Cahiers de géopoétique






Le 1er avril 1801, venu de l’île de Cuba, Alexandre de Humboldt se trouvait à Carthagène des Indes, sur la côte de la Nouvelle Grenade (la Colombie actuelle). Il écrit alors à son frère Guillaume:

«Si tu as reçu ma dernière lettre de La Havane, tu dois savoir que j’ai modifié mon plan initial et qu’au lieu d’aller dans l’Amérique du Nord à Mexico je suis revenu aux côtes méridionales du Golfe du Mexique pour voyager de là vers Quito et Lima. Il serait trop long de t’expliquer toutes les raisons...»

Au moment où il écrivait cette lettre, Humboldt était déjà bien engagé dans son immense «voyage aux régions équinoxiales du Nouveau Continent», qui avait débuté le 5 juin 1799 et allait se poursuivre jusqu’au 3 août 1804.

C’est ce voyage-là que je qualifie de «pérégrination géopoétique». Je vais essayer de dire la raison d’être de ce voyage, toutes ses raisons d’être - autrement dit, je vais essayer de dégager sa logique totale. Je dirai aussi la raison pour laquelle Je l’appelle «géopoétique». Mais un mot d’abord quant à l’usage respectif du singulier et du pluriel dans mon titre et dans mon texte. En disant «pérégrinations géopoétiques» au pluriel, je pense moins à d’autres voyages effectués par Humboldt (notamment en Asie Centrale) qu’aux prolongations de ce même voyage en Amérique Equinoxiale - aux pistes diverses qu’il ouvrit dans l’esprit de Humboldt. En effet, le voyage américain parcourt toute la vie de Humboldt, à l’instar de la grande cordillère continentale qui s’étend entre l’Alaska et la Terre de Feu. Humboldt allait passer trente ans à en publier les résultats, en une trentaine de volumes. Dans ces livres, ainsi que dans quelques autres (Tableaux de la nature, Cosmos), il allait tenter, à partir de l’expérience du voyage dans le nouveau continent, d’ouvrir un nouveau champ intellectuel et poétique, disons, un nouveau monde.

 

Humboldt naît en 1769, en terre prussienne. Du côté paternel, son grand-père avait été capitaine, et son père était à la fois commandant de l’armée et chambellan du prince impérial. Du côté maternel, il y a une ascendance française et écossaise, parmi laquelle se trouve un protestant émigré du Gard dénommé Jean Colomb...

Au château de Tegel, résidence berlinoise de la famille, le jeune Alexandre reçoit, d’abord par l’intermédiaire de précepteurs, une excellente éducation, marquée à la fois par l’Aufklärung allemande, l’encyclopédisme français et le romantisme naissant. Cela donne lieu chez lui à une clarté d’esprit, une vigueur de pensée, un encyclopédisme éclairé, un élan transnational (il parlera de «peuples qui se croient aborigènes parce qu’ils ignorent leur filiation») - et un désir d’unité. Mais sans facilité, sans régression intellectuelle ou psychologique. Par exemple, toute religion, à ses yeux, consiste en un traité de mœurs (souvent admirable), un rêve géologique (genèse, etc.), et un «petit roman historique». Quant à la croyance à l’immortalité de l’âme, c’est tout bonnement «un conte bleu». A cette base par ailleurs si prometteuse, il manque pourtant un élément: le bonheur. Le père du jeune Humboldt meurt quand celui-ci a dix ans, et l’enfant souffre d’un manque d’affection de la part de sa mère - à l’âge de vingt-trois ans, évoquant les années passées à Tegel, il parlera de sa «triste existence».

Le voyage, qui va prendre une telle importance dans la vie de Humboldt, est d’abord pour lui un moyen de sortir de ce contexte malheureux. Mais le désir initial est renforcé par des lectures, des images: le récit de l’expédition accomplie par Vasco Nuñez de Balboa qui, le premier d’entre les Européens, put contempler des hauteurs de Quarequa, dans l’isthme de Panama, la partie orientale de la mer du Sud; la forme de la mer Caspienne vue sur une carte; un tableau des rives du Gange; un arbre des tropiques vu dans le jardin botanique de Berlin... L’idée de voyage est déjà forte en lui quand, après être passé par les universités de Francfort et de Göttingen, il rencontre. Georg Forster, géographe, écrivain, professeur, qui avait participé au deuxième voyage de Cook autour du monde (1772-1775), et dont les descriptions de Tahiti avaient éveillé dans tout le nord de l’Europe plus que de la curiosité: une convoitise géographico-érotique. Liés d’amitié, Forster et Humboldt partent ensemble pour l’Angleterre et la France. En plus de l’excitation du voyage, il y a de l’idéalisme politique dans l’air, il souffle un vent de liberté - à Paris, Humboldt transporte lui-même du sable pour le «temple de la liberté», encore inachevé. Ces espoirs politiques vont être déçus: Forster meurt à Paris, désespéré, en 1794. Plus tard, Humboldt verra Napoléon rétablir l’esclavage et parlera d’une stagnation de l’état social. Mais, laissant de côté le cycle de l’espoir, de l’agitation et de la déception, il sait qu’il a une œuvre à accomplir, une œuvre fondamentale et de longue haleine.

Au début des années 1790, il est à l’Académie de commerce de Hambourg. Ensuite, on le trouve à l’Académie des mines de Freiberg, dont il sort diplômé en 1792. Il a déjà fait ses premiers travaux de botanique, de chimie et de minéralogie, et une première carrière (mais il ne perd pas de vue son idée de grand voyage) semble toute tracée: dès sa sortie de l’Académie des mines, il est assesseur du Département des mines et fonderies de Prusse; trois ans plus tard, il est conseiller supérieur des mines. Tout cela peut sembler peu «poétique». Mais n’oublions pas la première carrière, assez semblable, de Novalis: une grande partie du romantisme sort de la géologie (strates) et de ce que Humboldt appelle la géognose (configuration du terrain),

De toute façon, pour Humboldt, ce passage dans les profondeurs de la terre ne fut qu’une étape. Bientôt, il allait retrouver l’air libre et l’étendue. En 1796 survient la mort de sa mère et il reçoit sa part d’héritage: 312 000 francs or - de quoi réaliser pleinement son rêve de voyage. En 1797 il écrit: «Mon voyage est irrémédiablement décidé. Je me prépare encore pendant quelques années et je rassemble les instruments. Je séjourne en Italie un an ou un an et demi, pour me familiariser avec les volcans. Puis on ira en Angleterre en passant par Paris. Et ensuite, en route vers les Indes Occidentales.»

Notons qu’il ne s’agit absolument pas, dans le voyage ainsi conçu, d’une aventure, d’un vagabondage, mais d’un plan de travail, d’un plan de vie.

Humboldt continue ses études: astronomie, chimie, minéralogie, galvanisme, botanique. En 1798, il est à Paris pour s’entretenir avec des savants français. Il y rencontre Aimé Bonpland, originaire de La Rochelle, qui sera son compagnon de route au cours du grand voyage équinoxial. Et il commence à envisager des itinéraires. Bougainville lui propose un voyage autour du monde, organisé par le Directoire: première année, le Paraguay et la Patagonie; deuxième année, le Pérou, le Chili, le Mexique, la Californie; troisième année, les mers du Sud; quatrième année, Madagascar; cinquième année, la Guinée. Il est prêt à partir, mais le projet est annulé, faute de crédits. Il part à Marseille, décidé à s’embarquer, coûte que coûte: «Je voulais passer l’hiver en Algérie et dans l’Atlas où il y a encore dans la province de Constantine, d’après Desfontaines, 400 plantes inconnues. De là, je voulais rejoindre Bonaparte par Sufetula, Tunis et Tripoli, avec la caravane qui va à La Mecque.» Il attend deux mois mais la frégate qu’il attendait fait naufrage. Il essaie de partir pour Tunis, mais le bey d’Alger suspend le trafic maritime. Il quitte Marseille et, avec Bonpland, longe la côte méditerranéenne: Catalogne, Tarragone, Balaguer, Valence... A Madrid, il finit par obtenir, chose rare, un passeport pour les colonies espagnoles d’Amérique. Départ alors pour la Corogne, où les deux compagnons s’embarquent pour le Venezuela.

«Quel bonheur... ma tête en tourne de joie... Quel trésor d’observations vais-je pouvoir faire pour enrichir mon travail sur la construction de la terre... Je collectionnerai des plantes et des fossiles et je pourrai faire des observations astronomiques, avec des instruments excellents... Mais tout cela n’est pas le but principal de mon voyage. Mon attention ne doit jamais perdre de vue l’harmonie des forces concurrentes, l’influence de l’univers inanimé sur le règne animal et végétal

Je souligne ces deux dernières phrases. Car nous avons là la première formulation de ce qui est véritablement en jeu. Si, dans le voyage de Humboldt, il ne s’agit pas d’une simple aventure, il ne s’agit pas non plus d’une simple expédition scientifique. Son plan de travail a plusieurs strates, il est ouvert à des configurations inédites. Au sommet, on trouve une conception de l’harmonie, une esthétique, celle qu’il vient d’évoquer. Au fond, à la base de toutes ses recherches, il y a une recherche du bonheur. Le 16 juillet 1799, à Cumana, péninsule d’Araya, Humboldt écrit: «Nous sommes ici, enfin, dans le pays le plus divin et le plus merveilleux. Des plantes extraordinaires, des anguilles électriques, des tigres, des tatous, des singes, des perroquets et de nombreux, très nombreux Indiens purs, à demi sauvages, une race d’hommes très belle et très intéressante... Depuis notre arrivée, nous courons partout comme des fous... Je sens que je serai heureux ici.» Le savoir est lié à l’être, l’être est lié à l’environnement, et ce champ complexe peut être le lieu d’une transcendance.

Il n’est pas dans mon propos de raconter tout le voyage. Je relèverai seulement quelques points et quelques passages.

Le premier point à noter, peut-être, c’est que, à l’encontre de beaucoup d’expéditions plus modernes, Humboldt n’insiste jamais sur le côté «exploit» (moral ou technique) de son voyage. Que la progression ait été très difficile par endroits, c’est certain. Dès le début, Humboldt évoque avec humour la route de Cumana à Caracas: «Le chemin de terre de Cumana à Nueva Barcelone, et de là à Caracas, est à peu près dans le même état qu’avant la découverte de l’Amérique.» Il faut imaginer un terrain fangeux, des blocs de rochers épars, une végétation dense, des torrents et des traverses, ainsi que des porteurs (dix, quinze, vingt-cinq) et des bêtes de somme (ici, deux bœufs, là, vingt mulets) chargés d’instruments et de provisions. Il faut imaginer une absence presque totale de cartographie: «Ces contrées sont si sauvages et si peu fréquentées qu’à l’exception de quelques rivières, les Indiens ignoraient le nom de tous les objets que je relevais à la boussole - aucune observation d’étoile ne me rassurait sur la latitude, dans une distance d’un degré.» Il faut imaginer une pirogue, de quarante pieds de long sur trois de large, qui n’était en fait qu’un tronc d’arbre creusé par le double moyen de la hache et du feu. Au moindre mouvement imprévu et non annoncé, le tout - hommes et caisses de collections - risquait de chavirer. Ajoutez à cela le fait que Humboldt risqua sa vie plus d’une fois, notamment au volcan de Pichincha, où, pour faire ses observations, il s’établit «sur une pierre qui, étant soutenue par un côté seulement et minée par en dessous, s’avançait en forme de balcon sur le précipice». Mais très peu de tout cela dans le récit. Humboldt ne s’intéresse pas à l’exploit, il s’intéresse à la connaissance. A propos de Horace Bénédict de Saussure (Voyage dans les Alpes, 1779), qu’il salue en passant comme «le plus grand savant et le plus intrépide des voyageurs», il écrit, et c’est peut-être une critique implicite: «Ces excursions pénibles, dont les récits excitent généralement l’intérêt du public, n’offrent qu’un très petit nombre de résultats utiles au progrès des sciences.» Et on peut aller encore plus loin. Humboldt, scientifique, féru de connaissances exactes, regrette l’alourdissement du voyage qu’entrame l’intention scientifique: «Lorsque, chargé d’instruments de physique et d’astronomie, on a terminé des voyages de quelques milliers de lieues à travers des continents, on est tenté de dire, à la fin de sa carrière: heureux ceux qui voyagent sans instruments qui se brisent, sans herbiers exposés à se mouiller, sans collections d’animaux qui se dégradent. Heureux ceux qui parcourent le monde pour le voir de leurs yeux, tâcher de le comprendre, recueillir les douces émotions que fait naître l’aspect de la nature, dont les jouissances, plus simples, sont aussi plus calmes et moins sujettes à être troublées.» Mais on peut aussi ne pas accepter son alternative: d’un côté, du compliqué; de l’autre, du simple. On peut accepter, d’abord, le compliqué, comme ouverture, si je puis dire, des premiers plis. Ensuite, comme on est souvent obligé de le faire en terrain étranger, utiliser ces premières études comme des traductions, première étape vers une compréhension, et vers une expression, de l’esprit profond.

Le 7 février 1800, Humboldt quitte Caracas pour Puerto Caballo, sur la côte Caraïbe. De là, il descend vers San Fernando, sur l’Apure, un affluent de l’Orénoque. Il remonte alors l’Orénoque jusqu’à Rio Negro, aux confins du Brésil, puis revient à l’Orénoque par le Casiquare. En somme, soixante-quinze jours, deux mille deux cents kilomètres, consacrés à des collectes de «spécimens», à des mesures barométriques, thermométriques, trigonométriques, astronomiques, etc., et à son journal. Premier point à noter ici, une sensation de bien-être: «Je suis créé pour les Tropiques... jamais je n’ai été si constamment bien portant... j’ai séjourné dans des villes où la fièvre jaune faisait rage et jamais je n’ai eu le moindre mal de tête.» Il y a le bien-être intérieur, et il y a l’approche de l’extérieur. Voici Humboldt évoquant les llanos (les steppes) au sud de Caracas: «L’aspect du pays est toujours le même. Il ne faisait pas clair de lune, mais les grands amas de nébuleuses, qui ornent le ciel astral, éclairaient, en se couchant, une partie de l’horizon terrestre. Ce spectacle imposant de la voûte étoilée, qui se présente dans son immense étendue, cette brise fraîche qui parcourt la plaine pendant la nuit, ce mouvement ondoyant de l’herbe partout où elle atteint quelque hauteur, tout nous rappelait la surface de l’Océan. L’illusion augmentait surtout (on ne se lasse pas de le dire) lorsque le disque du soleil montait à l’horizon, répétait son image par l’effet de la réfraction, et, perdant bientôt sa forme aplatie, montait rapidement et droit vers le zénith.» On remarquera dans ce texte plusieurs éléments: en tout premier lieu, une sensation astronomico-tellurique; ensuite la juxtaposition de sensation brute et d’explication scientifique («effet de réfraction»), sans qu’un amalgame satisfaisant ait encore été trouvé; et finalement, le plaisir de l’expression, et même de la répétition («on ne se lasse pas de le dire»), Voici un autre texte, qui parle des cataractes de Maypures:

«Il y a là un point d’où l’on découvre un horizon merveilleux. L’œil embrasse une surface écumante qui a près de deux lieues d’étendue. Du milieu des flots s’élèvent des rochers noirs comme le fer et semblables à des tours en ruine. Chaque île, chaque pierre est ornée d’arbres qui poussent des rameaux vigoureux: un nuage épais flotte constamment au-dessus du miroir des eaux, et, à travers cette vapeur d’écumes, s’élancent les hautes cimes des palmiers Mauritia. Lorsque, le soir, les rayons ardents du soleil viennent se briser dans le nuage humide, des effets de lumières produisent un spectacle magique. Des arcs colorés s’évanouissent et reparaissent tour à tour; leurs images vaporeuses flottent au gré des airs.

