et ses nombreux compagnons et amis, qui ont, tout au long de son histoire, quitté plus ou moins violemment le mouvement surréaliste, avaient pour motif le plus fondamental, moins des différences d’appréciation de nature politique ou esthétique, que leur divergence sur cette question d’éthique amoureuse (à ne pas confondre avec une morale sociale): «un amour à la fois (je pense à cette belle phrase attribuée au philosophe Berkeley sur son lit de mort: one world once).

Il y a un autre aspect, assez peu cité, de ce que l’on pourrait appeler l’éthique poétique de Breton. Dans le beau texte intitulé Signe ascendant, voici ce qu’il dit de l’image poétique:

On se souvient qu’il y a trente ans, Pierre Reverdy, penché le premier sur la source de l’image, a été amené à formuler cette loi capitale: «Plus les rapports de deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte - plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique.» Cette condition, absolument nécessaire, ne saurait toutefois être tenue pour suffisante. Une autre exigence, qui, en dernière analyse, pourrait bien être d’ordre éthique, se fait place à côté d’elle. (...) l’image analogique (...) se meut, entre les deux réalités en présence, dans un sens déterminé, qui n’est aucunement réversible. De la première de ces réalités à la seconde, elle marque une tension vitale tournée au possible vers la santé, le plaisir, la quiétude, la grâce rendue, les usages consentis. Elle a pour ennemis mortels le dépréciatif et le dépressif. (...)

La plus belle lueur sur le sens général, obligatoire, que doit prendre l’image digne de ce nom nous est fournie par cet apologue Zen: «Par bonté bouddhique, Basho modifia un jour, avec ingéniosité, un haïkaï cruel composé par son humoristique disciple, Kikakou. Celui-ci ayant dit: «une libellule rouge - arrachez-lui les ailes - un piment», Basho y substitua: «un piment -mettez-lui des ailes - une libellule rouge».

Le surréalisme, par le privilège qu’il accorde au «monde intérieur» semble à l’opposé de la géopoétique, placée, elle, sous le signe du dehors. Pourtant, par l’intermédiaire des mythes, il a donné (ou amplifié) un élan au désir de rencontre avec les cultures non occidentales, qui, pour la plupart, sont beaucoup plus «géopoétiques» que la nôtre.

Par ailleurs, ne faut-il pas voir dans l’amour de Breton pour certains lieux, tels que la Gaspésie d’Arcane 17, un signe d’ouverture géopoétique qui transcende les pauvretés fantasmagoriques des derniers jours du surréalisme?

Pour rester ce qu’elle doit être, conductrice d’électricité mentale, il faut avant tout qu’elle [la pensée poétique] se charge en milieu isolé.

L’isolement, sur cette côte de la Gaspésie, aujourd’hui, est aussi inespéré et aussi grand qu’il se puisse.

C’est plus encore le cas, peut-être, de ce petit village du Lot, Saint-Cirq-La-Popie, où il a passé les dernières années de sa vie. Voici comment Breton traduit la poéticité de son village d’élection:

C’est au terme de la promenade en voiture qui consacrait, en juin 1950, l’ouverture de la première route mondiale - seule route de l’espoir - que Saint-Cirq embrasée aux feux de Bengale m’est apparue - comme une rose impossible dans la nuit. (...)

Par-delà bien d’autres sites - d’Amérique, d’Europe - Saint-Cirq a disposé sur moi du seul enchantement: celui qui fixe à tout jamais. J’ai cessé de me désirer ailleurs. Je crois que le secret de sa poésie s’apparente à celui de certaines illuminations de Rimbaud, qu’il est le produit du plus rare équilibre dans la plus parfaite dénivellation des plans. L’énumération de ses autres ressources est très loin d’épuiser ce secret...

Chaque jour, au réveil, il me semble ouvrir la fenêtre sur les Très Riches Heures, non seulement de l’Art, mais de la Nature et de la Vie.

Ces quelques lignes suffisent à indiquer la voie d’une réconciliation des deux mondes, l’intérieur et l’extérieur, que Rilke à sa manière désignait par le terme Weltinnenraum (l’espace interne du monde) - Rilke qui lisait dans les yeux des animaux qu’ils savent bien que nous, humains, «ne sommes guère à l’aise dans ce monde interprété».

Cesser d’interpréter, commencer à voir, à sentir.

Cesser de bavarder, commencer à dire (René Daumal).

