L’œuvre d’André Leroi-Gourhan, dont j’ai autrefois comparé l’inspiration à celle de Buffon [3], se définirait assez bien, je crois, comme une anthropologie plurielle.
Biologiste, préhistorien, ethnologue, technologue, esthéticien, savant toujours, moraliste parfois en même temps qu’écrivain (dans certaines pages de son chef-d’œuvre, Le geste et la parole), l’auteur a tenu avec un égal bonheur, tour à tour ou simultanément, tous ces rôles. Or, à travers la diversité concertante de ses modes, la pensée de Leroi-Gourhan — je ne dis pas : sa « philosophie », sachant qu’il aurait vigoureusement dénié et le mot et la chose — me paraît conduire à une exaltation de la matière. Je prends tout de suite mes précautions, redoutant que cette expression n’induise le sentiment d’on ne sait quel « fusionnisme » du « tout est dans tout » : chez Leroi-Gourhan, la matière n’est pas le point de vue a priori, mais, à chaque fois et de manière variable, cela qui vient inquiéter la forme satisfaite des points de vue ; c’est un sain principe d’indétermination, dont la mise en œuvre permet de retrouver la profusion et la compacité de l’expérience. Un seul exemple : si l’auteur récuse la thèse « cérébraliste », qui attribue au développement du cerveau humain la capacité de déterminer l’évolution, c’est moins pour opposer au spiritualisme teilhardien un matérialisme fondé sur un « mécanisme » élaboré que pour des raisons de méthode : le privilège d’un facteur déterminant, en effet, rend aveugle à la complexité des phénomènes en tant qu’elle ne saurait résulter que d’une surdétermination réciproque de facteurs. Si l’on doit parler en général du « matérialisme » de Leroi-Gourhan, on dira que c’est un parti pris, seul heuristique, de la concomitance et de la complexité. La matière, à la limite, c’est le complexe, tel qu’aucune invention ne l’épuise, qu’aucune forme ne l’enserre. C’est donc aussi le pluriel. Il se manifeste comme congruence et inter-conditionnement des conditions, bref comme nécessité de la contingence.
Par un paradoxe, d’ailleurs plus apparent que réel, la prise en compte par l’esprit de la « cause matérielle », pour parler comme Aristote, s’opère à la fois comme inscription du phénomène considéré dans une structure toujours plus vieille, plus large, plus simple et comme description indéfinie de la complication interne qui lui ouvre l’avenir et, en tout cas, explique sa viabilité dans un espace donné. Bref, le fait actuel, s’il impose la dureté de son nœud, autorise une rêverie d’altérité propre à faire encore mieux ressortir la force de la contingence, ou, si l’on préfère, l’entêtement du temps devenu espace : si nous avons tous, avant que d’être hommes, commencé par les pieds, il n’y a que les Chinois pour s’appliquer si durablement à être les Chinois. Le jeu matériel est ensemble d’ouverture et de bouclage. Pour l’anthropologue, tout geste humain est indivisiblement du temps et de l’espace. Entre sa lointaine provenance et sa fin improbable (par exemple, la main), entre la posture et la rupture, le vouloir-vivre et le vouloir dire, il manifeste un sens pétri de rémanence et de tension, irréductible à nos représentations. Or, le temps et l’espace, qui détiennent en somme à deux le lourd secret de la matière, détermineraient, si nous les pouvions saisir, son indétermination (son apeiron), ne cessent de passer l’un dans l’autre si bien, par exemple, que la préhistoire de l’homme, écrite dans le sol de la terre en fragments d’os et de pierres, appréhende l’abîme du temps par la profondeur des couches. Or, si le temps se symbolise par l’espace, à l’inverse l’extension ne peut résulter que de la durée. À la tendance du temps de tout fondre dans la vaste simplicité de sa nuit, s’oppose complémentairement celle de l’espace de multiplier le partes extra partes, de faire place et lieu à des phénomènes inédits, distincts, singuliers.