Tout autour, sur le dos nu des rochers, les eaux murmurantes ont amassé, durant la longue saison des pluies, des îles de terre végétale, ornées de mélastomes et de drosères, de fougères et de petites mimoses au feuillage argenté, ces îles forment des lits de fleurs au milieu des rochers nus et désolés. Elles réveillent chez l’Européen le souvenir de ces blocs de granit appelés courtils par les habitants des Alpes, qui, couverts de fleurs, s’élèvent isolément au milieu des glaciers de la Savoie.

A l’horizon bleuâtre, l’œil se repose sur la chaîne de Cunavami, formée par des dos de montagnes qui se prolongent au, loin et se terminent brusquement en un cône tronqué. Ce cône, nommé par les Indiens Calitamini, nous apparut au coucher du soleil comme une masse embrasée. Le même phénomène se reproduit chaque soir. Personne ne s’est jamais approché de cette montagne. Peut-être l’éclat dont elle brille tient-il à des jeux de lumière produits par les reflets du talc ou du schiste micacé.

Durant les cinq journées que nous passâmes dans le voisinage des cataractes, nous reconnûmes avec surprise que le bruit de la masse d’eau qui tombe est trois fois plus fort la nuit que le jour. On remarque le même phénomène dans les chutes d’eau de l’Europe; mais à quelle cause l’attribuer dans un désert où rien n’interrompt le repos de la nature? Sans doute à des courants ascendants d’air chaud qui, par le trouble qu’ils apportent dans l’équilibre de l’élasticité atmosphérique, empêchent le son de se propager et en brisent irrégulièrement les ondulations. La fraîcheur de la nuit met fin à ces courants.»

Là encore, sensations fortes et fines, vocabulaire technique précis (palmiers Mauritia, mélastomes, drosères...), mais vocabulaire «globalisant» peu satisfaisant: merveilleux, magique... Autre exemple, cette vision «géognostique» d’une autre partie de l’Orénoque:

«L’aspect géographique de cette contrée, la forme des rochers de Kéri et d’Oco, qui ressemblent si bien à des îles, les excavations creusées par les eaux dans la première de ces collines, et qui sont placées exactement au même niveau que celles de l’île Ouivitari, située à l’opposite, toutes ces apparences prouvent que l’Orénoque remplissait autrefois la baie laissée aujourd’hui à sec. Vraisemblablement, les eaux formèrent un vaste lac, aussi longtemps qu’elles furent arrêtées par la digue du nord. Lorsque cet obstacle fut renversé, la savane habitée aujourd’hui par les Indiens Guareca sortit du milieu des eaux. Peut-être le fleuve entoura-t-il longtemps encore les rochers de Keri et d’Oco, qui, s’élevant du côté de l’ancien lit comme des tours bâties sur une montagne, présentent aux regards un spectacle très pittoresque. Les eaux, en s’abaissant peu à peu, finirent par se retirer vers la chaîne de montagnes qui les borde du côté de l’orient.

Plusieurs circonstances confirment cette supposition. L’Orénoque, en effet, a, comme le Nil près de Philae et de Suez, la remarquable propriété de colorer en noir les masses granitiques d’un blanc rougeâtre, qu’il lave depuis des milliers d’années. Partout où les eaux peuvent atteindre, on remarque sur les rochers qui bordent les rives une couche grise, contenant du manganèse et peut-être du carbone, qui pénètre à peine d’un dixième de ligne à l’intérieur de la pierre. Cette couleur noire et les cavités dont nous parlions plus haut marquent encore l’ancien niveau de l’Orénoque.

Dans le rocher de Keri, entre les îles des Cataractes, dans les collines de gneiss de Cumadaminari qui courent au-dessus de l’île Tomo, enfin à l’embouchure du Jao, ces cavités noirâtres sont élevées de 49 à 59 mètres au-dessus de la surface actuelle des eaux. Leur existence nous apprend (ce qui, du reste, peut être remarqué en Europe dans tous les lits des fleuves) que les courants dont la grandeur excite aujourd’hui notre admiration ne sont que de faibles restes des énormes masses d’eau qui existaient dans les temps anté-historiques.

Des observations aussi simples n’ont pas échappé aux indigènes grossiers de la Guyane. Partout les Indiens nous faisaient remarquer les traces de l’ancien niveau. On voit même dans une plaine de graminées, près d’Uruana, un rocher de granit isolé, sur lequel, d’après le récit d’hommes dignes, de foi, sont creusées profondément à une hauteur de 26 mètres des images qui semblent disposées par rangées et qui représentent le soleil, la lune et différentes espèces d’animaux, surtout des crocodiles et des boas. Personne, aujourd’hui, ne pourrait atteindre sans échafaudage aux flancs abrupts de ce rocher, qui mérite l’attention la plus scrupuleuse de la part des voyageurs à venir. Les caractères hiéroglyphiques gravés sur les montagnes d’Uruana et d’Encaramada sont également placés à des hauteurs inaccessibles...

L’extrémité septentrionale des cataractes attire l’attention par des images naturelles, représentant, dit-on, le soleil et la lune. Le rocher Keri... tire en effet son nom d’une tache blanche qui resplendit au loin, et dans laquelle les Indiens ont cru reconnaître une ressemblance frappante avec le disque de la pleine lune. Je n’ai pu gravir les flancs escarpés de ce rocher, mais je suppose que la tache blanche provient d’un nœud de quartz considérable, formé par la rencontre de filons croiseurs, qui se détachent sur le granit d’un noir grisâtre.»

Comme pour les autres textes cités, on notera la précision du détail, l’insuffisance du vocabulaire global («un spectacle très pittoresque») et ce trait des lumières que j’aime, tant les voyageurs en pays exotiques sont prêts à gober le premier «mystère» venu, prêts à humer voluptueusement le dernier relent rance du «sacré», ce trait qui consiste à traduire la lune du rocher Keri par une tache blanche provenant d’un nœud de quartz considérable. Ailleurs, en pays Inca, il précisera que le soi-disant sang d’Atahualpa qu’on est censé voir sur une pierre est en fait «des agrégations d’amphibole et pyroxène formées naturellement dans la pierre».

Humboldt «démystifie» donc, tout en étant prêt, car il sait que le domaine de la fable peut receler des vérités, à se pencher sur les images gravées de main d’homme dans tel rocher granitique. Mais poursuivons notre route. Voici l’évocation du «superbe Orénoque» lui-même:

«En sortant du Rio Apure, nous nous trouvâmes dans un pays d’un aspect tout différent. Une immense plaine d’eau s’étendait devant nous, comme un lac, à perte de vue. Des vagues blanchissantes se soulevaient à plusieurs pieds de hauteur par le conflit de la brise et du courant. L’air ne retentissait plus des cris perçants des hérons, des flamants et des spatules qui se portent en longues files de l’une à l’autre rive. Nos yeux cherchaient en vain de ces oiseaux nageurs dont les ruses industrieuses varient dans chaque tribu. La nature entière paraissait moins animée. A peine reconnaissions-nous dans le creux des vagues quelques grands crocodiles fendant obliquement, à l’aide de leurs longues queues, la surface des eaux agitées. L’horizon était bordé par une ceinture de forêts; mais nulle part ces forêts ne se prolongeaient jusqu’au lit du fleuve. De vastes plages, constamment brûlées par les ardeurs du soleil, désertes et arides comme les plages de la mer, ressemblaient de loin, par l’effet du mirage, à des mares d’eaux dormantes. Loin de fixer les limites du fleuve, ces rives sablonneuses les rendaient incertaines. Elles les rapprochaient ou les éloignaient tour à tour, selon le jeu variable des rayons infléchis.

»A ces traits épars du paysage, à ce caractère de solitude et de grandeur, on reconnaît le cours de l’Orénoque, un des fleuves les plus majestueux du Nouveau Monde. Partout les eaux, comme les terres, offrent un aspect caractéristique et individuel. Le lit de l’Orénoque ne ressemble point aux lits du Meta, du Guaviare, du Rio Negro et de l’Amazone. Ces différences ne dépendent pas uniquement de la largeur ou de la vitesse du courant: elles tiennent à un ensemble de rapports qu’il est plus facile de saisir, lorsqu’on est sur les lieux, que de définir avec précision.»

De ce texte-ci, en plus des caractéristiques déjà relevées dans d’autres, je retiens cette dernière remarque concernant un «ensemble de rapports qu’il est plus facile de saisir, lorsqu’on est sur les lieux, que de définir avec précision». Qu’est-il, cet ensemble de rapports? Comment le dire? Nous voyons déjà se profiler la question de la géopoétique. Mais, pour le moment, accumulons d’autres éléments du voyage physique. Je voudrais évoquer, au raudal d’Atures, ces vautours et ces engoulevents à la voix croassante qui volent solitaires dans les sillons profonds de la vallée, et dont l’ombre glisse sur les flancs nus du roc et disparaît rapidement. Ou bien ce plateau gelé des Andes, entouré de volcans et de soufrières qui dégagent continuellement des tourbillons de vapeur. Ou bien encore, la «route de l’Inca», cet ouvrage gigantesque, large de sept mètres, fait de blocs de porphyre trappéen d’un brun noir, qui couvre les quatre cents lieues entre Quito et Cuzco à une altitude de 3391 mètres. Et, pour finir, Vera Cruz: «C’est ainsi qu’en peu d’heures, dans ce pays merveilleux le physicien parcourt toute l’échelle de la végétation, depuis l’héliconia et le bananier dont les feuilles lustrées se développent dans des dimensions extraordinaires, jusqu’au parenchyme rétréci des arbres résineux.»

Revenu en Europe, Humboldt va faire de Paris, entre 1804 et 1827, sa résidence principale. Tout en continuant à se déplacer (à Rome, à Naples, à Vienne...), tout en remplissant, à distance, jusqu’en 1827, année où le roi le rappelle à Berlin, les fonctions de chambellan de Prusse (il est nommé à ce poste en 1805), tout en participant aux travaux de l’Institut de France et à la Société de géographie de Paris, tout en entretenant une correspondance volumineuse avec des savants du monde entier, il se consacre à la publication des résultats de son voyage américain. Les trente volumes se répartissent comme suit:

 

Vol. 1 et 2

Plantes équinoxiales.

Vol. 3 et 4

Monographie des mélastomacées.

Vol. 5

Monographie des mimoses et autres plantes légumineuses.

Vol. 6 et 7

Révision des graminées.

Vol. 8 à 14

Nova genera et species plantarum.

Vol. 15 et 16

Atlas pittoresque du voyage.

Vol. 17

Atlas géographique et physique.

Vol. 18

Examen critique de l’histoire et de la géographie du Nouveau Continent.

Vol. 19

Atlas géographique et physique du royaume de la Nouvelle-Espagne.

Vol. 20

Géographie des plantes équinoxiales.

Vol. 21 et 22

Recueil d’observations astronomiques, d’opérations trigonométriques et de mesures barométriques.

Vol. 23 et 24

Recueil d’observations de zoologie et d’anatomie comparée faites dans l’océan Atlantique, dans l’intérieur du Nouveau Continent et dans la Mer du Sud.

Vol. 25 et 26

Essai politique sur le royaume de la Nouvelle-Espagne.

Vol. 27

Essai sur la géographie des plantes.

Vol. 28 à 30

Relation historique du voyage.

 

Si l’on ajoute à ces quelque quinze mille pages, écrites en français et en latin, issues de son voyage américain, les Tableaux de la nature (Ansichten der Natur), écrits en allemand (1808), et le Cosmos (Kosmos, Entwurf einer physischen Weltbeschreibung - esquisse d’une description physique du monde), publié en cinq volumes entre 1845 et 1862, sans parler d’autres textes tels que son Voyage en Asie Centrale (1843), qui ne font que confirmer certains de ses points de vue sur «la construction du monde», nous avons un énorme corpus sur lequel réfléchir.

François Arago, astronome et physicien, un des principaux amis et interlocuteurs de Humboldt à Paris, lui disait à propos de ses écrits: «Tu ne sais pas construire; tes livres sont comme des tableaux sans cadre.» C’est rigoureusement vrai. Mais nous n’en tiendrons pas rigueur à Humboldt, nous ne considérerons pas cette caractéristique comme un défaut. C’est en cela que consiste l’intérêt de l’œuvre humboldtienne: elle ne se laisse pas facilement encadrer. Cela est vrai à un niveau purement compositionnel: quand il se met à écrire un essai de quinze pages, il le fait suivre de cent cinquante pages de notes (celui qui déclare que cela est «académique» est complètement à côté de la question). Mais c’est vrai aussi à un niveau conceptuel.