Le surréalisme avait commencé. S’il a finalement tourné court c’est faute d’un espace suffisant... C’est pour avoir, non pas dans ses intérêts, son insatiable curiosité, mais au niveau de sa poétique elle-même, «calomnié le dehors», comme dirait Thoreau. N’est-il pas surprenant, par exemple, qu’un œil aussi pénétrant (trop pénétrant peut-être) que celui de Breton ait pu se méprendre sur l’œuvre de Cézanne au point de trouver sa démarche «imbécile»? Sans doute a-t-il été aveuglé par le dogme du primat du monde intérieur sur l’extérieur (Allez sur le motif! criait Cézanne), et par celui de l’artiste «révolutionnaire», qui ne correspondaient guère à la figure de l’ermite de la montagne Sainte-Victoire.

DIRE LE MONDE

«... une tentative pour lire les lignes du monde.»

K. WHITE, Texte inaugural de l’Institut de Géopoétique

1. Poétique de la géopoétique

Si la poétique du surréalisme est essentiellement caractérisée par l’écriture automatique, celle de la géopoétique l’est peut-être par la lecture du monde.

Mais il faut réinventer la notion de lecture, pervertie, appauvrie par celle d’information (les surréalistes avaient compris cela, ils ont substitué au lire un délire, mais se sont arrêtés là...

Lire, ce n’est pas d’abord déchiffrer un message écrit par des hommes pour des hommes. On dit souvent que l’origine de l’écriture fut la nécessité de garder trace de transactions commerciales, ou que l’origine du langage est dans le «mot d’ordre», c’est-à-dire dans les impératifs de l’organisation sociale. Sans avoir les moyens de le prouver, je conjecture que cette conception est fausse (en fait tout dépend de ce que l’on appelle origine). La lecture précède l’écriture. L’écriture suppose une «lisibilité». Lisibilité du monde. A tout prendre je préfère la légende chinoise qui voit l’origine de l’écriture (picto-idéographique) dans l’observation des craquelures dans les carapaces de tortues... (on a déjà souligné le caractère foncièrement morphologique de la pensée chinoise).

Cosmos - logos

Lire le monde: désir de connaître. «Si tu veux connaître le pin, approche-toi du pin» (Connaissance commençante, mue par le désir)[8].

La poésie n’est ni expression de soi ni description du monde, elle est le moment de la connaissance naissante. Les premiers mots de la (re)connaissance, encore tout embués de désir, sont naturellement poétiques.

Nous ne savons plus lire le monde parce que nous ne savons plus lire, parce que nous croyons que lire c’est déchiffrer un message.

Le notion de «lois de la nature», par exemple, tend à nous faire penser que la nature recèle un message caché (censé écrit par Dieu), qu’elle serait elle-même une sorte de texte qu’il appartient à la science de déchiffrer.

Mais lire, c’est comme nager ou danser. Du bon pêcheur on dit qu’il «lit la rivière»[9] Les Esquimaux savent lire la neige et les nomades le sable du désert[10]

Lire avec son corps et non avec son ordinateur mental. Thoreau disait qu’il diagnostiquait son état de santé à son aptitude à entendre le chant de la grive.

Entendre avant de chercher à «comprendre». Entendre.

Voir sans assigner.

Voir la lumière sur les choses avant de leur assigner des fonctions, des significations, des symboles. Voir la lumière sur les choses, c’est ce qu’on appelle «peindre». Voir la lumière une sur le monde multiple, posée telle un baiser sur la surface des choses. (Considérer les choses plus largement qu’en fonction de leur stricte utilité connue (matérielle ou symbolique). Entrer dans un rapport d’être à être, et non seulement de prédateur à proie (ou l’inverse).

Lire l’espace réel. Sortons une bonne fois pour toutes de cette oscillation pseudo -philosophique (Fâne de maître Picotin) entre une conception «froide» du réel comme donné objectif existant en dehors de toute perception, et la conception symétrique qui le tient pour un pur «construit» social ou subjectif. Dans la lecture d’une chose réelle se mêlent indissociablement la reconnaissance de ce que cette chose est, et l’émotion liée au fait qu’elle nous dit quelque chose, d’elle-même, du monde, de nous-mêmes.

Seules les choses «réelles» ont la propriété d’être lisibles (expressives). Réel, cela veut dire: aussi réel que nous. La réalité n’est ni un état ni une qualité objective mais une «classe d’équivalence» (ou de réciprocité): m’est réel ce qui est aussi réel que moi.

La Terre, «la Terre», c’est précisément la classe de commune réalité des êtres terrestres. Être terrestre: c’est ce que nous avons de commun, c’est ce par quoi nous sommes (réciproquement) réels.

La poéticité est liée à l’essence du réel en tant qu’il est réciproque.