Aussi bien, dans les étroites limites qui me sont ici imparties, je voudrais tenter de donner trois brefs aperçus du primat de la matière, à la fois on l’a vu élémentaire et nodale, chez Leroi-Gourhan : c’est d’abord le fait tout nu d’avoir débuté, c’est ensuite de se renverser en manière culturelle (en mode) à force de complication et d’intrication des facteurs ; c’est enfin, dans l’ordre techno-esthétique, le conditionnement décisif par le milieu, la subordination du tour aux entours.
1. La « Mécanique vivante [4] »
De la posture au geste, la conséquence est bonne, non pas en vertu d’on ne sait quel finalisme, mais du fait de la propriété concrète de la vie de conjuguer le simple et le divers, l’unité fonctionnelle et la multiplicité vectorielle. En affirmant que la vie sociale demeure une « option biologique fondamentale [5] », Leroi-Gourhan n’entend certes pas réduire le complexe au simple ni le nouveau à l’ancien, mais plutôt prendre en compte, dans le « relais », comme il dit, du zoologique par le sociologique, la superposition des plans et la surdétermination des lignes. Ce qui l’intéresse au premier chef dans le continuum bio-ethnologique ainsi développé, c’est la transition comme telle. Là où un Claude Lévi-Strauss travaille sur la discontinuité principielle ou « idéale [6] » entre les ordres exclusifs de la nature et de la culture, Leroi-Gourhan, à l’inverse, multiplie les niveaux de recherche et les angles d’attaque pour tenter d’appréhender concrètement les situations intermédiaires. Au formalisme des études structurales, s’oppose le matérialisme des recherches initiales ; alors que la biologie constitue la base pour Leroi-Gourhan, elle forme le sommet pour Lévi-Strauss. Axiomatique, chez le premier, elle est postulée par l’auteur de La Pensée sauvage pour expliquer ultérieurement (« un jour ») l’inconscient structural et ses invariants. La marque de l’anthropologie plurielle de Leroi-Gourhan est donc son ancrage dans le biologique. C’est le déterminant ultime, s’il est vrai que le passé de l’espèce conditionne le futur de l’ethnie, que l’apparition d’organismes puis d’organisations, enfin d’institutions de plus en plus évoluées témoignent d’une « créativité » constamment reliée aux contraintes de l’adaptation au milieu. Tandis que le matérialisme dit vulgaire s’identifie à un mécanisme réductionniste, la « mécanique vivante », comme son nom l’indique, refusant également le déterminisme étroit et le finalisme, fait ressortir le bonheur des rencontres, l’astreinte des fréquentations, et, au total, un bouquet de tendances à deux faces : d’un côté, adaptation, de l’autre libération. Le matérialisme, dans cette acceptation, devient un commentaire de la création comme dépassement (et non comme ignorance) des contraintes. Toute adaptation réussie fonctionne comme libération, c’est-à-dire comme ouverture vers des situations complexes et mouvantes, j’allais dire vers une interactivité où le diktat univoque du milieu extérieur cède la place à une communication bilatérale, de plus en plus déportée, semble-t-il, vers l’initiative d’un vivant spécial qui, héritier d’une technicité animale, elle-même liée à l’« exploration active du milieu extérieur [7] », a pu et su transformer sa condition en mutation. Dans le cadre fonctionnel d’une des trois grandes options évolutionnaires, le théromorphisme [8], le fait humain s’est progressivement dégagé, en tirant parti d’une « situation mécanique propice », la diminution des contraintes maxillo-dentaires en station droite. Le cerveau, locataire de l’après-coup, a investi la place gagnée sur les massifs osseux. C’est ce scénario que Leroi-Gourhan décrit comme une « triple libération » : disponibilité du membre antérieur préhenseur pour la technicité, de la face pour la phonicité, de la tête pour l’intelligence symbolique (étayée et constamment relancée par l’écriture, ce geste subversif et réflexif). À partir du moment où les paramètres de l’adaptation construisent, en réagissant les uns sur les autres, le portrait-robot de l’homme, le résultat statistique se commue en tendance incoercible ; celle-ci n’est pas autre chose que la persévérance de la contingence dans un certain sens, le perfectionnement d’un dispositif condamné à la performance par le bain perpétuel de fonctionnalité. Le concept évolutionnaire d’option fait, à cet égard, apparaître clairement le jeu d’un déterminisme mécanicien, ou plutôt plasticien (Leroi-Gourhan parle volontiers de « trame architecturale »), tel qu’il se donne libre cours dans la combinaison de facteurs irréversibles et d’atouts disponibles. À l’intérieur de l’option théromorphe, qui détermine à jamais son avenir, l’espèce humaine s’est singularisée en exploitant le gisement inépuisable de relations qu’elle a trouvées sous ses pieds quand elle s’est dressée : avec le milieu, bien sûr, par les modes de locomotion et d’alimentation, avec la matière par la technicité manuelle, avec le groupe par la société, avec l’humanité tout entière enfin par la mémoire et les symboles. Du même coup, l’horizon du phénomène humain est un monde à sa semblance, et non plus un milieu, dans la stricte acception animale du mot.