Humboldt est géographe, mais son œuvre déborde du cadre d’une certaine conception française de la géographie. En matière de géographie, la France s’était beaucoup distinguée au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. Je pense notamment à la fondation, sous le règne de Louis XIV, en 1666, de l’Académie des sciences, qui avait pour mission de préciser la mesure de la terre et de fixer la forme de la terre. Y brilla Picard, qui fonda l’Observatoire de Paris. On peut penser aussi aux cartes de la Chine dressées par les missionnaires jésuites, aux observations faites à Cayenne (1671-1673) par l’astronome Richer, qui constate le premier que la terre n’est pas une sphère, mais un sphéroïde aplati aux deux pôles. On peut égrener d’autres grands noms de la géographie française: La Condamine, Maupertuis, Nicolas Sanson, Guillaume Delisle, d’Anville... Mais dès qu’on arrive à Sébastien de Beaulieu, premier ingénieur du roi, maréchal de camp, le slogan «la géographie sert à faire la guerre» vient à l’esprit - c’est dans ce contexte qu’il trouve son application. La géographie sert à faire la guerre (les opérations militaires ont besoin de cartes) et à faire la chasse (je pense ici à «la carte des chasses du Roi» faite par Berthier entre 1764 et 1773).Certes, au XVIlle siècle, la géographie française maintient sa réputation, avec des monographies cartographiques comme celle des Pyrénées par Roussel, celle des Alpes par Raymond, celle des côtes maritimes de France par Lerouge, et avec toute la série des «Neptune»: le Neptune français de Sauveur, le Neptune oriental de Mannevillette, le Neptune américano-septentrional de Bonne, le Neptune du Cattégat et de la Baltique de Brache, qui date de 1809. Mais le XIXe siècle, géographiquement, n’est plus français. Le dernier monument est sans doute le Précis de la géographie universelle de Maltebrun (1810). A partir de cette date, les grandes études géographiques disparaissent en France, et même les études tout court: il subsiste une seule chaire de géographie, à la Sorbonne, qui se cantonne dans l’étude de la géographie antique (Homère, Hérodote...). Certes, il existe la Société de géographie, mais elle a peu de membres. C’est l’Allemagne qui prend la relève, avec l’énorme masse des travaux de Karl Ritter, à commencer par Erdkunde (Connaissance de la terre) de 1817: «La géographie dans ses rapports avec la nature et l’histoire de l’homme ou géographie universelle comparée, considérée comme base de l’enseignement des sciences physiques et historiques.» Ritter meurt au moment de la sortie de son dix-septième volume (sur l’Asie), laissant des mémoires «destinés à servir de base à une manière plus scientifique d’étudier la géographie».

Avec Ritter, nous passons de la géopolitique à la géognose et à la géographie humaine.

Si féru qu’il soit de culture française, Humboldt appartient plutôt à cette lignée-là. Mais il a ses propres caractéristiques, ses propres élans, qui font qu’il est encore autre chose.

Parlons d’abord de sa méthode. Voici ce qu’il écrit au début de son voyage: «Frappés d’un grand nombre d’objets à la fois, nous éprouvâmes quelque embarras à nous assujettir à une marche régulière d’études et d’observations.» La multiplicité du réel et l’excitation de l’esprit rendent difficile l’adaptation à une discipline routinière. Cela dit, tout au long de son itinéraire, Humboldt accumule les mesures et les calculs (ce n’est que rarement, par exemple la première fois qu’il voit l’océan Pacifique, qu’il oublie son baromètre). Mais il n’en oublie pas le sens de l’ouverture et la sensation du démesuré. Il veut éviter les «rêves systématiques» et les «théories abstraites». Empiriste, il ne se contente pas d’une simple accumulation de faits; théoricien, il se méfie des idées trop vite faites. «Je me suis proposé, écrit-il, [... ] de tenir un juste milieu entre deux routes suivies par les savants... Les uns, se livrant à des hypothèses brillantes mais fondées sur des bases peu solides, ont tiré des résultats généraux d’un petit nombre de faits isolés... D’autres savants ont accumulé des matériaux sans s’élever à aucune idée générale, méthode stérile dans l’histoire des peuples comme dans les différentes branches des sciences physiques.» Méthodologiquement, il se tient sur le «juste milieu» entre deux routes. Mais ce «milieu» demande quelque chose d’encore plus complexe. Ailleurs, il dira que le travail consiste à «recueillir, observer, vérifier et combiner». Ailleurs encore, qu’il s’agit de «saisir les éléments divers d’un vaste paysage». Je dirais volontiers que Humboldt sait pratiquer l’extravagance sans se perdre, et qu’il sait pratiquer la rigueur sans se figer.

Parlons maintenant du terrain. Le terrain de Humboldt, c’est l’Amérique, dont il dit: «Si l’Amérique n’occupe pas une place distinguée dans l’histoire du genre humain et des anciennes révolutions qui l’ont agité, elle offre un champ d’autant plus vaste aux travaux du physicien. Nulle part ailleurs la Nature ne l’appelle plus vivement à s’élever à des idées générales sur la cause des phénomènes et sur leur enchaînement mutuel.» Dans ce champ américain, du moins à ce moment-là, la politique, préoccupée de priorités et d’utilité immédiate, était moins présente, et les disciplines étaient moins étanches les unes aux autres: une liberté de mouvement s’alliait à la nécessité d’être multidisciplinaire. Humboldt est américaniste, au grand sens, si je puis dire, du mot. Il ressemble à ce Samuel Hearne, d’abord aspirant dans la marine royale britannique, ensuite agent de la Compagnie de la Baie d’Hudson, qui allait suivre la rivière de la Mine-de-Cuivre jusqu’à la mer Glaciale (La Pérouse, s’étant emparé des établissements britanniques pendant la guerre d’Amérique, avait trouvé son manuscrit - et le lui rendit, à la condition qu’il le publie, ce qui fut fait en 1795). On peut évoquer aussi dans ce contexte le personnage d’Alexander Mackenzie, agent de la North-West Fur Company, qui va d’abord vers la mer Glaciale, ensuite vers le Pacifique. On peut penser à Lewis et Clark qui remontent le Missouri et traversent les Rocheuses. A Zebulon Pike, qui explore les sources du Mississippi, le bassin de l’Arkansas, le Nouveau Mexique et le Texas. Au Major Long, à Nicollet, à Duflot de Mofras, à Fremont... Humboldt fut au courant de tous ces travaux dans le Nord. Et il était au courant aussi de ce qui s’était passé dans le Sud, depuis les descriptions de la Patagonie du père Falkner jusqu’aux voyages de Lima au Paraguay de Weddell, en passant par les expéditions de Don Felix de Azara au Rio de la Plata, celle du Dr Martins au Brésil, celle de Walter Bates en Amazonie, celle de Fitzroy au détroit de Magellan, celle de Basil Hall au Chili, celle de Pentland en Bolivie, celle d’Alcide d’Orbigny dans les Andes, celle de Schomburgk dans le bassin de l’Orénoque... Il a tout l’espace américain, toutes les recherches américanistes en tête. Et il suit lui-même ses pistes américaines non seulement dans un esprit d’investigation, non seulement avec curiosité, mais avec plaisir: «Le plaisir que l’on éprouve, écrit-il, n’est pas dû seulement à l’intérêt que prend le naturaliste aux objets de son étude, il tient à un sentiment commun à tous les hommes qui sont élevés dans les habitudes de la civilisation. On se voit en contact avec un monde nouveau, avec une nature sauvage et indomptée. Tantôt c’est le jaguar, belle panthère de l’Amérique, qui paraît sur le rivage; tantôt c’est le hocco à plumes noires et à tête huppée, qui se promène lentement le long des sauso. Les animaux de classes les plus différentes se succèdent les uns aux autres. Es como en el Paraiso, disait notre pilote, vieil Indien des missions.» Humboldt partage cette sensation paradisiaque, tout en ne versant pas dans une mythologie facile, que ce soit celle de l’Age d’Or ou celle du Bon Sauvage. Les choses sont compliquées, et non sans contradictions. Au cours de ses pérégrinations dans les terres sauvages, il arrive à Humboldt d’imaginer des entrepôts, des centres de civilisation. Mais dès la fin de son voyage, donc dès le tout début du XIXe siècle, il constate la disparition de palmiers et de bambous autour de La Havane et remarque avec amertume que «la civilisation avance». Là aussi, il y aurait une méthode, une route du «milieu» à trouver.

Mais si Humboldt est américaniste, s’il nage dans tout ce courant américain, il est un moment de l’histoire américaine et américaniste qu’il affectionne tout particulièrement, c’est le moment de la première découverte et de ses suites, immédiates, ce que j’aimerais appeler le moment colombien.

«A aucune autre époque depuis la fondation des sociétés, écrit-il, le cercle des idées, en ce qui touche le monde extérieur et les rapports de l’espace, n’avait été si soudainement élargi et d’une manière si merveilleuse.» Ce «cercle d’idées» comprenait, entre autres, la composition de l’atmosphère et ses rapports avec l’organisation humaine, la distribution des climats au penchant des cordillères, les lois du magnétisme, la liaison des volcans entre eux, le soulèvement successif des chaînes de montagne, la direction des courants pélagiques... Mais, et il insiste là-dessus, il n’y avait pas que «de la science», il y avait comme un sens nouveau, il y avait un charme. Le «nouveau travail des esprits» allait s’élargissant, de cercle concentrique en cercle concentrique. Il revient sur cet élargissement du cercle, du savoir à une espèce d’horizon du savoir, une sorte d’aura du savoir, dans le passage suivant: «Aux époques héroïques de, leur histoire, les Portugais et les Castillans ne furent pas seulement guidés par la soif de l’or, comme on l’a supposé, faute de comprendre l’esprit de ces temps. Tout le monde se sentait entraîné vers les hasards des expéditions lointaines. Les noms d’Haïti, de Cubagua, de Darien avaient séduit les imaginations au commencement du XVIe siècle, comme, depuis les voyages d’Anton et de Cook, les noms de Tinian et d’Otahiti... Plus tard, quand les mœurs s’adoucirent et que toutes les parties du monde s’ouvrirent à la fois, cette curiosité inquiète fut entretenue par d’autres causes et prit une direction nouvelle. Les esprits s’enflammèrent d’un amour passionné pour la nature... Les vues s’élevèrent en même temps que s’agrandissait le cercle de l’observation scientifique. La tendance sentimentale et poétique, qui se trouvait déjà au fond des cœurs, prit une forme plus arrêtée avec la fin du XVIe siècle, et donna naissance à des œuvres littéraires inconnues des temps antérieurs.» Mais tout ce que je viens d’évoquer se concentre aux yeux de Humboldt dans la figure même de Christophe Colomb. Même dépourvu de savoir scientifique précis, mais par son simple sens de l’observation, Colomb avait lui-même contribué aux avancées scientifiques, notamment en ce qui concerne le magnétisme terrestre, la flexion des bandes isothermes et la botanique, par exemple dans cette lettre écrite d’Haïti en octobre 1498, citée par Humboldt: «Chaque fois que, quittant les côtes d’Espagne, je me dirige vers l’Inde, je sens, dès que j’ai fait cent milles marins à l’ouest des Açores, un changement extraordinaire dans le mouvement des corps célestes, dans la température de l’air et dans l’état de la mer. En observant ces changements avec une attention scrupuleuse, j’ai reconnu que l’aiguille aimantée, dont la déclinaison avait lieu jusque-là dans la direction du nord-est, passait au nord-ouest; et après avoir franchi cette ligne, comme on gravit le dos d’une colline, j’ai trouvé la mer couverte d’une telle quantité d’herbes marines, semblables à de petites branches de pins et portant pour fruits des pistaches, que les vaisseaux semblaient devoir manquer d’eau et échouer sur un bas-fond. Avant la limite dont je viens de parler, nous n’avions trouvé aucune trace de ces herbes marines. Je remarquai aussi en arrivant à cette ligne de démarcation, placée, je le répète, à cent milles vers l’ouest des Açores, que la mer s’apaise subitement, et que presque aucun vent ne l’agite plus. Lorsque nous descendîmes des îles Canaries jusqu’au parallèle de Sierra Leone, il nous fallut souffrir une chaleur horrible; mais dès que nous eûmes franchi la limite que j’ai indiquée, le climat changea, l’air s’adoucit et la fraîcheur augmenta à mesure que nous avancions vers l’ouest.» Mais ce n’est pas encore cela qui intéresse le plus Humboldt chez Colomb. C’est, dans les lettres et le journal maritime, le «profond sentiment de la nature» qui animait le grand voyageur, ainsi que «la noblesse et la simplicité d’expression» avec lesquelles il décrivit «la vie de la terre, et le ciel, inconnu jusque-là, qui se découvrait à ses regards (viage nuevo al nuevo ciel i mundo que fasta entonces estaba en oculto)».Humboldt revient sur cet aspect plus «sensible», plus «poétique» dans le passage suivant: «Nous apprenons ici, par le journal d’un homme dépourvu de toute culture littéraire, quelle puissance peuvent exercer sur une âme sensible les beautés caractéristiques de la nature. L’émotion ennoblit le langage. Les écrits de l’amiral, surtout lorsque, âgé déjà de soixante-sept ans, il accomplit son quatrième voyage et raconte sa vision merveilleuse sur la côte de Veragua, sont, sinon plus châtiés, du moins plus entraînants que le roman pastoral de Boccace, les deux Arcadies de Sannasar et de Sidney, le Salicio y Nemoroso de Garcilasso ou la Diana de Jorge de Montemayor.» Nous avons là les prémices d’une littérature géopoétique.

Quand Humboldt revient de son voyage américain, c’est une poétique de cette sorte qu’il a en tête, et pour lui, c’est à l’élaboration et à la propagation de cette poétique que devraient s’appliquer les esprits. Il s’agit de l’accomplissement d’une de ces «grandes pensées dont la source est dans les profondeurs de l’âme». Après le voyage physique, donc, avec ses résultats, le voyage mental, avec son réseau.

Toute œuvre d’envergure demande des ressources illimitées et quelque chose comme une éternité. Humboldt avait dépensé la moitié de sa fortune pour son voyage, il allait en dépenser l’autre moitié dans la publication des «actes» de ce voyage. On sent qu’il envie, un peu, le grand botaniste colombien, Don José Celestino Mutis, qui avait été l’ami de Linné, et à qui le roi versait pour ses travaux dix mille piastres par an - d’autant plus qu’au moment où Humboldt le rencontra, Mutis avait depuis quinze ans une trentaine de peintres à sa disposition. Mais Humboldt est beaucoup plus qu’un grand botaniste, et sa recherche profonde était moins visible, moins perceptible, moins concevable - certains auraient pu dire même «non scientifique». Certes, il a fait de grandes contributions à la botanique: de son voyage il avait rapporté cinquante-huit mille espèces de plantes, dont trois mille six cents inconnues. Avec ses mesures astronomiques et trigonométriques, il avait fait une grande contribution à la géodésie, comme à bien d’autres branches de la science. Avec sa géographie des plantes (à plusieurs points de son voyage, il dresse le tableau des étages de végétation), il est à l’origine de ce qu’on appelle la géographie tridimensionnelle. Et il n’allait jamais cesser de s’intéresser à tous les aspects de la recherche scientifique, «soit qu’il s’agisse (je le cite) de l’électromagnétisme, de la polarisation de la lumière, des effets produits par les substances diathermanes, ou des phénomènes physiologiques que présentent les organismes vivants - vaste ensemble de merveilles qui se déroulent à nos regards comme un monde nouveau dont nous touchons à peine le seuil !» Mais c’est encore autre chose qui l’attire, qui l’inspire. En jouant un peu sur les mots, on pourrait dire qu’il s’intéresse à une géographie quadridimensionnelle. Disons qu’il veut ajouter une dimension de plus à la géographie, à la science, à la connaissance. Et cette dimension est plus qu’une dimension «humaniste», comme dans la géographie dite humaine. Au cours de son voyage, Humboldt s’était rendu compte d’une dimension de l’existence où une conscience humaine est certes présente, mais où l’image de l’homme dont nous avons philosophiquement et psychologiquement l’habitude n’a plus de raison d’être: «Dans cet intérieur des terres du nouveau continent, on s’accoutume presque à regarder l’homme comme n’étant point essentiel à l’ordre de la nature.» Un dépouillement de l’homme, un être moins imposé et imposant, serait à l’ordre du jour... Il n’est certes pas aisé de trouver un concept global adéquat. D’une manière générale, notre vocabulaire conceptuel laisse beaucoup à désirer. Si l’ethnographie se veut uniquement collectrice et descriptive, l’ethnologie se permet, à partir de matériaux ethnographiques, d’élaborer des théories. Par analogie, si la géographie est la description de la terre, la géologie devrait signifier «théorie de la terre», mais il n’en est rien - nous avons affaire seulement à un aspect spécial et spécialiste de la géographie. Humboldt, comme on l’a constaté, utilise assez souvent le terme de «géognose», mais là aussi, le sens est très spécifique -il s’agit de la configuration de la terre, non pas de la configuration d’un nouvel esprit général des choses. Au cours de son voyage, Humboldt avait été abordé par des gens munis de vagues et confuses notions d’astronomie et de physique qui voulaient parler de «nouvelle philosophie» - il trouvait ça absurde, comme il aurait trouvé absurdes tant d’autres «nouveautés». Pour des raisons que j’ai déjà évoquées, et pour d’autres qui vont émerger de ce qui va suivre, je pense que le terme le plus adéquat est «géopoétique». L’œuvre de Humboldt constitue une approche, et une des plus intéressantes, de ce que l’on peut appeler «géopoétique» aujourd’hui.