Nous ne savons plus nommer les êtres, les choses, les paysages, car nommer c’est lire leur nom sur le visage des choses. Au lieu de cela nous croyons que nommer c’est repérer, assigner à une place déterminée dans un système formel prédéterminé: tableau de Mendéléièv, lignées patronymiques, codage par genres et espèces (Linné), étymologies... mais tout cela ne fournit que des étiquettes. Nous ne savons plus localiser, nous contentant de calculer latitudes et longitudes sur une carte. Nous ne savons plus former, car nous ne savons plus que la forme est l’apparence essentielle d’une chose son apparition, sa venue au monde, à la lumière. Nous croyons que former c’est attribuer un code graphique (bientôt les «codes barres» auront remplacé le nom et la forme des choses, puis leur couleur et leur saveur!...).

2. La relation poétique à la terre

Ne pas faire trop d’hypo-thèses (ni l’Hypothèse Dieu ni d’autres).
Demeurer à fleur de réalité.
Que la réalité telle quelle est merveille.
Sentir cela. Exprimer cela.
Le sens premier est celui de l’intérêt.

Avant toute perception sensorielle définie, avant toute pensée articulée, il y a cet affect im-médiat: quelque chose, autre-que-moi, m’intéresse.

Qu’est-ce qu’un objet intéressant?
Ce vers quoi l’on se tourne. Ce qui nous mobilise.
Qu’est-ce qui nous inter-esse?

C’est une question vitale, une ligne de partage entre les objets qui viendront en lumière et ceux qui deviendront invisibles, impensés, négligés.

L’enjeu de la géopoétique est de rendre à nouveau la terre intéressante. Que la terre, la terre elle-même, les êtres-de-la-terre, les moments de la terre, hors de tout surcodage symbolique comme de toute réduction fonctionnaliste, deviennent la chose intéressante, passionnante, merveilleuse.

Il ne faut pas seulement considérer la géopoétique comme une poétique particulière, qui s’occuperait de la Terre (ou de la Nature), parmi d’autres poétiques consacrées, elles, à d’autres domaines (imaginaire, social, linguistique...). La géopoétique se présente bien plutôt comme la redécouverte d’une «poétique fondamentale» (Kenneth White), et ce, non pas parce qu’elle reviendrait à des choses «naturelles», ou à un supposé état originel (il n’est pas question de fondamentalisme), mais parce qu’elle propose du poétique la conception la plus riche et la plus intéressante. La poétique la plus riche et la plus intéressante est liée à la Terre. Qu’est-ce que cela veut dire exactement? Que la Terre est ce qui nous offre la plus riche panoplie de formes, de types d’êtres, de couleurs, de sensations, de trouvailles, de «formules» (le lieu et la formule de Rimbaud). Que la terre, parce qu’elle conserve toute son extériorité. (I’«exotisme» de Segalen, le «dehors» d’Olson et de White), son irréductibilité à la pensée et à la société humaines, est finalement un plus riche réservoir de nouveauté et de surprise que tout l’imaginaire que l’on voudra. Mais ce n’est pas tout, ce n’est même pas l’essentiel. L’essentiel est que le lien entre Poétique et Terre n’est pas une relation de sujet-artiste (le poète) à objet-matière (la Terre). Il ne s’agit pas de décrire ni même (encore moins) de «s’inspirer» de la Terre, mais de comprendre et d’expérimenter que c’est notre «terrestreté», la sensation-de-monde en nous, notre connaissance désirante et sensible de la Terre qui est la source de la poétique la plus fertile. Cela est fondé sur le fait que toute sensation réelle, c’est-à-dire «terrestre», est simultanément expressive.

Voir et dire sont une même chose[11], dès lors que ce voir-et-dire est situé dans une «relation essentielle» (inter-essement), relation entre une «partie» (un moi) et un «tout» (un monde) qui suppose distinction mais non séparation[12].

Il y a poésie lorsque le mot n’est pas mur de séparation, mais éclair de reconnaissance entre le moi et le monde. «Poétique» signifie émotion active, émotion devenue créative et cognitive; connaissance et création fondées dans notre émotion vitale; émotion qui ne nous enferme pas en nous-mêmes mais qui au contraire nous ouvre et nous fait connaître. «Poétique» signifie fondamentalement une relation, relation intense et vraie entre moi et ce qui m’est à la fois le plus proche et le plus exotique, distinct et commun: La Terre.

Lire géopoétiquement les choses, c’est y lire le monde.
Éthique géopoétique: rendre les choses «riches en monde».
Un acte géopoétique augmente la teneur en monde de la réalité.

3. Le langage du monde

L’un des fondements de la géopoétique est la prise de conscience que le langage lui-même est une sorte d’être réel, et qu’en tant que tel il est doué d’«étendue»: non seulement dans ses aspects matériel (sonore) et temporel (rythmique), mais également au niveau sémantique: il y a une «musique des significations», comme il y a une logique (spatiale) des sensations (Deleuze, Cézanne). Il y a un espace, des couleurs et des chaleurs, des qualités et des forces... dans les significations elles-mêmes, les images, les idées... Une vraie idée est une force, a une température, une texture, c’est un être plein de «sève» et non un signe diaphane auquel on pourrait croire ou ne pas croire, un instrument servile et neutre dont on pourrait se servir à loisir.