2. Les gestes et les rythmes
Sous un premier angle de vue, la matière apparaît, on l’a vu, comme travail. L’évolution, c’est la matière vivante travaillant sur elle-même. « Le monde vivant est caractérisé, écrit Leroi-Gourhan, par l’exploitation physico-chimique de la matière [9] ». Or, tout se passe comme si, au simple affrontement direct de molécules, s’opposait un mode indirect, relayé, celui qui « entraîne depuis un bon milliard d’années une partie des vivants dans la voie de la recherche du contact conscient [10] ». C’est une autre façon de dire que la culture est une option de la nature ou que l’institution est une stratégie concurrente de celle qu’on appelle instinct. Bref, dans un deuxième temps, la matière c’est la manière : moins l’être que le mode d’être. Pourtant, la manière suit la voie de la matière, comme le geste continue et raffine une posture qui peut être transversale à de nombreuses espèces, comme, aussi, les « techniques du corps » proposent des solutions culturelles variées pour remplir quelques fonctions simples (et indispensables) de la vie. La matière nommait d’abord le fait de la contingence ; la voici maintenant comme sa forme, s’il est vrai qu’il est au moins un caractère nécessaire dans la contingence, soit la pluralité des formes qu’elle revêt ici ou là, hier, aujourd’hui ou demain. Aussi bien, on voit l’anthropologue occupé d’un côté à l’inventaire des ressemblances et des différences, non seulement des hommes aux autres vivants, mais aussi des sociétés humaines entre elles. Bien plus, en dépit de certaines apparences ou tentations qui pourraient incliner à croire que la tendance, aujourd’hui, est à l’uniformisation des cultures sous la houlette d’une techno-science irrépressiblement mondialiste, on est frappé de l’insistance mise par Leroi Gourhan à défendre la thèse contraire qui, elle, constate « non pas une tendance à rejoindre un plan idéal d’uniformité technique, mais une tendance à la personnalisation ethnique sur des schèmes généraux d’évolution [11] ».
Dans le fait, l’auteur, dès son premier ouvrage, La civilisation du renne [12] fait ressortir la force des liens tissés entre l’homme et l’animal par l’intermédiaire d’un paysage, la toundra-taïga : soit le « thème du renne », déterminé comme pivot de ce qu’on pourrait appeler le syntagme arctique avec sa grappe d’éléments contigus, il induit, dit Leroi-Gourhan, un « essai de coordination », l’évocation d’une matérialité partagée avec ses « appendices climatiques, géographiques, botaniques, etc. [13] ». D’une part, l’espace arctique est qualitativement seul de son genre, en tant qu’il fait entrer le pays et les êtres dans une connivence existentielle, les initie à une communauté de condition ; d’autre part, par le fait de sa singularité intransposable, soit, si l’on veut, de sa dureté, il signifie immédiatement la durée de la seule culture qui ait su, de tout temps, satisfaire aux exigences d’une adaptation d’emblée posées en termes de survie ; aussi bien, « il n’y a qu’une civilisation du renne (entendons : de la préhistoire à nos jours), impérieuse par la tyrannie que le milieu lui fait subir [14] ». Le renne est seul possible, avec tous ses développements naturels et culturels (il détermine l’alimentation des hommes, mais aussi leur vêtement et leur abri, leur mode — disséminé — de groupement, leur imaginaire et leurs croyances religieuses) sur la toundra-taïga, comme le chameau règne sur les steppes. Ultérieurement, Leroi-Gourhan, que ses recherches auront conduit à mettre au premier plan le déterminisme technologique et à identifier dans le milieu technique le noyau dur du milieu intérieur, relèvera, de façon assez analogue, la compatibilité (ou l’incompatibilité) de tel outil ou tel principe avec un atelier général ou une panoplie donnée : c’est ainsi que le rouet n’est pensable qu’à l’intérieur de groupes qui connaissent le mouvement circulaire continu.