Dans deux textes, il en fait même très précisément la généalogie. Le premier s’intitule Histoire de la contemplation physique de l’univers, le deuxième Descriptions poétiques de la nature.

Au premier abord, l’Histoire de la contemplation physique de l’univers pourrait ne sembler qu’une histoire abrégée de la science, des sciences. Mais les sciences séparées ne peuvent fournir que des matériaux pour le fondement de ce que Humboldt appelle «la science du cosmos», ou encore «le développement de l’idée de cosmos», ou bien encore, en citant Otfried Müller, l’élaboration de l’«idée poétique de la terre».

Pour le propos général, il cite son frère, Wilhelm von Humboldt: «Il peut paraître étrange de vouloir allier la poésie, qui se plait dans la variété, la forme et la couleur, aux idées les plus simples et les plus abstruses. Mais cela se justifie pleinement. La poésie, la science, la philosophie et l’histoire ne sont pas essentiellement séparées les unes des autres. Elles sont unies, ou bien quand une certaine étape du progrès humain situe l’homme dans un état unitaire, ou bien quand une inspiration authentiquement poétique projette l’individu dans un tel état.» Humboldt se lance alors dans son historique, en prenant le soin de préciser qu’il va aller vite, qu’il ne s’agit pas de se perdre dans les détails, mais de voir des lignes de crête, de dessiner une configuration (certaines époques, certaines œuvres peuvent n’avoir qu’une ligne intéressante, c’est celle-là qu’il s’agit de dégager, en la combinant avec d’autres dégagées d’autres contextes).

Dans l’Histoire de la contemplation physique de l’univers, Humboldt distingue, en Occident, sept époques, sept aires: 1º la Méditerranée; 2º la Macédoine sous Alexandre le Grand; 3º l’Egypte des Ptolémée; 4º l’Empire romain; 5º l’Arabie; 6º les grandes découvertes océaniques; 7º les découvertes célestes. Grâce à l’esprit «vivant et mobile» des Grecs, la Méditerranée avait connu «un élargissement rapide du cercle des idées». Mais il n’y avait pas que les Grecs, il y avait les Phéniciens, avec leurs voyages et leur alphabet, les Etrusques, avec leur «penchant à cultiver des rapports intimes avec les phénomènes naturels». S’alliaient donc une expansion vers le monde extérieur et une augmentation de la vision contemplative... Avec Alexandre, «le nouveau champ à considérer» prenait d’autres proportions encore: de nouveaux matériaux exigeaient de nouvelles coordinations, une nouvelle compréhension intellectuelle - recherche empirique rencontrant haute spéculation, le tout essayant de trouver son langage. Si, en Egypte, l’école d’Alexandrie tenait à s’enfermer dans la pure érudition, manquant d’«esprit animé», il y eut pourtant Eratosthène, qui avait un «œil intellectuel». A Rome aussi, pour ce qui est de la «formation de conceptions supérieures», il y a un manque, mais Strabon, celui qui, après avoir écrit quarante-trois livres d’histoire, se mit à son ouvrage géographique à l’âge de quatre-vingt-trois ans, avait une bonne connaissance de l’Empire, depuis l’Arménie jusqu’à la côte tyrrhénienne, depuis la mer Noire jusqu’aux bords de l’Afrique, et Pline (Plinius Secundus) sentait qu’il marchait sur des sentiers jamais foulés avant lui («non trita autoribus via»). Dommage qu’il se soit perdu dans des détails de spécialiste, au lieu de garder dans l’esprit une «image unique» potentielle. Chez les Arabes, l’intérêt de Humboldt se porte sur les tribus nomades, qui connaissent «le visage ouvert de la nature» et qui ont «une sensation plus fraîche des choses» qu’il ne fut possible dans les cités grecques et romaines. Chez les voyageurs et géographes arabes, il constate une sensation et une connaissance de l’espace plus grandes encore que, chez Marco Polo ou les moines bouddhistes. Il évoque El-Istachri et son Livre des régions du monde, Ibn Sinâ (Avicenne), le botaniste Ibn Baithar et Ibn Ruschd (Averroes), qui surent suivre «les chemins solitaires du développement des idées». Il se penche ensuite sur les grandes cosmographies qui, en agrandissant la vision des choses, ont ouvert la voie aux découvertes océaniques: le Liber cosmophicus de natura locorum d’Albertus Magnus, le Fenix de las maravillas del Orbe de Raymond Lulle, l’Imago Mundi de Pierre d’Ailly, beaucoup lu par Colomb, sans oublier l’Opus Maius de Roger Bacon. Défilent alors devant nos yeux Plan Carpin, Sir John Mandeville, Balduccio Pegolotti, Ruy Gonzalez de Clavijo, et Colomb lui-même, toujours lui, muni du livre de Pierre d’Ailly ainsi que de la carta de marear que lui avait envoyée Toscanelli de Florence, suivi de Magellan, de Balboa, de Cortez, de Léonard de Vinci, dont les idées les plus intéressantes sont restées longtemps dans ses manuscrits (e.g. le Codex Atlanticus), et Dante, qui avait vu des cartes célestes arabes et parlé avec des voyageurs en Orient, et qui savait allier érudition, errance intellectuelle et inspiration... Et on en arrive à la septième époque, celle de l’ouverture de l’espace astronomique grâce au télescope, où nous rencontrons les figures de Léonard Euler, de Copernic (De revolutionibus orbium caelestium), de Kepler, de Huygens, de Herschel et de Galilée.

Humboldt insiste sur le fait que cette étude, écrite d’une manière «fragmentaire et générale» ne vise ni à être parfaite ni à être complète. C’est très précisément une esquisse. Mais il aurait été prêt à reconnaître que même en tant qu’esquisse, elle peut laisser à désirer, d’un point de vue qui ne soit ni celui de la perfection, ni celui de l’exhaustivité. Par exemple, il n’arrive pas à se maintenir sur, la ligne de crête qu’il s’était proposée - il va parler de la polarisation de la lumière étudiée par Arago, alors que cela appartient à la «science spéciale», et non pas à la «science du cosmos». Et il a des problèmes de composition. En fait, comme on le verra, une des questions que se pose, de plus en plus, Humboldt, est celle d’une poétique - non pas une poétique de la perfection, mais une poétique de la pérégrination: informée, intelligente, animée, réjouissante, éclairante et inspirante. L’essentiel, c’est que, dans son étude fragmentaire sur la «contemplation physique de l’univers», se trouvent quelques-unes de ces pistes qu’il a voulu dessiner, ces pistes de la pensée qui, un jour, mèneront à une «image», c’est-à-dire à une grande vision poétique du monde. L’accent est sur l’ouverture, sur l’avancée. «Les esprits faibles, écrit-il, sont toujours prêts, à toutes les époques, à déclarer avec complaisance que l’humanité a atteint le sommet du progrès intellectuel» - ou, ajouterons-nous, en pensant à l’époque actuelle, à déclarer que tout est terminé. Mais en fait, le champ à explorer devient de plus en plus vaste, l’horizon recule toujours: «il existe des forces, opérant encore silencieusement dans la nature élémentaire, comme dans les délicates cellules des tissus organiques, dont nous ne sommes pas encore conscients mais qui, un jour, entreront dans le champ de la connaissance». Il faudra encore beaucoup de temps, beaucoup d’observations, beaucoup de combinaisons, et beaucoup de communication. Bref, pour ceux qui sont conscients, le champ s’élargit et s’approfondit tous les jours. Voilà le dernier mot de Humboldt sur la «contemplation physique».

Reste la question de l’expression, qui n’est pas une question secondaire, mais une question primordiale, car l’être de l’homme a besoin de s’exprimer - mais quel homme, quel être, quelle expression? C’est à la «généalogie de l’expression poétique» satisfaisante, éclairante, que s’attache Humboldt dans l’autre étude fondatrice, Descriptions poétiques de la nature. Et de même que dans l’étude sur la «contemplation physique», il n’écrivait pas l’histoire des sciences, de même ici Humboldt n’écrit pas l’histoire de la littérature, mais élabore, grâce à quelques incursions perspicaces et perspectivistes dans le corpus de la littérature mondiale, la géographie de la puissance poétique, c’est-à-dire du rapport le plus profond entre l’homme et... la nature (aucun mot, ici, n’est satisfaisant). Les mots d’Humboldt, comme on a déjà pu le constater, sont ceux de son époque. Humboldt est un scientifique, un intellectuel, qui a une «vision», une «prémonition» de la poésie dont sont incapables la plupart de ceux qui sont appelés ou qui s’appellent «poètes». On est dans le paradoxe, le paradoxe excitant - c’est ce qui remplace avantageusement le paradis. Humboldt va donc utiliser les mots «sentimental» (qui lui vient de Schiller, dont le texte l’Education esthétique de l’humanité n’est pas étranger à tout ce contexte), «romantique», «pittoresque» - mais sa lancée dépasse son langage. Son exploration de la littérature poétique depuis les Grecs et les Romains jusqu’aux «voyageurs modernes» veut ouvrir un espace de possibilités inouïes - encore une fois, il s’agit de repérer, de comparer, de combiner, de composer: géographie multi-dimensionnelle du verbe...

Pour Humboldt, dans la littérature grecque classique, l’accent est mis exclusivement sur l’humain: passion et politique, la nature ne servant que de toile de fond, ou comme répertoire de comparaisons. Même quand on traite plus spécifiquement de la nature, l’approche est descriptive, didactique, il y a peu de «contemplation inspirée». Mais il existe quelques exceptions à cette règle, parmi elles les Dionysiaca de Nonnos de Panopolis. Quant aux Romains, leur esprit est légiste, militaire ou domestique, et leur langue a moins de «mobilité idéale» que le grec, mais Lucrèce se distingue par son «génie fertile», et on trouve une présence de la nature chez Virgile, Horace, Tibulle, Ovide, sans oublier «la belle description d’une forêt druidique» chez Lucain, ce qui fait noter à Humboldt, en passant, que chez les anciennes tribus germaniques et celtiques on constate une véritable «vénération de la nature», exprimée par «de rudes symboles». Chez les poètes hébreux, la nature est l’expression vivante de l’omniprésence de Dieu, et leur intérêt se porte moins sur des phénomènes isolés que sur des «grandes masses». Comment nier la grandeur du Psaume 104: «Les arbres du Seigneur sont pleins de sève, les cèdres du Liban qu’il a plantés...», ou bien encore le livre de Job: «Le Seigneur marche sur les hauteurs de la mer, sur la crête des vagues amoncelées par la tempête» - tout en se disant, peut-être, que dans ce spectacle divin, Dieu occupe un peu trop la scène. Pour Humboldt, le christianisme avait libéré l’œil contemplatif en le détournant des dieux, de sorte que la nature prend toute sa valeur - création et expression de Dieu, certes, comme dans la poésie hébraïque, mais d’une manière moins théocratiquement imposante. Il cite comme un de ses textes préférés une lettre de Basile, un Grec de Cappadoce, ermite chrétien sur les rives de l’Iris en Arménie: «Te parlerai-je du beau chant des oiseaux, et de la profusion de fleurs ? Ce qui me charme le plus, c’est la tranquillité absolue de la région...» Il y a dans cette lettre, dit Humboldt, des sentiments et des sensations plus proches de ceux de l’époque moderne que tout ce que l’on peut trouver chez les Grecs ou chez les Romains. Mais le christianisme allait se détourner de plus en plus de la nature, y voyant le diable, et de toute étude de la nature, y voyant de la sorcellerie... En Asie, l’aube et le soleil resplendissent dans le Rig-Veda, symboles d’une religion cosmique dont on retrouve des éléments dans la mythologie populaire, par exemple la vie de Râma dans la forêt, ou bien encore dans la poésie de Kâlidâsa qui, dans le Meghaduta, décrit le passage d’un nuage ainsi que les paysages qu’il traverse. Chez les Perses (Firdûsî, Hâfiz, Saadi, AI Rûmî) la grande nature est moins présente, leur intérêt se portant sur des paysages aménagés (jardins, fontaines...) et sur des artifices de forme.