En fait la division de la linguistique entre phonétique et sémantique a reproduit dans le langage la séparation désastreuse de l’esprit et du corps (distinction avec séparation). La géopoétique est au contraire l’horizon de leurs retrouvailles.

Relisons encore cette section du Grand Rivage[13] qui enseigne que le poème est toujours, avant tout:

langage exemplaire
subtil comme la fleur
fluide comme la vague

souple comme le rameau
puissant comme le vent
dense comme le roc

Il ne s’agit pas seulement de métaphore. C’est le langage lui-même qui est «semblable» au monde. La question n’est pas que tel mot, telle expression soit plus ou moins évocateur de tel ou tel objet du monde (fleur, vague, rameau, vent, roc...). Le langage lui-même, dans sa dynamique propre, sa substance propre, sa «vie», est un être qui possède toutes les caractéristiques d’un être réel étendu (densité, fluidité, puissance...). Mais c’est un être coextensif à tous les autres.

Le langage ne doit pas être considéré comme autre chose que le monde réel considéré dans toutes ses puissances concrètes et abstraites. Le langage c’est le monde en tant que celui-ci est expressif (de même que la couleur, ou les odeurs, expriment les êtres du monde sans être autre chose qu’eux).

La forme d’expression géopoétique est celle qui restitue le plus totalement possible au langage sa nature d’être terrestre.

Ce qui appauvrit (dé-nature) le langage, c’est son utilisation exclusive comme moyen de communication sociale. Une éthique du langage aurait pour but de libérer au moins partiellement le langage de son esclavage humain - c’est-à-dire de son emploi comme simple moyen. Cela n’implique nullement de rendre le langage non signifiant, d’en faire une simple chose matérielle (cf. le lettrisme), «musicale» ou formelle. Les significations, l’expressivité, sont l’essence même du langage.

Le langage n’est pas une affaire purement intra-humaine mais aussi une des formes du lien entre l’homme et le monde. En fait il est fondamentalement la forme de la relation entre les hommes en tant que cette relation est étayée, étoffée, «substantiée» par le fait de leur commune appartenance au monde.

Pourquoi le langage, même s’il n’est considéré que comme moyen de communication ou instrument de pensée pour les hommes, a-t-il absolument besoin de la Terre? Parce que la Terre est le réservoir infini des formes. Le langage a besoin de formes, de couleurs et d’odeurs, de types de mouvements - il a besoin d’«exemples». Tout langage a besoin de répertoires, gammes, palettes, alphabets.... c’est-à-dire d’une variété de «modes» - modes d’être, d’agir et de sentir. Or la variété est une propriété du réel, non de l’imaginaire, lequel est plutôt une puissance de répétition, d’assimilation.

Il faudrait concevoir le langage comme un système à deux niveaux. Le langage manifeste, tel langage défini par ses usages socio-historiques, comme dit Cornélius Castoriadis[14], émergerait d’un «langage latent»[15] océan proto-langagier qui serait quant à lui absolument consubstantiel au monde lui-même, adhérent au monde sur toute sa «surface». Ce prélangage serait lui-même la surface du monde. Face, surface désigne l’ensemble des façons dont le monde apparaît, s’exprime, l’auto-expression du monde ou son expressivité: ses couleurs, ses odeurs (ou plutôt ses puissances colorante, odorante - en tant qu’elles sont capables d’une infinité de modes), ses «noms», ses contours, ses formes (ou puissances de formation). Le visage du monde.

Imago Mundi.

Le langage humain puise toutes ses puissances, son répertoire, ses qualités - matérielles (sonores et graphiques), rythmique, sémique - dans ce réservoir inépuisable qu’est le langage-du-monde, le logos mundi. Le langage des hommes, tel langage, dans tel contexte, à telle époque, est d’abord un prélèvement et une sélection au sein du logos mundi. Si le processus de prélèvement, qui constitue une ouverture au monde, ne se renouvelle pas suffisamment, le langage s’appauvrit rapidement[16]. Sa «teneur en monde» diminue, et donc sa richesse et sa puissance - pas seulement en quantité de termes mais aussi et surtout en qualité (souplesse, densité, force...).

Un poème, un «géo-poème», n’est pas seulement un texte qui parle de la Terre, qui décrit ou évoque les choses du monde. C’est une expression qui nous met en contact avec le langage-du-monde, nous rappelle, nous redonne la preuve de l’expressivité inhérente au monde.

Un poème est une façon d’écouter, de comprendre, de parler le langage du monde[17].

LE POÈME DANS L’ESPACE

A bien des égards, l’expérience géopoétique type est le voyage.