Que ce soit, donc, sous la forme déployée, extensive, d’un syntagme culturel (sorte de carte d’état-major du milieu intérieur), ou bien sous l’aspect condensé d’une polytechnique cohérente, l’originalité d’une culture, telle qu’elle s’inscrit dans le temps et dans l’espace, s’éprouve et s’atteste par des gestes et des rythmes. À la fois efficients et expressifs, utiles ou récréatifs, ils désignent le lieu de la suture entre la nature et la culture, la matière et les formes, l’imposé et l’inventé, le viscéral et le symbolique. Quoique Leroi-Gourhan jamais n’emploie ce terme apparemment incongru, il y a, j’aimerais m’y arrêter un peu, comme une décence du geste humain situé ; elle restitue justement ce qu’il y a de matériel, c’est-à-dire de réel dans le mode d’être. L’aloi du geste, c’est que son aura répercute la franche synergie d’une situation, affranchit la manière de tout « maniérisme » en diluant, littéralement, le mode (ou le code : ici, c’est tout un) dans la pâte générale qui a levé. Strictement, le bon geste est hermétique : il échange les valeurs du Haut et du Bas et les brasse dans sa lancée ; il mêle les rêveries passives de la terre et les efforts humains. À l’opposé, le geste inconvenant, déplacé, est celui qui jure avec le « décor », dans lequel, pour ainsi parler, ne monte pas la sève des choses ambiantes.
3. La « poïétique » matérielle
La matière, c’est donc d’abord le simple ; c’est ensuite le complexe ou le compact en tant qu’il signe la singularité d’une culture ; c’est enfin, et j’y arrive, la condition, dans la double entente du terme : ou comment une logique de la restriction et une physique de la rareté se subliment en sort ou en destin, au sens métaphysique. Leroi-Gourhan, en somme, énonce la poésie de la poïesis.
L’axiome dont il part, le voici : « C’est la matière qui conditionne toute technique et non pas les moyens ou les forces [15] ? » Il est remarquable que, des quatre causes identifiées par Aristote et que, peu ou prou, la tradition conservera, deux seulement soient ici évoquées, la cause matérielle et la cause efficiente, tandis que Leroi-Gourhan paraît négliger tant la cause formelle que la cause finale. Tout se passerait donc comme si, du côté de l’objet produit, la forme, c’est-à dire l’essence, disparaissait derrière la matière et comme si, du côté du producteur cette fois, l’intention ou la fin était éclipsée par la force… La fabrication — la poïesis — se réduirait alors au « dialogue » d’une matière rétive à la forme et d’un ouvrier dépourvu d’objectif ? Que signifie donc cet anti-aristotélisme de principe de Leroi-Gourhan ? Peut-on vraiment fabriquer, achever un artefact, si on ne sait pas ce qu’on veut faire de la matière et si on ne sait pas désigner ce qu’on a produit ? Ne se trouve-t-on pas alors dans la situation, exactement anti-technique (en ce que la technè est sans mimèsis, autrement dit sans plan ni modèle préalables, semblant se contredire elle-même), décrite comme bricolage par la célèbre analyse de Lévi-Strauss [16] ? Si le bricolage revient à faire, comme on dit, « avec les moyens du bord », à subordonner l’objectif au groupement aléatoire des objets trouvés sur place, il consiste, dans le fait, en « un dialogue de la matière et des moyens d’exécution ». N’est-ce pas, mot pour mot presque, ce qu’affirme Leroi-Gourhan de la technique et ne faut-il pas conclure de là que les deux auteurs décrivent le même phénomène sous deux appellations ? Il n’en est rien cependant. D’abord parce que Lévi-Strauss, en tout cas, oppose consciemment technique et bricolage et s’appuie même sur la confrontation pour faire ressortir les traits distincts des deux activités ; ensuite parce que le « dialogue » technique, chez Leroi-Gourhan, est nettement caractérisé comme impair, inégal, puisque la matière prime sur les moyens et les forces. Il ne s’agit donc pas de la même réalité. La question reste entière : comment s’expliquer l’évacuation par l’auteur de L’homme et la matière, des dimensions essentielle et finale qui commandent la pensée de la technique depuis les Grecs à partir du binôme technè-mimèsis ?