Les Arabes, eux, aiment chanter la guerre et l’amour, mais il y a aussi la vie du désert, telle qu’on la trouve dans la romance bédouine Antar. Après ce tour du monde antique, Humboldt, toujours à la recherche d’éléments d’une «poésie de la nature» satisfaisante, se tourne vers le monde moderne, à commencer par Dante Alighieri, «le fondateur inspiré du nouveau monde», dont la puissance référentielle et intellectuelle n’a d’égale que sa sensibilité à des impressions immédiates, telle «il tremolar della marina». Signe des temps aussi, l’ascension du mont Ventoux par Pétrarque, qui, malheureusement, reste empêtré dans l’allégorie et dans la morale. Bembo, par contre, dans son Aetnae Dialogus, donne un tableau animé de la géographie des plantes sur le volcan, depuis les champs de blé de la Sicile jusqu’aux marges enneigées du cratère. Et puis, encore et toujours, Colomb, décrivant la terre nouvelle avec ses arbres et ses fruits et ses lindas aguas, sentant que «mille langues ne suffiraient pas à la dire: "Para hacer relacion a los Reyes de las cosas que vian, no bastaran mil lenguas a referillo, ni la mano para la escribir, que le parecia questaba encantado. "» Et Camoens à Macao, emporté par la mer, le vent et les nuages, marin de l’âme, chantre de la gloire portugaise, qui pourtant parle beaucoup plus des épices, à valeur commerciale, que d’autres plantes tropicales... On passe alors par Shakespeare, sensible à «l’expression individuelle de la nature», et par Milton, sublime, mais dont les descriptions sont plus magnifiques que graphiques, pour arriver au XVIIIe siècle, à l’époque des Buffon, Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, à toute une nouvelle série de tentatives pour s’approcher de la nature et pour dire ce terrain de rencontre d’une manière à la fois exacte et inspirante. Buffon accumule les faits exacts, mais ses phrases sont construites trop artificiellement et on ne sent pas chez lui cette «analogie mystérieuse entre les mouvements de l’esprit et les phénomènes perçus par les sens» qui est l’objet des recherches de Humboldt à ce stade ultime de ses pérégrinations. Chez Rousseau, le moi est souvent trop présent; chez Chateaubriand, pourrait-on dire, aussi, lui dont les passages à travers la terre s’accompagnent toujours de souvenirs historiques. Quant à Bernardin de Saint-Pierre, Humboldt l’a beaucoup lu, et avec délices, mais ses théories sont trop souvent saugrenues. Au fond, dès qu’il est question de nature à l’époque moderne, il est difficile de sortir du pastoral, de l’élégiaque, de l’idyllique, du didactique, de l’excessivement sentimental, etc. On a beau écrire d’une manière élevée, la pauvreté des matériaux et de l’information de base est par trop évidente -d’où, d’ailleurs, des tentatives de compensation par le style. Dans le passé, dans les anciens livres de voyages, par exemple, la pauvreté des matériaux était compensée par la naïveté, par une faculté d’émerveillement enfantine, ou encore par la dramatisation, une coloration épique. Mais rien de tout cela n’est possible aujourd’hui, c’est autre chose qu’il faut trouver. Nous avons affaire à une masse d’informations qu’il s’agit non seulement d’ordonner, mais à laquelle il faut aussi donner une aura, une lumière. Il serait possible d’atteindre à «une espèce de délice intellectuel» que les Anciens ne pouvaient connaître - mais quelle littérature est vraiment à la hauteur? On peut recueillir des éléments par-ci, par-là, mais on attend toujours «un élargissement du champ de l’art», on attend toujours une poétique qui sache «présenter à la contemplation de l’intellect et de l’imagination la riche matière du savoir moderne». Il ne peut être question de vagues analogies, de métaphores creuses, de mythes symbolistes, il s’agit de définition et de respiration, d’exactitude et d’extase, de sensorialité et d’intelligence, et d’une écriture qui soit autre chose que «du style», ou je ne sais quelle «prose poétique» maniérée.

Tout au long de son œuvre, depuis les premières notes prises dans les llanos, ou dans la forêt tropicale humide, ou sur les rives de l’Orénoque, jusqu’aux rédactions et aux compositions de Paris et de Berlin, Humboldt a essayé lui-même de s’approcher de cette littérature plus que «de la littérature» qu’il voyait poindre à l’horizon. On peut dire que cette œuvre consiste en relations, en études et en essais poétiques. Ces «essais poétiques» peuvent se trouver dans les relations et dans les études dont j’ai déjà cité quelques exemples, mais Humboldt y a consacré un livre spécifique, les Ansichten der Natur, traduit en français par Vues de la nature et en anglais par Views of Nature. Il n’y a rien à reprocher à ces deux traductions. Cela vaut cependant la peine de faire remarquer que dans une lettre adressée à son éditeur londonien, Humboldt lui-même écrit «views into nature». On peut imputer cela à l’insuffisance de son anglais, on peut aussi y voir une nuance intéressante.

Il s’agit dans les Ansichten de tentatives de «tableaux intégrés», où se lirait «la coopération des forces» de la nature, dans une prose qui se veut à la fois vigoureuse et flexible, le tout voulant à la fois engager l’imagination, augmenter la connaissance des choses (configurations cachées, relations plastiques profondes), et enrichir la vie par la présentation de nouvelles idées. Avec une petite fable, «La force vitale, ou le génie rhodien», qui n’y a sans doute pas véritablement sa place (mais Humboldt a du mal à «caser» tout ce qui lui vient à l’esprit), il y a dans ce livre six essais en tout: «Les steppes et les déserts», «La vie nocturne des animaux dans la forêt primitive», «Idées pour une physionomie des plantes», «Sur la structure et le mode d’action des volcans», «Le plateau de Caxamarca». Dire que ces essais répondaient complètement à ses vœux serait exagéré, disons simplement que c’est le livre auquel, en fin de compte, il tenait le plus, c’est là qu’il a mis le plus de lui-même, c’est là qu’il a consigné le plus de ses aperçus, c’est là qu’il offre le plus d’indications.

Le voici de nouveau sur les llanos, ces «steppes» du Venezuela:

«C’est dans la Mesa de Paja, par les 9° de latitude, que nous entrâmes dans le bassin des llanos. Le soleil était presque au zénith; la terre partout où elle se montrait stérile et dépouillée de végétation, avait jusqu’à 48° et 50° de température. Aucun souffle de vent ne se faisait sentir à la hauteur à laquelle nous nous trouvions sur nos mulets; cependant, au milieu de ce calme apparent, des tourbillons de poussière s’élevaient sans cesse chassés par ces petits courants d’air qui ne rasent que la surface du sol et qui naissent des différences de température qu’acquièrent le sable nu et les endroits couverts d’herbe. Ces vents de sable augmentent la chaleur suffocante de l’air. Chaque grain de quartz, plus chaud que l’air qui l’entoure, rayonne dans tous les sens, et il est difficile d’observer la température de l’atmosphère sans que des molécules de sable ne viennent frapper contre la boule du thermomètre. Tout autour de nous, les plaines semblaient monter vers le ciel, et cette, vaste et profonde solitude se présentait à nos yeux comme une mer couverte de varech ou d’algues pélagiques. Selon la masse inégale des vapeurs répandues dans l’atmosphère, et selon le décroissement variable de la température des couches d’air superposées, l’horizon, dans quelques parties, était clair et nettement séparé; dans d’autres, il était ondoyant, sinueux et comme strié. La terre s’y confondait avec le ciel. A travers la brume sèche et des bancs de vapeurs on voyait au loin des troncs de palmiers. Dépourvus de leur feuillage et de leurs sommets verdoyants, ces troncs paraissaient comme des mâts de navires qu’on découvre à l’horizon.

Il y a quelque chose d’imposant, mais de triste et de lugubre dans le spectacle uniforme de ces steppes. Tout y paraît immobile: à peine quelquefois l’ombre d’un petit nuage qui parcourt le zénith et annonce l’approche de la saison des pluies, se projette sur la savane. Je ne sais si l’on n’est pas autant surpris au premier aspect des llanos qu’à celui de la chaîne des Andes. Les pays montagneux, quelle que soit l’élévation absolue des plus hautes cimes, ont une physionomie analogue; mais on s’accoutume avec peine à la vue des llanos de Venezuela et de Casanare, à celle des pampas de Buenos Ayres et du chaco, qui rappellent sans cesse, et pendant des voyages de vingt à trente jours, la surface unie de l’Océan. J’avais vu les plaines ou llanos de la Mancha en Espagne, et les bruyères (ericeta) qui s’étendent depuis l’extrémité du Jutland, par le Lunebourg et la Westphalie, jusqu’en Belgique. Ces dernières sont de véritables steppes dont l’homme, depuis des siècles n’a pu soumettre que de petites portions à la culture; mais les plaines de l’ouest et du nord de l’Europe n’offrent qu’une faible image des immenses llanos de l’Amérique méridionale.»

Mais si typique qu’il soit, si graphique et proto-géopoétique (si je puis dire), ce n’est pourtant pas avec ce texte que je voudrais terminer le présent essai. C’est avec un texte du voyage consacré au Chimborazo, que je vais transcrire, parce qu’il s’y prête, en forme de vers :

C’est ainsi qu’au bord de la mer du Sud
après les longues pluies de l’hiver
lorsque la transparence de l’air
a augmenté subitement
on voit paraître le Chimborazo
comme un nuage à l’horizon
il se détache des cimes voisines
il s’élève sur toute la chaîne des Andes

comme ce dôme majestueux
ouvrage du génie de Michel-Ange
sur les monuments antiques
qui environnent le Capitole...

Humboldt n’a pas atteint le sommet du Chimborazo (voulez-vous y voir un symbole ?), ayant été pris avant par le mal des montagnes. Mais je ne vois guère, à l’époque moderne, d’esprit qui soit allé plus loin et plus haut, en charriant autant de matière.

Et dans le nuage qu’il évoque dans ces dernières lignes citées, se cache, comme un éclair, le projet géopoétique.


Kenneth WHITE



1. LA CARTOGRAPHIE ARABE

Les Arabes passaient d'une côte de la Méditerranée à l'autre, sans l'aide de cartes: ils conquéraient la mer en triomphant à terre. Ils venaient de l'Est vers l'Occident, de Mashrik à Maghrib. C'est aussi dans cette direction que s'avancèrent la diaspora juive et l'évangélisation chrétienne, les invasions ou les migrations du Proche ou de l'Extrême Orient, des peuples qui suivaient le soleil et qui, pour cela peut-être, aboutirent plus loin. Les conquérants arabes s'emparèrent de l'Ifriqiya, prirent Al-Iskandarîyah, s'établirent sur les côtes septentrionales de la Méditerranée. Ils connurent Aristote et Ptolémée avant nous, en dépit de l'incendie de la bibliothèque d'Alexandrie. La Géographie fut traduite du grec et du syrien en arabe avant de l'être dans les langues européennes. L'astronomie et les mathématiques s'unirent dans le célèbre Almageste. Le géographe Al-Mussadi vit les cartes de Marin de Tyr, sur lesquelles Ptolémée lui-même avait pris exemple, Al-Bathani adopta les vues de Ptolémée, Al-Huwarismi les compléta, Al-Biruni les dépassa: ce dernier fut le précurseur de Galilée. Les connaissances géographiques passèrent de l'Est et du Sud à l'Ouest et au Nord de la Méditerranée.

 

On ignore dans quelle mesure les Arabes étaient familiers de la mer et de la navigation dans les régions d'où ils étaient issus. De ce côté de la Méditerranée, ils apprirent vite et maîtrisèrent facilement cet art. Ils vainquirent la marine byzantine près du cap Phénix, menacèrent Gênes et Venise, dominèrent les côtes espagnoles et catalanes. Ils inventèrent ou améliorèrent eux-mêmes certains des instruments et des accessoires dont ils disposaient, empruntant les autres à d'autres peuples ou s'en emparant de force. Ils possédaient leur propre astrolabe (qu'ils appelaient dans leur langue kamal ou safinah); ils déterminaient à l'aide de l'alidade, qu'Archimède avait perfectionnée à Syracuse, leur position par rapport aux étoiles et au soleil; Al-Hawkandi confectionna un sextant de grande qualité qu'il appela sudas-al-fahri. Azimut est un mot arabe, que nous avons tous adopté (il a pour racine, de même que zénith, le mot sumt, qui signifie chemin). Venise emprunta à l'arabe le nom arsenal, qu'elle donna au célèbre bâtiment de la lagune. La darsena, située près du port de Gênes, à côté de l'ancien chantier naval, est de même origine, ainsi que la Vieille Darse, construite sous Henri IV à Toulon. L'usage du goudron (al-gatran) en construction navale fut connu des Arabes avant bien d'autres. Toutes les marines méditerranéennes, puis celles du monde entier, adoptèrent leur terme d'amiral. Les chiffres arabes (chiffre signifie zéro) remplacèrent leurs homologues romains. On ignore si les Arabes entrèrent en possession de la boussole avant les autres Méditerranéens (avant même les marins d'Amalfi). Ils l'appelaient dirah ou dayra (rond ou cercle). Lorsque le fameux navigateur européen atteignit les côtes de l'Est africain, il chercha un pilote qui le mènerait jusqu'aux Indes: c'est l'Arabe Ahmed Ibn Madjid qui prit la barre du navire de Vasco de Gama. Il connaissait l'art de la navigation aussi bien que les marins lusitaniens et espagnols, conquérants du Nouveau Monde. Ibn Khaldûn nota que toutes les côtes de la mer de Roumélie étaient inscrites sur les cartes arabes, mais non pas celles de l'Atlantique. Les Arabes donnaient à la carte les noms de as-sahifa (c'est ainsi que la désigne Ibn Khaldûn lui-même), as-sura, tarsim, deftar, d'après le grec, ils l'appelèrent également kharita, d'après le latin tavla (ou tabla). Une telle abondance terminologique est en elle-même significative : cet inventaire illustre l'importance des Arabes en Méditerranée.

Les voyageurs arabes, peut-être plus que d'autres, furent d'une aide précieuse pour les cartographes. Plus favorables à la terre qu'à la mer, ils se déplaçaient plus volontiers à pied que par bateau. Les croyants priaient cinq fois par jour, trois fois en voyage, se tournant vers la Mecque: vers l'Est lorsqu'ils se trouvaient à l'Ouest, vers l'Ouest lorsqu'ils étaient à l'Est, se représentant la distance les séparant de la Ka'ba et se situant ainsi par rapport à leur lieu saint. Cette manière de prier engendre une conscience géographique particulière, qui s'est traduite dans les cartes. La tradition de leur foi réunit plusieurs déplacements: le départ des premiers Moslems pour l'Abyssinie, leur migration de La Mecque au Yasrib, la fuite vers Médine appelée Hégire, le pèlerinage à la Ka'ba, nommé Hadj. Dans le Coran (et en arabe en général), l'idée de chemin s'exprime par de multiples mots: seir, tarîk ou tarikoun, sebil, sefer ou seferun (c'est de cette même racine sémitique que découle le nom des juifs espagnols, les séfarades: ceux qui voyagent). A en juger d'après les anciens écrits, la navigation (mellaha) est plus souvent considérée comme un aspect particulier du voyage que comme une notion autonome. Le rihla est à la fois le voyage et le récit qu'on en fait. Ce genre littéraire était florissant plus que tout autre, c'est sur lui que s'appuyaient la géographie et la cartographie, la science et la littérature. Il laissait place à des almanachs, calendriers, grammaires, zodiaques et horoscopes, descriptions et représentations de toutes sortes, liées aux voyages en Méditerranée et dans d'autres parties du monde: c'est dans cet ordre de choses que se situe également la carte géographique.