On n’ose presque plus utiliser ce mot à une époque aussi peu géopoétique que la nôtre, qui est pourtant championne toutes catégories en termes de «voyageurs-kilomètres» (unité de mesure utilisée par les compagnies de transport). Quelle est la valeur de tous ces déplacements? Quelle est leur teneur en sensation-de-monde? On devrait parler, pour ce qui nous intéresse (ce que White nomme pérégrination géopoétique), de «voyage paradoxal», par analogie avec l’expression de «sommeil paradoxal» employée en neurologie pour définir l’état du rêveur: extérieurement passif ou inerte, son électro-encéphalogramme montre une activité comparable à celle d’un individu éveillé. Ainsi, le voyage peut ressembler à du tourisme, mais extérieurement seulement. Cette analogie n’est pas fortuite: dans la perspective du parallélisme que nous avons esquissé, on pourrait dire que le voyage est à la géopoétique ce que le rêve est au surréalisme. La symétrie va plus loin: le rêve est pour le surréalisme un voyage, voyage au pays de l’inconscient, exploration et expérimentation (le «trip» de la drogue par exemple), dont l’écriture automatique est le journal de bord. A l’inverse, le voyage est pour la géopoétique, bien loin d’un quelconque tourisme, une sorte de rêve-du-réel. Je ne dis pas cela pour le seul plaisir de la symétrie: l’expérience poétique de la Terre a la caractéristique («paradoxale») de se dégager des interprétations mythologiques ou sentimentales de la nature, tout en faisant puissamment appel à une faculté d’imagination[18]. Sans doute un mot tel que celui d’imagination est-il d’un emploi aujourd’hui difficile, tant il est associé à des notions de monde intérieur opposé à l’extérieur, à un principe de libre subjectivité opposé à une scientificité supposée intégralement «objective».

Imaginer une chose c’est avant tout la faire exister en nous, l’accueillir, lui ménager un espace dans notre monde, la reconnaître - quelle que soit la nature de cette chose. La question du rapport entre le réel et l’imaginaire se pose, bien sûr, mais pas de la manière dont on la conçoit habituellement. Le déficit de contact avec le réel, dans nos existences, est dû la plupart du temps non pas à un excès mais à un manque d’imagination. Nous pouvons fort bien, par exemple, faire un voyage bien réel dans une contrée magnifique, et ne rien voir - ce qui s’appelle voir - si notre désir n’entre pas en résonance avec le paysage. Voir est une création, ou une re-création, pas un enregistrement. D’une certaine façon reconnaître précède connaître. Les choses qui n’ont pas de nom sont tout simplement invisibles. Ce qui ne préexiste pas n’existe pas. Bien que nous ne nous en rendions presque jamais compte, notre désir est extrêmement «programmé». Notre société, notre culture, notre langue nous disent, nous dictent ce qui est «réel» ou pas, ce qui est désirable ou pas. L’«équipement» le plus important que reçoit un individu dès les premières périodes de sa vie, est cette programmation de son désir. Il ne faut d’ailleurs pas considérer cela uniquement comme un fait négatif, comme on s’en rend bien compte dans les périodes de «trouble» individuel ou collectif. L’une des pires angoisses que peut connaître un individu ou un groupe, c’est de ne plus savoir quoi désirer, quoi faire de son désir, où l’affecter. Si l’on veut donner une certaine définition de l’«artiste», ce serait précisément celle d’un individu qui a appris à désaffecter, au moins partiellement, son désir des objets socialement et culturellement déterminés pour le garder libre de se porter sur de nouveaux objets. L’imagination est cette affectation (plus ou moins prédéterminée donc) du désir. L’imagination est la boussole du désir. Une culture se caractérise par son imagination, c’est-à-dire par les objets sur lesquels porte son désir. Que l’argent, l’objet le plus pauvre de tous (il n’a pas d’odeur...), soit devenu l’un des principaux objets de désir de notre civilisation en dit long sur son niveau de culture.

En ce sens, l’imagination la plus haute peut être définie comme imagination-du-réel. Parce que le réel - qu’il faudrait concevoir comme une tendance plutôt que comme un état - est, par définition en quelque sorte, un anti-réductionnisme. Le degré de réalité d’une chose se mesure à la «richesse» de cette chose (Spinoza dit: au nombre d’«attributs» qu’elle possède). Encore faut-il que nous percevions cette richesse, malgré l’irrépressible tendance de notre imagination (culturellement conditionnée) à limiter notre perception des choses au très petit nombre de traits ou d’aspects correspondant à ce que nous croyons être nos intérêts (matériels ou symboliques).