À mon sens, la réponse se ramène à la thèse franche : le « noétique » ou le « représentatif » n’a pas, chez Leroi-Gourhan, de titre étiologique ; en d’autres termes, il s’induit du moteur et du gestuel. Concrètement, cela signifie que les causes formelle et finale sont dépendantes, bien loin de pouvoir dicter les clauses du contrat passé entre le technicien et le milieu. Il nous faut donc examiner brièvement en quoi et comment, tant d’ailleurs au niveau technique que sur le plan esthétique, l’intention de l’« agent » se découvre sur le tas (ce qui, entre parenthèses réduit considérablement la distance entre la technique et le bricolage, ou plutôt, peut-être, le collage…) et apparaît comme le produit d’une négociation préalable. La vérité, c’est que la matière, qui s’impose d’ailleurs par sa multiplicité, ne se laisse pas « prendre » ou « attaquer » n’importe comment. Par exemple, « c’est parce que l’homme n’a pas d’autre prise sur le bois qu’en le coupant sous un certain angle, sous une pression déterminée, que les formes, les emmanchements des outils sont classifiables [17] ». En somme, le contact premier est matière contre matière, geste (au sens le plus physique du mot) contre structure (au sens le plus résistant, c’est-à-dire le plus inerte). Et Leroi-Gourhan se plaît à rappeler que la première question, plus mimée bien sûr que formulée, est : « comment prendre contact ? ». L’action sur la matière, considérée sous ce jour, ricoche ainsi beaucoup moins sur un objectif mental soi-disant fixé, sur une décision, qu’elle ne s’assure, d’ailleurs en une sorte de work in progress, dans et par la palabre gestuelle qui sait spontanément se faire l’avocat des deux parties en présence, la passive et la conative. Le geste technique est un schème, mi-physique mi-sémiotique dans lequel le vouloir et le dire (ou le faire) sont d’abord découplés et cherchent, justement, à se rejoindre au cœur de la matière. En ce sens, l’histoire de la technique est celle de l’exténuation — ou encore de la dévitalisation — du geste, progressivement abandonné, pour ne pas dire, même écarté, au profit de son calque symbolique. Si la main, comme dit quelque part Leroi-Gourhan, « tend vers le cerveau », c’est bien qu’au commencement le cerveau lui-même est, si l’on peut risquer cette image, éminemment « manuel ». L’intention techno-esthétique n’est pas claire d’avance. Elle est au contraire grise et plombée ; la forme est pleine de matière ; ce qui revient à dire que la forme est et reste une certaine manière — une certaine matière — de la matière. La forme, au sens technique comme, plus encore sans doute au plan esthétique, est la mise en relation de la matière avec elle-même. En somme, il y a deux grands gestes techniques : prendre et frapper (avec, pour ce dernier, plus spécialement « anthropien », tout le rameau des percussions) ; ils défèrent au vœu secret, poétique, de la matière, d’être altérée, multipliée, transférée, transportée — tout en restant ce qu’elle est : si foncièrement passive que tous les efforts pour la transformer gardent, devant eux, toujours ouverte, une voie infinie.