L'espace sur lequel les Arabes s'étendirent ne se laissait pas franchir aisément. Leurs voyageurs s'efforcèrent de le dépasser. Ceux qui parvinrent le plus loin furent Ibn Jubayr, originaire de Valence, et Ibn Battûta de Tanger (cette ville, tout comme Cadix, est restée méditerranéenne bien qu'étant située sur la côte atlantique et l'île de León). Il est difficile de relater les rihlas arabes et, plus encore, de les résumer. Ibn Battûta décrivit, entre autres, le phare et les quatre portes de la ville dans le port d'Alexandrie: «Bab-es-Sedra ou la porte du jujubier, Bab-er-Resid, la porte du juste, Bab-el-Bahr, la porte de la mer et Bab-el-Akdar, la porte verte, qui s'ouvre le vendredi matin afin de permettre à la population de se rendre aux cimetières. Al-Iskandarîyah (Alexandrie) brille comme une pierre précieuse. Elle transmet son éclat à l'Occident. Elle rassemble toutes les beautés car elle est entre l'Orient et l'Occident.» Cette citation était inscrite en lettres calligraphiées sur un mur de la vieille ville, qui n'a gardé que trop peu de traces du passé de la Méditerranée: nous l'avons transcrite et traduite pour cette circonstance.

Les interprètes de la tradition arabe soulignent la différence entre voyage intérieur et voyage extérieur. Ainsi distinguent-ils celui qu'accomplit Ibn Battûta à travers le monde, du voyage soufique d'Ibn Arabi qui, depuis la côte espagnole, de sa Murcie natale, s'achemina en lui-même vers Allah, suivant la Lumière (Nûr), plus forte que celle qui brillait dans son pays, à la recherche du «soufre rouge». Les voies du Seigneur et les chemins terrestres s'entrecroisent, de même que se rencontrent la mer et le désert. Les prophètes parlent aussi de la mer du désert. Une sourate du Coran dit que ceux qui voyagent par le monde «comprennent avec le cœur ce qu'ils doivent comprendre». Sans ces voyageurs, les cartes arabes, qui furent en leur temps les plus belles en Méditerranée, n'auraient jamais existé.

Elles devaient aussi se plier à des compromis. Le Coran reconnaît deux mers, séparées l'une de l'autre par une cloison (les «sept mers» ne figurent que dans des métaphores). D'après le Livre, «le Soleil se déplace jusqu'à une certaine limite», Allah a «étalé» et «aplani» la terre. Il n'y a donc pas d'antipodes: la carte devait (à l'instar des premières tabulae chrétiennes) représenter une seule face terrestre. Le Prophète a toutefois salué les embarcations qui naviguent. Il conseilla de manger tout ce qui provient de la mer et de se parer de tout ce qu'on y trouve. Il encouragea aussi la conquête des mers et mentionna qu'une victoire maritime vaut dix victoires à terre (ce précepte est confirmé par de nombreux hadiths). Ces victoires, cette conquête de la Méditerranée, réclamaient des cartes nouvelles, mieux élaborées et plus précises.

Les cartographes arabes situaient le Sud en haut, et le Nord en bas, ainsi que le voulait leur vision du monde. Ils traçaient le méridien d'origine à côté de La Mecque, ainsi que l'exigeait leur religion. Ils faisaient figurer sur les cartes Jedjoudj et Medjoudj (les Gog et Magog bibliques), ainsi que le voulait leur foi. Ils ne représentaient pas les monstres marins, dont le Coran ne fait pas état. Les Arabes possédèrent un grand nombre de cartographes, dont je ne peux citer tous les noms dans ce récit. Le plus fameux d'entre eux, AI-Idrisi, avait deux surnoms: le Sicilien (Al-Sakali) d'après l'île qui vit naître son œuvre, et le Cordouan (Al-Kortubi) d'après la cité où il acquit son savoir. Il naquit vraisemblablement près de Gibraltar, à Ceuta, que les Arabes appellent Sebta. C'est sous les auspices du roi normand Roger Il, à Palerme, au XIIe siècle, qu'il élaborait des cartes pour «le divertissement de celui qui désire parcourir le monde» (sous-titre de son célèbre Kitâb). Il décora ses invitations au voyage, qu'il intitulait «jardins de la joie»: ce sont les plus beaux jardins arabes que l'on connaisse. Il réalisa une immense mappemonde, appelée «table de Roger», toute d'argent, longue de trois mètres cinquante et large d'un mètre et demi, qui se brisa bientôt. Il appartenait à diverses cultures, connaissait les sources géographiques et historiques, latines et grecques, de même que celles du Proche Orient et du Levant. Il reprit l'étude des climats entreprise par Ptolémée et attribua à chacun d'eux une tonalité propre: le cercle méditerranéen est son «quatrième climat», dans lequel dominent le vert et le bleu de la mer, le jaune du désert, le rouge, du plus éclatant au plus foncé, celui des levers et des couchers de soleil sur la mer ou sur le désert. Il donne à l'océan Atlantique des couleurs sombres: les Arabes l'appellent Mer des ténèbres (Bahr al-Zulumat). Si elles ne sont pas toujours pratiques, les cartes d'Al-Idrisi sont belles, sans égales dans la Méditerranée médiévale: on dit de son art qu'il est mudejar.

Les Arabes s'imposèrent sur les côtes méditerranéennes, sans se rendre pour autant maîtres des voies maritimes. La situation ainsi créée était ambiguë et s'avéra inconfortable même au temps où ils étaient les plus puissants. Plus tard, désunis, affaiblis par la Reconquista et, enfin, vaincus par les forces ottomanes, ils perdirent leur supériorité jusque dans la cartographie: est-ce la raison pour laquelle leurs cartes trahissent un rapport à la mer et un regard sur elle empreints de nostalgie ? Le navigateur Sindbad chercha le bonheur dans d'autres horizons durant ses sept voyages, depuis Bagdad et la mer d'Oman, jusqu'aux îles du Paradis, dans l'Océan Indien. Dans les traversées de ce genre, toutes les mers ne font qu'une, et chacune d'elles est autre: il fit à coup sûr escale dans quelque port méditerranéen, près des portes décrites par Ibn Battûta. Les cartographes arabes le savaient sans doute, eux qui savaient tant de choses. Sur la carte de Syrie et de Palestine d'Al-Muqaddasi, nous voyons Saïd, ce qui subsiste de l'ancienne Sidon, Sûr, unique vestige de Tyr, Lattaquié à l'emplacement de l'ancienne Laodicée. C'est en Tunisie, dans la ville de Sfax, qu'Al-Sharfi tenta au IXe siècle de l'Hégire (XVIe siècle de l'ère chrétienne) de faire revivre la tradition géographique: l'une de ses plus belles cartes (que j'ai trouvée à Monastir, reproduite sur peau de chameau) représente la Ka'ba au centre du monde. De ce récit arabe (dans lequel interviennent trop de détails, sous l'influence, peut-être, des conteurs orientaux), on peut tirer des enseignements pour toute la Méditerranée.

2. NAISSANCE DE LA CARTOGRAPHIE MODERNE: 
MAPPEMONDES, ISOLARI

L'Imago mundi du Moyen Age, le vieux disque avec ses deux mers et ses trois continents ceinturés par le fleuve océanique, s'est brisé de lui-même.. Il fallait non seulement représenter l'espace découvert, mais aussi découvrir une nouvelle manière de figurer l'espace. Mercator introduisit l'Atlas en géographie, arrachant la science au mythe. Dans l'Odyssée, le titan Atlas porte sur ses épaules les colonnes «qui séparent le ciel de la terre». Sur l'Atlas de Mercator, le monde fait partie de l'univers, tout en conservant ses caractères particuliers. La tentative de certains cartographes français pour répandre l'appellation de neptune (dans le sens d'atlas) échoua: la comparaison à la divinité antique était par trop anecdotique. Les titres des grandes œuvres cartographiques trahissent la recherche d'une autre image du monde: De summa totius orbis, Civitas orbis terrarum, Speculum orbis terrarum, Spiegel der Zeevaert; The Mariners Mirrour, Theatri Europei, Théâtre François, Liber chronicarum, Universalis Cosmographia, Cosmographicae meditationes de fabrica mundi et fabricati figura. Les figures du miroir (speculum), du cercle (orbis) ou du théâtre (theatrum) témoignent de l'ambition épique de la Renaissance à représenter le monde comme une scène immense, un événement ou un récit spectaculaires. La Méditerranée n'est plus, comme auparavant, le centre du monde, mais seulement une de ses composantes: il lui faudra du temps pour se voir ainsi elle-même.

Les néophytes en cartographie sont impressionnés par les grandes mappemondes murales: les désirs et les desseins de ceux qui agrandissent de cette manière le miroir du monde, la scène ou le théâtre où il se produit, le cercle dans lequel il tourne. J'ai visité plusieurs endroits connus où sont exposées de telles cartes; certaines d'entre elles m'ont, moi aussi, fasciné: la Galeria delle carte geografiche au Vatican, et la fameuse Terza loggia pour laquelle le pape Pie IV (de Médicis) engagea les maîtres les plus talentueux, près du palais de Latran, que le pape Zacharie IX (duquel on dit qu'il était lui-même géographe) décora de fresques géographiques; près de Rome, le Palazzo de Caprarola, résidence d'été de la famille Farnese, et dont Antonio Varese décora les murs (sur lesquels apparaissent de nombreux motifs profanes); le Palazzo Vecchio de Florence, le Palazzo ducale de Venise, l'autel de la cathédrale de Herford (qui fut détruit durant la Deuxième Guerre mondiale); la mosaïque de Madaba en Jordanie, qui dessine les contours de la Terre Sainte et une partie de l'Egypte sur le sol de l'ancienne basilique byzantine. Pour ces peintures, la mer elle-même était moins importante que le désir de la conquérir ou de la dominer. A la Bibliothèque Nationale de Vienne est conservée une tapisserie qui représente la traversée de Gênes à Tunis (campagne de Charles V contre les Tunisiens), réalisée d'après un carton du maître flamand Vermeyen. Les historiens affirment qu'après la conquête de Constantinople, le sultan Mehmet Il commanda au géographe grec Georgios Amiroutses des reproductions des cartes de Ptolémée, avec leurs légendes en grec et en arabe, afin qu'elles servent de motifs à des tapis tissés en Anatolie, qui n'ont pas été conservés. La mer apparaît aussi, mais bien moins que la terre, sur les célèbres tapisseries françaises (celles de Beauvais, par exemple): plus souvent l'Atlantique que la Méditerranée.

Il serait malgré tout erroné de relier la cartographie aux genres dramatiques et épiques: elle offre de nombreux exemples d'humilité. La carte (mappa) désignait à l'origine un simple morceau d'étoffe, une voile par exemple: ce mot vient du latin vulgaire et l'on n'en connaît pas l'origine exacte. Les cartes ont longtemps encore montré les monstres marins bibliques, en particulier aux emplacements des mers étrangères: poissons gigantesques et grimaçants aux nageoires hérissées, comme le Léviathan ou le Rachab. L'œuvre de Mercator marque à cet égard une transition: elle exorcise la carte. Son Atlas renferme lui aussi des monstres marins, mais aux seules pages dont l'auteur est Hondius ou quelque autre de ses collaborateurs. On peut voir dans l'Antiquité la géographie comme une critique du roman. Mercator l'élève au rang de critique de l'imaginaire. Voltaire la proclamera critique de la vanité. Les cartographes rationalistes français (les Cassini, père et fils, originaires du Sud) feront preuve dans cette discipline de rigueur et de mesure. Au début du XVIIe siècle, le pape Paul V tenta d'extirper, par une encyclique, les idées nouvelles sur la Terre et de défendre les anciennes interprétations de l'Ecriture sainte. Le siècle des Lumières se dressa contre ces restrictions, chrétiennes et islamiques. Depuis le milieu du XVIIIe siècle le méridien d'origine traverse Greenwich, loin de Jérusalem et de la Ka'ba. La carte devient laïque, à l'image du regard sur la mer, au-delà de la Méditerranée.

Les grandes cartes n'ont pu être élaborées qu'avec l'aide du pouvoir. Les dédicaces inscrites dans leurs cartouches le confirment: elles remercient ceux qui patronnèrent leurs auteurs, magnifient ceux qui les rémunérèrent. La cartographie fut un secret d'État, des Phéniciens à Byzance. Jusqu'à la mission de Chrysoloras, les cartes de Ptolémée se trouvaient ,sous contrôle officiel de l'Empire d'Orient. On savait peu de choses des cartes espagnoles et portugaises (et nous les citons trop succinctement dans cet essai). La politique des grandes puissances maritimes voulait qu'il en fût ainsi jusqu'à ce que le Basque Juan de la Cosa, compagnon de Christophe Colomb, confectionnât sa carte du Nouveau Monde sur une peau d'âne. Cette carte fut, elle aussi, longtemps occultée. Imaginez la grande assemblée internationale de géographes que le prince portugais Henri, surnommé le Navigateur, réunit à Sagres, près du cap de Saint-Vincent, à l'extrême pointe de l'Europe, au seuil des grandes découvertes: il avait compris que sans cartes il n'est pas de salut pour un pays pris aux confins du continent entre un arrière-pays ingrat et un océan sans pitié. Les cartographes sauvèrent les Lusitaniens tout autant que leurs marins. Le Portugal institua un service chargé, entre autres choses, de contrôler les cartes: la Casa de India. Les hommes d'Etat castillans créèrent à Séville une institution analogue: la Casa de Contratación, qui authentifiait les modèles cartographiques (patrón general). Le pouvoir censurait ainsi la navigation et, dans une certaine mesure, la mer elle-même. La petite République ragusaine s'efforça elle aussi de soumettre une partie de l'Est de l’Adriatique à sa censure. Venise fit de même pour tout le littoral adriatique et une partie de la côte méditerranéenne, malgré Gênes et Byzance, les califes arabes et le sultan turc. Les pays qui ne donnèrent pas un statut officiel à la représentation cartographique ne connurent pas de grands exploits maritimes. La politique a plus ou moins partie liée avec les cartes, anciennes et modernes: elle considère la mer à sa façon et voudrait nous inciter à la voir de même. La politique méditerranéenne fut par trop particulariste et ne réussit pas à censurer les océans. Si le désir de possession ou de conquête poussa souvent à tracer des cartes, la carte elle-même éveilla maintes fois ce désir. Pour les nations en cours de constitution, la carte est tour à tour miroir de leur passé ou programme de leur futur. L'histoire de la Méditerranée déterminait la nature de la carte, celle-ci attestait l'histoire.