Imaginer le réel c’est le voir. Mais qu’est-ce que voir? (il y a toujours des arbres qui cachent la forêt). Aller au-delà des formes ou des qualités conventionnellement associées aux choses; mais ce n’est pas non plus «voir la chose telle qu’elle est» - formule qui ne veut pas dire grand-chose. Ce serait plutôt une perception constituée d’une série de «premières impressions» et qui en garde la fraîcheur, l’immédiate vérité. Une sorte de dialogue, dialogue avec un inconnu et dans une langue inconnue.

Henry Miller raconte quelque part qu’à une période de sa vie (à Big Sur je crois) il rencontrait fréquemment un vieux Chinois qui ne connaissait pas un mot d’anglais et qu’ils avaient ensemble d’extraordinaires conversations, chacun parlant une langue complètement incompréhensible à l’autre, ou même une langue «imaginaire» faite de sons dépourvus de significations; et non seulement ils se comprenaient parfaitement, mais ils retiraient de leurs échanges infiniment de joie et d’amitié. Ça, c’est ne pas manquer d’imagination!

Retrouver un rapport profond entre imagination et réalité demande d’aller au-delà des coïncidences ou anticipations «stupéfiantes», dont la formule s’inspire des vieilles pratiques divinatoires ou magiques (voire spiritistes, astrologiques ou tarotomaniaques, dans lesquelles Breton a quelque peu sombré dans les derniers temps du surréalisme) réduites le plus souvent à leurs aspects spectaculaires. Car la réalité avec laquelle il s’agit, par l’imagination, d’entrer en rapport intime, n’est pas seulement la réalité humaine (événements sociaux, rencontres amoureuses, chance ou malchance, réussites ou échecs, etc.), mais la réalité «exotique»: la Terre.

La Terre, ce n’est pas seulement le concept global de planète (auquel Michel Serres semble se limiter dans son Contrat Naturel qui suggère de personnifier la terre alors qu’il faudrait plutôt terrestrer» les personnes). La Terre ce n’est pas seulement ce que voient les astronautes à leur lucarne, c’est ceci, ici. Ce n’est pas pour rien que le poète «cosmique» Walt Whitman intitule son œuvre Feuilles d’herbe. Avant d’être un objet global, «la Terre» est le nom d’un affect, le «sens de la Terre», que chaque être est capable d’éprouver du fait même qu’il vit, localement, son existence terrestre. Si la Terre n’est pas présente à chaque être, dans son ici maintenant, elle n’est nulle part. On aura beau plaider avec tous les arguments possibles la «cause de la Terre», tant que celle-ci demeure une abstraction cela aura peu d’effets[19] (sinon des effets idéologiques).

C’est pourquoi l’expérience géopoétique, qu’on la nomme voyage ou habitation, est d’abord un rapport au lieu. Chine de Segalen, ou Walden de Thoreau. On pourrait parler de topognosie (ou de topophilie), mais toute expression de ce genre est inadéquate dans la mesure où elle désigne une approche qui prend les lieux, la terre, pour «objet» - ce qui n’est pas suffisant. C’est pourquoi je leur préfère la formule, assez curieuse, d’Antonin Artaud qui parle quant à lui de «culture dans l’espace». Cette expression évoque des formes culturelles (qu’elles soient scientifiques, imaginatives, ou les deux à la fois) qui n’ont pas seulement l’espace pour référent, mais qui seraient elles-mêmes des formes «spatiales», qui vivraient et respireraient dans et de l’espace réel. Artaud pensait particulièrement au théâtre (ce qu’il nommait le «théâtre de la cruauté», non par goût morbide mais pour indiquer le plus grand écart avec le «civilisé»), mais son indication va bien au-delà.

Culture dans l’espace, expérience du lieu... il y aurait beaucoup de précisions à apporter. Ne pas se limiter à une conception de l’espace comme pur schéma tridimensionnel homogène[20] et à une notion de lieu comme localisation formelle dans un système de coordonnées. Plutôt revenir à Aristote et à sa conception du «lieu naturel» propre à chaque corps, espace occupé par sa forme. Car il ne faut pas nécessairement penser à des hauts-lieux (Saint-Pierre de Rome ou le Tibet). Le lieu[21] est d’abord la conscience intense d’un ici. Kierkegaard disait que la plus haute nostalgie, c’est la nostalgie du chez-soi alors même qu’on y est! Il faudrait à l’inverse parler d’un exotisme du chez-soi. Une fois encore il s’agit d’abord d’un affect, d’une sensation de lieu, sensation d’être ici, cet ici et que cet ici est «sur terre».

Je pense à deux autres expressions qui éclairent à leur manière cette question du rapport de l’esprit et du corps. La première, la conscience du corps, est le titre d’un livre de Moshé Feldenkrais, ce physicien (assistant de Joliot-Curie) devenu yogin puis initiateur des «nouvelles» gymnastiques. Elle évoque non seulement la (prise de) conscience que l’on peut avoir de son propre corps, mais encore que le corps lui-même est susceptible d’avoir une conscience, d’être conscient, de lui-même et du monde[22].