« On n’a jamais rencontré un outil créé de toutes pièces pour un usage à trouver sur des matières à découvrir [18]. » L’« artefact » tient plus à la terre et aux « lois de la matière » qu’à une subtile inspiration de tête. En somme, il n’y a pas de fabrication neutre et la plastique, loin d’être l’art de tout faire de n’importe quoi, est plutôt celui d’assouplir l’indispensable rigidité première. Bref : il faut que ça résiste d’abord. Ce n’est que sur cette base et dans ces conditions que la forme et la fonction peuvent se marier. Là se trouve aussi, pour Leroi-Gourhan, le lieu de l’esthétique : exactement au carrefour des deux. La « qualité esthétique », écrit-il, est liée à « la rencontre de la fonction et de la forme [19] ». Les concepts de forme pure et/ou de fonction quelconque sont également absurdes. Toute forme est encore matière ; toute fonction est encore rythme. Cette viscéralité, que j’appellerais hylè-rythmique, la technique l’a pour condition mais l’art en fait sa vocation. Et Leroi-Gourhan d’ouvrir un débat, que je ne peux ici qu’évoquer : la crise du figuralisme n’est-elle pas le corollaire d’une machinisation entraînant irrémissiblement « le broyage progressif de la pensée mythologique » ?
La matière a été, jusqu’ici, ce qui, dans le sens le plus fort du mot, a situé l’homme et lui a permis d’habiter le monde. J’ai cru, en sollicitant peut-être parfois la pensée d’André Leroi-Gourhan, pouvoir montrer trois côtés de la matière, qui sont aussi d’ailleurs trois cotes. Il me semble que la prise en compte groupée de ces repères silhouette un espace paradoxal, restreint-profus, contraint et libre, mythique et utopique auquel, si je ne me trompe, le qualificatif « géopoétique » ne serait pas incongrûment rapporté. De la « mécanique vivante » à la « poïétique » techno-esthétique (même si Leroi-Gourhan n’emploie pas ce terme) en passant par les rythmes ethniques grisés de leur singularité, la conséquence est bonne. La matière est base, nœud et environ : condition tridimensionnelle du vivant humain, pétri dans la nature, inscrit dans une culture, promis à un monde. L’essentiel, c’est de ne pas déchirer cet espace, mais de le remodeler sans cesse pour que nos gestes médiateurs continuent de puiser leur sens et leur fonction dans les larges et vieilles options de la terre animée.
Michel GUERIN
[1] André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, t. I, Technique et langage, Paris, A. Michel, 1964, p. 97.
[2] André Leroi-Gourhan, « Sur la position scientifique de l’ethnologie », Revue philosophique, oct.-déc. 1952, n° 10 à 12.
[3] Michel Guérin, « André Leroi-Gourhan, notre Buffon », Revue de Métaphysique et de Morale, n° 2, 1977.
[4] Titre d’un ouvrage de Leroi-Gourhan paru chez Fayard en 1983 et dont le fond est constitué par des études craniométriques.
[5] Le geste et la parole, t. I, p. 206.
[6] Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Éd. Mouton, 1967, p. 9-10.
[7] André Leroi-Gourhan, Le Fil du temps, Paris, Fayard, p. 112.
[8] Rappelons qu’il y a trois options locomotrices, avec leurs implications dans l’architecture craniodentaire : le sauromorphisme, l’ornithomorphisme et le théromorphisme (locomotion quadrupède dressée), ce dernier conduisant à l’homme.
[9] Le geste et la parole, t. I, p. 86.
[10] Ibid.
[11] Milieu et techniques, Paris, Albin Michel, 1945, 2e édition 1973, p. 38.
[12] La civilisation du renne, Paris, Gallimard, 1936.
[13] Ibid., p. 10.
[14] La civilisation du renne, p. 27.
[15] L’homme et la matière, Paris, Albin Michel, 1943, 2e édition 1971, p. 19.
[16] Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, p. 26 et suiv. Pour être juste, il faut préciser que c’est à l’ingénieur que Lévi-Strauss oppose le bricoleur.
[17] L’homme et la matière, p. 14.
[18] Milieu et techniques, p. 370.
[19] Le geste et la parole, t. II, La mémoire et les rythmes, Paris, Albin Michel, 1965, p. 126.