L'âge d'or de la cartographie vénitienne ou néerlandaise est sans doute une conséquence de prémices moins connues: les Vénitiens comme les Néerlandais arrachèrent morceau par morceau la terre à l'étreinte de la mer, les uns en étayant la lagune sur une forêt immergée, les autres en dressant des digues autour des polders: ainsi se créa sans doute vis-à-vis de la terre et de la mer une relation particulière qui s'exprime à travers les cartes. Ptolémée distingue dans sa Géographie la chorographie: dessins et descriptions de lieux et de villes, vus du bateau ou du rivage, d'un mât ou d'une colline voisine, de profil ou à vol d'oiseau. La Renaissance raviva l'intérêt pour ce domaine de la géographie. Les cartes chorographiques étaient l'œuvre commune de géographes et de typographes, de graveurs et d'éditeurs, d'ateliers et de botteghe aux quatre coins de l'Italie et en particulier à Venise. J'ai fait leur connaissance grâce à la bibliothèque Marciana, les recherchant par la suite dans des librairies spécialisées ou des collections privées. J'ai réussi à connaître de plus près certains de leurs dessinateurs, de Giovanni Andrea Vavassori, qui imprima la première carte de l'Adriatique, au père Coronelli, en passant par Bordone, Rosaccio, Ballino et enfin Camocio (Camoccio ou Camutio, il écrit son nom de diverses manières): leurs cartes viennent tantôt au début, tantôt à la fin de ces réflexions sur les liens entre la mer et son rivage, tour à tour prologue ou conclusion. L'atelier de Carnocio, qui portait le signe de la pyramide (on lit souvent sur ses publications Al segno della Piramide), employait entre autres les Dalmates Natale Bonifacio (Bozo Bonifatchitch) et Martino Rota (Martin Kolunitch, originaire de Sibenik), heureux sans doute de n'avoir pas connu le sort des Schiavoni (slaves ou esclaves, selon le cas), dont ils comprenaient bien les plaintes qui s'élevaient des galères dans le port tout proche, près des splendeurs de l'église Saint-Marc. C'est dans le même atelier que le Grec Zenon (il signait Domenico Zenoi) réalisa nombre de cartes de qualité dont celle qui montre les côtes espagnoles (je l'ai trouvée, parmi quelques autres, chez un accueillant collectionneur de Valence). Le nom de Zenon est resté dans les archives de la questure vénitienne qui, jugeant indécentes ses illustrations des vers d'un poète contemporain s'extasiant devant une Aphrodite dénudée sur une valve de coquille et entourée d'une vue marine, lui infligea ainsi qu'à l'éditeur Camocio une amende en or. La censure méditerranéenne exigeait des cartographes qu'ils ne fussent que cartographes.

J'ai écrit une partie de ces notes à bord du Dôdekanêsos, visitant les îles grecques et leurs grottes marines. Les isolari, descriptions d'îles illustrées ou non, sont peut-être les plus beaux récits de voyages. Sur les cartes chorographiques, les contours insulaires sont souvent déformés, parfois arbitraires: comme si le dessinateur portait plus d'intérêt aux détails qu'à l'ensemble, du fait peut-être que bien des îles sont en elles-mêmes des détails, tirés d'un tout. On peut s'égarer parmi les îles de la Méditerranée sur les cartes anciennes.

Les isolari sont un genre spécifique, tant dans l'art du dessin qu'en littérature ou en géographie. Certains d'entre eux nous ont servi de sources: Isolario de Bartolomeo dalli Sonetti, Liber insularum archipelagi de Cristoforo Buondelmonte, Isolario nel cui si ragiona di tutte le isole del mondo de Benedetto Bordone, Le isole famose de Comacio, L'isole le più famose del mondo de Tomaso Porcacchi, Isolario et Mari, golfi, isole de Coronelli (comment ne pas citer son nom plusieurs fois). Henricus Martellus Germanicus et Matthäus Merian, bien que n'étant pas originaires de la Méditerranée, imaginèrent et dessinèrent eux aussi ses îles: Merian vit Venise comme une île entière, mieux peut-être que n'importe quel autre chorographe. Cet exemple montre à quel point il est important de tenir compte du regard posé, avec recul, du continent. Les inspirations que suscitent les îles ne sont ni passagères ni fortuites. L'époque moderne allait donner un sens différent à la particularité: les îles méditerranéennes sont particulières. Au moment où le centre du monde se déplace vers d'autres méridiens, les chorographes rappellent, non sans nostalgie, que ces îles sont belles, que la Méditerranée demeure la première des mers.

Les savants affirment que l'Odyssée a été écrite à l'aide d'isolari ou de portulans, que le poète plaçait devant lui, comme les marins leurs cartes. C'est ainsi que voyaient le jour les grandes œuvres de tous genres sur la mer, qui allaient faire longtemps parler d'elles et auxquelles nous nous référons. Salinus compila vers la fin de l'Antiquité un grand nombre de descriptions ou de récits qui plongèrent dans la perplexité les géographes, plus encore que les écrivains. Giovanni Battista Ramusio, suivant son exemple, publia durant la Renaissance trois ouvrages considérables, Delle navigazioni et viaggi, accompagnés de cartes qui les complétaient. Son œuvre connut plus de rééditions que la Géographie de Ptolémée: l'aventure et la science sont depuis toujours rivales. L'Espagne, à l'époque des grandes découvertes, vit s'allier science et navigation dans des œuvres telles que Suma de geografia d'Hernandez de Enciso et Arte de navigar de Pedro de Medina. A Rome, Bartolomeo Crescentio publia sa Nautica Mediterranea, qui rassemble presque tout ce qui se savait à l'époque sur les bateaux et leur construction, depuis les essences de bois, les métaux, les cordages et les résines, jusqu'aux «planisphères ou cartes de navigation», depuis les vents et les roses des vents jusqu'au «tempérament des capitaines et des marins» (il vantait tout particulièrement les capitaines de Raguse, tels que sieur Nicolo Sagri, aujourd'hui plus connu sous le nom de Niko Sagroevitch). Ces œuvres font appel à des taxinomies (genre chéri par les érudits contestataires du Moyen Âge) sans lesquelles, semble-t-il, écrire sur la Méditerranée serait une gageure: c'est un procédé analogue (chose sans doute facile à déceler) que j'ai voulu, par endroits, suivre ou imiter.

Predrag MATVEJEVITCH

(extrait de Bréviaire méditerranéen,
 traduit du croate par Evaine Le Calve-Ivicevic, 
inédit en français)

 

 



L’un des arcs insulaires du Pacifique va de Halmaheira, au sud des Philippines, jusqu’au Kamtchatka, en passant par les Pescadores, Taiwan, Okinawa, les Ryuku et le Hokkaïdo. Volcaniques, ces îles font partie ce qu’on a appelé l’ancienne «ceinture de feu» du Pacifique.

C’est l’itinéraire approximatif que suivit Lapérouse quand il quitta Manille en avril 1787, en route vers la côte de Tartarie et les obscures régions du nord-ouest du Pacifique. Ce fut un épisode important de son expédition (une expédition que je lis comme un voyage mental), non seulement à cause de la confusion cartographique qui régnait dans cette partie du monde, mais aussi parce que c’était la seule région qui avait «échappé à l’énergie infatigable du Capitaine Cook». Ce que voulait Lapérouse, ce n’était pas seulement faire une carte, mais laisser sa marque.

 

Le voilà donc longeant Formose (comme on l’appelait alors), puis doublant la pointe de la Corée, et entrant dans la mer du Japon: «Nous entrons enfin dans la Mer du Japon et prolongeons la Côte de Chine.» Naviguer n’était pas facile, à cause de la brume qui enveloppait constamment les côtes, faire des relevés, impossible, et parfois une tempête (ce que le Journal appelle une «crise de la nature») inquiétait Lapérouse qui y voyait l’approche de la mauvaise saison. Lapérouse avait beaucoup à faire dans ce secteur, et peu de temps devant lui: «Il nous importait beaucoup d’être sortis des Mers du Japon avant le mois de juin, époque des orages et des ouragans qui rendent ces mers les plus dangereuses de l’univers.»

Il continue vers le nord à travers les brouillards («les brumes y furent aussi épaisses et aussi constantes que sur les côtes du Labrador»), attendant une éclaircie, et il lui arrive - rarement - d’en avoir une: «Ce n’est que dans ces parages de brume qu’on voit mais bien rarement des horizons d’une aussi grande étendue comme si la Nature vouloit en quelque sorte compenser par des instants d’une extrême clarté les ténèbres presque éternels qui sont répandus sur toutes ces mers.»

Pendant qu’il s’efforce de mesurer latitude et longitude et de faire des sondages, il voit «cinq groupes de rochers autour desquels volaient une immense quantité d’oiseaux», puis une jonque japonaise avec vingt hommes d’équipage tous vêtus de bleu et «un petit pavillon japponois blanc avec des mots écrits verticalement».

Furtives images du monde...

Il aurait aimé passer beaucoup plus de temps à longer la côte du Japon, mais le temps presse et un plus large «champ de découverte» l’attend.

À 44 degrés de latitude, il arrive à l’endroit que les géographes avaient appelé le «détroit de Tessoy». Mais Lapérouse découvre que la géographie est complètement fausse

«Les geographes qui sur le rapport du Pere des Anges et de quelques cartes japonnoises avoient tracé ce détroit de Tessoy, déterminé les limites du Yesso, de la terre de la Compagnie, et des Etats, avoient si fort defiguré la geographie de cette partie de l’Asie qu’il étoit absolument necessaire de terminer toutes ces anciennes discutions par des faits sans replique.»

Lorsqu’ils mettent pied à terre, Lapérouse et ses hommes voient des cerfs et des ours en train de paître tranquillement sur le bord de la mer, et trouvent de petits paniers d’écorce de bouleau («exactement semblables à ceux des Indiens du Canada») et des raquettes de neige. Personne à qui parler et auprès de qui se renseigner, alors Lapérouse appelle cet endroit «l’ance Ours», et poursuit sa route. Ailleurs ils pêchent, dans la mer ou dans les rivières, une pêche si facile que les poissons abondants («des moruës, des grandins, des truites, des saumons, des harangs, des plies...») n’ont «qu’un saut à faire des bords de la mer dans nos marmites». Ils constatent que les oiseaux sont plus rares dans ces contrées, mais ils aperçoivent cependant «des corbeaux, des tourterelles, des cailles, des bergeronotes, des hirondelles, des gobes-mouches, des albatros, des goelands, des macareux, des butords et des canards», et Lapérouse remarque que les oiseaux - mouettes et cormorans - que l’on voit généralement en bandes «sous un ciel plus heureux» vivent ici seuls, perchés sur la cime de rochers solitaires.

Quand il leur arrive de rencontrer des habitants, ceux de la région du fleuve Amour ou des Aïnou de Sakhaline ou de Yezo, ils leur demandent de faire des cartes (Yeso est-elle une île ou une péninsule ?) et ils dressent des listes de mots: tebaira (le vent), oroa (le froid), hourarahaüne (nuages), mâchi (mouettes), toukochiche (saumon). Lapérouse constate que les îliens, lorsqu’ils font des tracés, n’ont aucun sens des changements de direction et dessinent leur côte comme une ligne continue... Il se prend d’affection pour les Aïnous, car, dit-il, ils ont «plus de politesse, plus de douceur, plus de gravité et peut-être plus d’intelligence que chez aucune nation de l’Europe» - ce qui était un grand compliment de la part de Lapérouse qui était loin de partager l’idéologie du Noble Sauvage. Il apprécie leur connaissance des plantes, pense reconnaître une sorte de cérémonie de l’ours («un cirque planté de quinze ou vingt piquets surmonté chacun d’une tête d’ours»), admire des vêtements faits en peau de saumon, fine comme de la soie, et croit comprendre qu’ils vivent en anarchie (mais «la douceur de leurs mœurs, leur respect pour les vieillards rendent cette anarchie sans inconvénient»).

«Il est très difficile, note Lapérouse dans son Journal (en date d’août 1787), de fouiller et de savoir lire dans les archives du monde.» Avec cette phrase, il résumait non seulement ses recherches dans le Pacifique nord, mais aussi toute son expédition (et la quête du savoir en général). Comme on sait, l’expédition de Lapérouse se termina par un désastre total à Vanikoro. Mais le Journal survit - car Lapérouse, courant le risque que de plus petits esprits ne l’utilisent à leurs propres petites fins, l’avait envoyé à Paris fragment après fragment. Et c’est un monument. Mieux même: la carte d’un esprit en mouvement.

C’est le XVIIIe siècle qui a vu les premières expéditions européennes autour du monde, celles de Cook, de Lapérouse - de grandes circumnavigations qui entraînaient dans leur sillage des géographes, des ethnologues, des historiens de la nature, des philosophes et des écrivains. Le XVIIIe siècle: l’âge des arguments tranchants, avant les ciels d’orage du XIXe, et la confusion informationnelle du XXe (qui, trop souvent, ne fait que voiler une mort de l’âme et une sécheresse d’esprit absolument totales).

C’est une époque à laquelle une masse d’informations nouvelles se combine à des lignes d’intelligence pour créer une pensée vive, qui s’exprimait principalement sous la forme d’essais, depuis l’Essai sur l’entendement humain de Hume jusqu’à l’Essai sur la théorie des torrents de Fabre. Combien plus exaltants et stimulants que les romans de Jacques, Pierre ou Paul (ou Janine, Suzanne ou Michèle) qui allaient encombrer l’Europe au cours des deux siècles suivants.

La principale question était celle de l’ordre.

D’un côté il y avait les partisans de l’ordre et de l’organisation parfaits, représentés, disons, par la Théorie sacrée de la terre de Burnet, l’Ordre divin de Süssmilch, le Spectacle de la nature de De Pluche, le Philosophe religieux de Nieuwentijdt ou par Leibniz à travers ses œuvres multiples et fascinantes. De l’autre, non pas Voltaire, dont la critique de Leibniz n’est guère plus que de la raillerie journalistique, mais, par exemple, d’Holbach, qui affirme que c’est dans son imagination que l’homme trouve le modèle de ce qu’il appelle l’ordre, ou qui demande, encore plus radicalement peut-être: «De quel privilège particulier jouit cette petite agitation du cerveau que nous appelons pensée, que nous dussions en faire le modèle de l’univers ?» Hume se méfie de toute cosmogonie soi-disant complète, abhorre tous les discours sur les «mondes parfaits» (dans l’art de «la création des mondes» il voit plutôt un processus, ininterrompu, d’effort et d’erreur) et s’en tient à l’idée que la nature contient «un nombre infini de causes et de principes.»

Quiconque essaie de vivre une vie pleine et vivante, avec un minimum d’idées préconçues, tout en refusant la résignation facile et le scepticisme léger, doit avoir le sens d’un monde en mouvement à la fois réel et idéal, allié à la sensation d’une harmonie et d’une totalité plus ou moins lointaines, mais aussi être prêt à accepter les ruptures, les interruptions, les fractures. Et le dernier mot de sagesse concernant le rapport entre l’homme et l’univers vient probablement de Herder, dans son Anthropogéographie: «La création vivante toute entière est en étroite corrélation et l’on doit agir prudemment lorsque l’on modifie cette interdépendance.»