C’est le même type d’ambiguïté féconde (véritable aller-retour entre les domaines mental et corporel) que l’on peut observer dans ce vers de K. White (dans Le Grand Rivage), qui définit le quartz rose: une idée de la terre. Une idée claire et dense que l’on peut se faire de la terre; et simultanément, une idée que la terre aurait en tant qu’elle-même «penserait»...

Pour moi, l’enjeu fondamental de la géopoétique, c’est de (re)faire en sorte que la vie terrestre soit en elle-même intéressante, stimulante, passionnante. Que nous n’ayons pas besoin d’une «bonne guerre», fût-elle économique, pour être «mobilisés». Que la poétisation de la vie n’ait besoin ni de désastreuses rivalités, ni de dangereuses transcendances. Que le réel, que l’ordinaire soit extraordinaire sans nécessiter l’adjonction de «rêves» qui, en fait, le vident de sa richesse et conduisent, par là même, à un besoin croissant de «drogues», de substituts transcendants, et d’overdose en overdose, du rêve au cauchemar.

Mais revenons au voyage, et disons que l’une des expériences géopoétiques les plus significatives est le voyage en tant que celui-ci serait conçu et vécu comme «poème dans l’espace»[23].

Le héros moderne d’un tel voyage est peut-être Victor Segalen, auquel Kenneth White a consacré un livre, Segalen - Théorie et pratique du voyage (Ed. Alfred Eibel, 1979)[24]:

«Mon voyage, écrit Segalen de Pékin [lettre du 11 janvier 1914 à Jules de Caultier], prend décidément pour moi la valeur d’une expérience sincère: confrontation sur le terrain, de l’imaginaire et du réel.» (p. 27)

L’aventure (artistique, existentielle) de Segalen est d’autant plus intéressante qu’elle se situe presque à la même époque que le surréalisme. Plus complexe (par sa volonté de «confrontation de l’imaginaire et du réel»), elle partage avec lui un intense désir d’exploration et de renouvellement culturel. Mais, contrairement au large retentissement du surréalisme, l’œuvre de Segalen est restée pendant plusieurs décennies dans un relatif oubli. Aux multiples raisons que l’on pourrait en donner (mort précoce de Segalen, notamment), se superpose un facteur structurant qui explique, dans une certaine mesure, l’attraction prédominante, en notre siècle, du monde intérieur sur l’extérieur. Segalen l’indique clairement lorsqu’il s’écrie: «Le divers décroît». Cette diminution de la «tension exotique» du monde, que Segalen était l’un des premiers à éprouver avec force, s’est bien sûr accentuée dans d’énormes proportions. Il n’y a plus de «zones blanches» sur les cartes, et surtout l’économie et la technologie occidentales (mais aussi ses «Droits de l’homme») uniformisent à toute allure la planète.

On se souvient qu’à la fin du siècle dernier la science triomphante (Comte, Lagrange...) se lamentait assez prétentieusement de l’achèvement de la connaissance et plaignait les générations suivantes de n’avoir guère qu’à calculer les dernières «décimales» des lois éternelles glorieusement établies par leurs aînés (c’était une dizaine d’années avant Einstein...!).

L’enjeu de la géopoétique, en cette fin de vingtième siècle, a quelque chose de semblable: montrer que la Terre est encore essentiellement «inconnue» et que son exploration nous réserve encore beaucoup de travail et de jouissance.


Georges AMAR



[1] Cf. notamment le Texte inaugural de Kenneth White, 1989. Ce paragraphe rappelle les principales thèses et propositions du fondateur de la Géopoétique, dans le sens des questions qui font l’objet du présent essai.

[2] «Le champ du grand travail» est un terme de Kenneth White

[3] «Grand Véhicule»: Maha-yana en sanscrit - c’est le nom de l’un des principaux corps de doctrine du bouddhisme. Le terme de véhicule a l’avantage d’indiquer clairement qu’il ne s’agit pas de s’installer dans un système de pensée et de rites, mais d’aller quelque part.

[4] On pense bien sûr au je est un autre de Rimbaud, formule qu’il a vécue comme frustration ontologique car elle débouchait ou s’appuyait, pour lui, sur un nous ne sommes pas au monde. L’affect géopoétique est au contraire une «joie active» (comme dit Spinoza) pour laquelle l’être-autre coïncide avec un être-au-monde.

[5] Anne Bineau, «Sur les pas de Carl Von Linné: Une écriture de la terre lapone», in Cahiers de Géopoétique, n°2.

[6] Ces trois moments ont fait l’objet des séminaires de Kenneth White pendant les vingt dernières années.

[7] Plutôt que de «poème» surréaliste, Kenneth White a toujours parlé, dans le cadre de la stricte écriture automatique, de «psycho-texte».

[8] C’est le même mot (da’at) qui en hébreu signifie connaissance et rapport sexuel (Adam connut Eve...). J’ai été, récemment, étonné et ravi d’apprendre comment se dit «consommation du mariage»: Dérekh Eretz, c’est-à-dire, littéralement: chemin de la terre (ou voie terrestre).

[9] Information due à mon ami Marco, pêcheur émérite des cours d’eau d’Irlande.

[10] Considérons, par exemple, la manière dont les Lapons connaissent le Nord: «Les boussoles lapones sont: 1° Les grands pins qui ont plusieurs ramus sur le côté sud, aucun côté nord; 2° sur les fourmilières, il y a de l’herbe et vaccinia (nom d’un arbuste) côté sud, côté nord rien; 3° le tremble, cortex (écorce) rugueux côté nord, lisse côté sud; 4° sur les pins secs des marais, l’usnée pousse plus abondamment sur le côté nord.» (Carnet de Carl Von Linné, cité par Anne Bineau, Cahiers de Géopoétique, n° 2).

La boussole (magnétique) est certes efficace - à condition qu’il n’y ait pas d’orage magnétique, qu’elle fonctionne correctement... Elle est à sa manière une lecture du monde, mais c’est une lecture globale de la planète réduite à un champ magnétique; alors que la «boussole lapone», en ce qu’elle articule du local (un site particulier) à du global (le Nord), exige mais aussi conduit à une re-connaissance des êtres-de-la-terre (arbres, fourmilières...), une lecture qui apprend d’eux ce qu’ils «savent». Connaître un être c’est le connaître en tant qu’il est lui-même connaisseur (apprendre de lui et non sur lui).

[11] Cette coïncidence du dire et du voir est illustrée dans le poème «In the sea and pine country» (Atlantica) de K. White par le voisinage des verbes to see et to say; et de manière encore plus frappante dans un texte de Mahamudra où, parlant de la «mouette rosée», il écrit: «lorsque ma voix s’élève, ample et claire, je la vois...» - la qualité d’expression précède ou rejoint la réalité plutôt qu’elle n’en est le reflet.

[12] Cette formule est de Deleuze, elle renvoie notamment à Spinoza dont la doctrine de l’«adéquation» (cf. le concept de «notions communes», qui ont pour caractéristique d’«être dans la partie comme dans le tout») me semble le meilleur cadre philosophique pour penser la corrélation entre monde et langage, ou entre pensée et étendue, corrélation parfaite qui cependant maintient l’irréductibilité des deux domaines l’un à l’autre.

[13] Kenneth White, Editions du Nouveau Commerce, Paris, 1980, p. 113.

[14] L’institution imaginaire de la société, Seuil, 1975.

[15] Freud, dans sa théorie du rêve, introduit une telle distinction entre rêve latent et rêve manifeste.

[16] Voir K. White, «Lumière abrupte sur le Cap Breton», in Mahamudra (Mercure de France).

[17] Le thème du sage ou du saint homme qui comprend ou parle le langage des animaux est fréquent dans de nombreuses traditions (de Bouddha à François d’Assise).

[18] «Sans cette connivence, sans ce jeu entre les reliefs de la nature et les plis de l’imagination, l’espace demeurerait insignifiant, inhabitable et l’homme apatride, sans pays, sans paysage.» Jean-Jacques Wunenburger, Cahiers de Géopoétique n°2.

[19] Spinoza explique parfaitement que l’on ne combat pas une idée fausse par une idée vraie, mais seulement dans la mesure où cette idée vraie est capable de se traduire en un affect plus puissant que celui engendré par l’idée fausse.

[20] Cf. mon article «Le sens de la Terre», Cahiers de Géopoétique n°1.

[21] Le mot lieu (Maqom en hébreu) revêt une importance très spéciale dans la Bible, où il est parfois utilisé comme synonyme du nom de Dieu (ce qui n’est pas peu dire!).

[22] «Dans les moments où la prise de conscience réussit à faire cause commune avec le sentiment, la sensation, le mouvement et la pensée, (...) l’individu comprend que son petit monde et celui, plus vaste, qui l’environne, ne sont qu’un...», p. 106.

[23] Référence est faite ici à la notion de «culture dans l’espace» avancée par Artaud dans ses conférences prononcées à l’Université de Mexico. Voir le chapitre «Une culture cosmopoétique» in Le Monde d'Antonin Artaud par Kenneth White, Editions Complexe, 1989.

[24] Repris dans L’Esprit nomade, Grasset, Paris, 1987, sous le titre «La route transhumaine».