Le Journal de Lapérouse appartient à ce genre de littérature, et Lapérouse était très soucieux de son sort.

Tout d’abord, il était parfaitement conscient de sa valeur en tant que contribution à la géographie. Il avait apporté des précisions qui mettraient fin à beaucoup de confusion et d’incertitudes, interdisant aux «géographes de cabinet» d’ériger des systèmes selon leur fantaisie. Lapérouse, comme Cook, qui avait, lui aussi, voulu absolument «sortir», détestait ces constructeurs de systèmes qui restent assis chez eux et s’arrangent pour conformer la réalité à leurs idées: «Dans. ma qualité de voyageur je rapporte les faits et j’assigne les différences». Il va même jusqu’à dire qu’un travail tel que le sien, travail de terrain fondamental, mettra fin à la géographie en tant que science et que sujet de débat: «Nous croyons pouvoir annoncer que le moment est arrivé ou tous les voiles repandus sur les navigations particulières vont être levées. L’art des marins à fait assès de progrès dans ces derniers temps pour n’être plus arreté par des pareils obstacles; bientôt la géographie ne sera plus une science, parce que l’esprit de discution et de critique sera inutile lorsque tous les points principaux seront assujetis à des déterminations exactes de latitude et de longitude et tous les peuples sont au moment de connoitre l’étenduë des mers qui les environnent et des terres qu’ils habitent» (mes italiques).

Voilà pour la science.

Mais il y a aussi un aspect littéraire.

Dans l’édition au Journal de Lapérouse établie par le général Milet-Mureau en 1797 on lit, à propos d’un ruisseau de Sakhaline, qu’il était «rempli de saumon». Si, cependant, on se réfère au texte original de Lapérouse publié en 1985 à l’Imprimerie Nationale par les soins de John Dunmore et de Maurice de Brossard, on voit que, sous la plume du navigateur, le ruisseau en question était «pavé de saumon», ce qui est une expression beaucoup plus audacieuse. Et cela n’est qu’un exemple parmi beaucoup d’autres. Ce qui m’intéresse ici, c’est l’écriture spontanée d’un esprit vif, curieux et explorateur, qui n’obéit à aucun canon esthétique, à aucune orthodoxie littéraire.

«J’aurois pû confier la rédaction de mon journal à un homme de lettres, écrit Lapérouse dans sa Préface, il eût été plus purement écrit, et semé de refflections auxquelles je n’aurois jamais pensé, mais c’étoit se présenter avec un masque, et les traits naturels quels qu’ils soyent, m’ont paru préférables; j’ai plusieurs fois regretté, en lisant les deux derniers voyages du capitaine Cook, qu’il eut emprunté une plume étrangère pour le premier: ses descriptions des mœurs, des usages, des arts des differents peuples, ne m’ont jamais rien laissé à désirer; et les details de sa navigation, m’ont toujours offert le trait de lumiere, que j’y cherchais pour guider la mienne: c’est un avantage qu’il est impossible à un éditeur de conserver, et souvent le mot qu’il sacrifie à l’harmonie de sa phrase, est celui qu’un navigateur auroit prefferé à tout le reste de l’ouvrage. On ne peut d’ailleurs aimer ces sortes de lectures, sans desirer quelquesfois, de se mettre à la place du voyageur, et on ne rencontre à chacque ligne que son image, l’acteur qui joué son role, plus élégant, et plus Manieré sans doute, ne le remplace cependant qu’imparfaitement. Ses différents chapitres, n’ont point été écrits à mesure qu’il a voyagé - les plans de sa navigation sont présentés d’une manière uniforme, quoiqu’il soit impossible de n’y pas faire mille changements lorsqu’ils sont vastes et qu’ils comprennent les deux hemispheres; ses refflections n’ont pas cette instabilité, qui nait des plus petites circonstances; l’homme de lettres finit par écarter en quelque sorte le voyageur...» (mes italiques).

Entendons-nous. Lapérouse n’était pas opposé à une certaine mise au net de son manuscrit: il se plaint lui-même qu’en l’absence d’un secrétaire il ait besoin d’avoir recours à des copistes plus ou moins compétents, avec pour conséquence l’orthographe parfois bizarre et l’étrange ponctuation que l’on rencontre dans son Journal. Et il aurait aimé avoir quelqu’un qui lui corrige certaines maladresses - il dit avoir beaucoup à apprendre dans le «métier d’écrivain». Mais ce à quoi il tient, c’est le mot propre, éclairant, qui peut paraître barbare à une oreille «élégante». Et ce qu’il ne veut absolument pas, c’est qu’un texte multiple, rempli de détails intensément perçus, mais pas nécessairement cohérents, soit réduit à l’intrigue bien menée et au style fluide d’un «roman intéressant». Il refuse l’uniformisation des différents plans, qu’il s’agisse de navigation, de pensée ou d’écriture.

Bref, avec le Journal de Lapérouse, je me retrouve face à une question d’ordre poétique.

Approfondissons un peu tout cela.

Un siècle après Lapérouse, en 1890, Anton Tchekhov, auteur à succès, avec plusieurs pièces et une foule de nouvelles à son actif, partit pour l’île de Sakhaline, juste de l’autre côté du détroit de Lapérouse. Il avait l’intention de vivre quelque temps sur cette «île enveloppée de brouillards salés» aux confins de l’Empire Russe et d’écrire un livre qui ne ressemblerait en rien à ceux qui avaient fait sa réputation: une sorte de livre socio-ethno-géo-poético-météorologique... Pour se préparer à cette nouvelle entreprise, il s’était transformé, lui, l’élégant homme de lettres, en une «espèce de fils de pute érudit», entassant toutes les informations sur lesquelles il pouvait mettre la main dans les librairies et les bibliothèques de Moscou et de St-Petersbourg. Une fois dans l’île, assailli par de plus en plus d’informations directes, il fut confronté à des problèmes de forme: comment conférer une unité à tous ces matériaux hétérogènes ? quelle sorte de forme lui donner ? Et puis, au contact direct de l’île, de sa situation, de sa structure et de son atmosphère, il constata des changements dans sa mentalité: «Nous voici aux bords de l’océan Pacifique... Là-bas, au loin, s’étend la côte de l’Amérique... A gauche, à travers le brouillard, on aperçoit les promontoires de Sakhaline... A droite, une ligne de falaises... Et autour de soi, pas âme qui vive, pas un oiseau, pas une mouche. Sur ces côtes, on est saisi, non par des pensées mais par des méditations, C’est effrayant mais en même temps attirant. J’aimerais rester ici, à simplement contempler les vagues monotones et à écouter leur rugissement.»

Voilà les prémices d’une littérature «non littéraire», si je puis dire. Comment la qualifier ? Les catégories habituelles telles que «voyage», «aventure», «exotisme», sont non seulement inappropriées, mais, concernant les cas les plus intéressants, elles sont même tout à fait dérisoires. L ‘Île de Tchekhov (que je prends seulement comme exemple, non comme modèle) se présente comme une masse de prose océanique où les faits, les sensations et les documents s’entrechoquent, telles des bois flottés. Melville a réalisé quelque chose de semblable avec Moby Dick. Et Joyce, s’il avait vécu, aurait écrit, après Ulysse et Finnegans Wake, un livre-océan, une sorte de maximum opus marinum.

De même que, pour les Grecs, Okeanos entourait la terre, cette littérature - la littérature des confins - dont j’essaie de parler a son lieu mental sur le bord extrême de notre culture, et son mouvement physique consiste en une tentative pour «embrasser» la terre d’une manière nouvelle, pour reprendre contact avec l’univers au moyen d’une attention multiple et simultanée (plus rapide et plus subtile que la simple juxtaposition) dont la logique, érotique et erratique, n’a rien à voir avec les logiques en cours.

À cette littérature des confins, la théorie habituelle est inadaptée. Peu de théoriciens, qu’ils se laissent guider par leur goût ou par la science (littéraire), ont conscience de ce champ et de ce mouvement.

Roland Barthes, en France, en avait l’intuition. Après avoir démontré, dans le Degré zéro de l’écriture, que notre «bonne» littérature était irrémédiablement classiciste, dans L'Empire des signes il parle d’un «rêve»: «connaître une langue étrangère (étrange) et cependant ne pas la comprendre... apprendre la systématique de l’inconcevable : défaire notre «réel» sous l’effet d’autres découpages, d’autres syntaxes, découvrir des positions inouïes du sujet dans l’énonciation, déplacer sa topologie... Tel chapitre de Sapir ou de Whorf sur les langues chinook, nootka, hopi, de Granet sur le chinois, tel propos d’un ami sur le japonais ouvre le romanesque intégral, dont seuls quelques textes modernes peuvent donner l’idée (mais aucun roman), permettant d’apercevoir un paysage que notre parole (celle dont nous sommes propriétaires) ne pouvait à aucun prix ni deviner ni découvrir» (mes italiques).

Barthes avait l’intuition, Mais il n’est pas allé, il n’a pas pu aller jusqu’à l’«initiation», et il est douteux que romanesque intégral soit le meilleur terme pour désigner ce dont il s’agit, ce qui se profile à l’horizon. Il est évident que nous manquons de mots: de nouveaux mots pour de nouvelles pratiques. «Nouveauté intégrale» s’en approche un peu plus. Mais peut-être que ce que Whitehead, dans Process and Reality, appelle «production de nouveaux ensembles» nous le fait cerner d’encore plus près.

Lapérouse parlait de la fin de la géographie, c’est-à-dire de l’époque où la cartographie ne serait plus un problème. Cela était sans doute un peu prématuré, car même au sens purement scientifique du terme (mesurer et situer) il reste encore beaucoup à faire. Et puis, la géographie peut avancer, il peut y avoir d’autres géographies. Et il peut y avoir une géopoétique.

C’était - du moins c’est ainsi que je l’interprète - quelque chose de cette nature qu’Archibald MacLeish avait à l’esprit lorsqu’il écrivit ce poème, qui m’accompagne depuis quelque temps:

Il y eut un temps pour les découvertes

Pour les caps qui se profilaient

Dans la lumière naissante et les houles et le

Cri des goélands; et la courbe de la

Côte Nord qui se fondait dans l’inconnu

Ce temps est révolu

Les dernières terres se sont peuplées.

Les océans sont à présent connus.

Senora: toutes les cartes à présent établies

Mieux vaut être mort que découvreur de continents.

Un homme eût mieux fait de n’être jamais né

Que de trouver sur l’océan des fleurs océaniques

Apportées depuis des îles où il n’y a pas d’îles

Ou à minuit, hors de vue de toute Île

De sentir dans l’air changeant le parfum du romarin

Il n’est pire sort que ce triste sort

Repérer sur l’horizon du soir

Sûre comme le soleil et la mer, une terre neuve

Surgie d’un océan où aucun accostage n’est possible.

Terre neuve, dit MacLeish.

Disons, nouveau monde poétique.

Lapérouse, comme je l’ai dit, était probablement un peu naïf concernant la fin de la géographie. Il était probablement un peu naïf aussi dans son refus de tout système. Pour pouvoir dire quoi que ce soit, peut-être même pour pouvoir voir quoi que ce soit, nous avons besoin d’un système quelconque. Mais ce qu’il faut, c’est le garder flexible et fluide, oscillant perpétuellement entre le vide et le phénomène, n’essayant pas de subordonner la réalité à une idée quelconque, ni de la décrire dans sa totalité.

Système ouvert, avec des passages et des brèches, où l’esprit reste béant.

Une carte est un système. Comme dit le logicien, elle n’est jamais le territoire - mais elle peut le suggérer, elle peut nous y initier et nous permettre de le dépasser (pour aller vers les abstractions vivantes).

Et chaque langue, bien sûr, est une carte.

La carte, jamais terminée, d’un monde en émergence.

Tout ceci représente une tentative d’approche (on n’atteint jamais complètement le but) d’une poétique du (nouveau) monde.



Kenneth WHITE

 

 



Lorsqu’il y a plusieurs années, j’ai lu, ou entendu Kenneth White dire que la géographie est plus intéressante que l’histoire, ça m’a à la fois laissé perplexe et mis la puce à l’oreille. Je dois avouer que je ne m’étais jusqu’alors beaucoup intéressé ni à l’histoire ni à la géographie, telles qu’on les enseigne à l’école en tout cas. En mathématiques on démontre des théorèmes, en physique on fait des expériences, en littérature et en philosophie on revit des élans du cœur et de l’esprit. Mais en «histoire-géo»?

 

Ce n’est qu’assez récemment que j’ai commencé à trouver une signification à la géographie, à entendre le géo sous la graphie. La Terre — comme si c’était la première fois que j’entendais ce mot-là !

 

Curieusement, c’est à Paris, et à un âge relativement avancé, que j’ai vu vraiment la terre pour la première fois.


Je caricature un tout petit peu. C’était une époque où j’avais l’habitude de longues promenades sur les quais de la Seine, entrecoupées de haltes contemplatives sur ses ponts. Ce n’était nullement une rêverie. J’étudiais. Je n’étudiais pas la Seine, mais auprès d’elle, moi disciple, elle maître. Elle me parlait d’amont, d’aval et de saisons. Elle me montrait l’océan et me donnait des nouvelles d’Orient. Dans sa robe ensoleillée, elle était l’amante cosmique qui jouissait à pleins bords des pluies du printemps. Il y avait tant de ciel sur son corps. Elle visitait tant de pays et était là tout entière pour mes yeux. Visible, offerte. Je regardais son mouvement souverain qui m’enseignait la terre. Ce fut une belle saison d’étude amoureuse, d’initiation. Car la terre, sauf à n’y voir qu’une vaste exploitation agricole ou un parc de loisir, est comme un «mystère» auquel il faut être initié.

 

N’est-elle pas au cœur des déséquilibres de la «modernité», la perte du sentiment de la terre, de cette attitude faite de désir et de respect, de crainte, de curiosité et d’amour, qui s’exhale, par exemple, des moindres paroles ou textes des Indiens d'Amérique ? Nous autres, hommes modernes, il semble que nous soyons exilés hors de la terre, et la plupart du temps nous n’en avons même pas la nostalgie ! Quel sombre dieu nous a maudits, que nous soyons à ce point devenus géamnésiques, géagnostiques, agélistes !

 

Je pense parfois au violent serment du psaume 137: «Si je t’oublie Jérusalem, que ma main droite m’oublie»... Sont-ce les vicissitudes de l’«Histoire» qui nous ont contraint à oublier que la terre promise, c’est la Terre elle-même? Si je t’oublie, ma Terre, ne serait-ce pas mon corps tout entier qui m’oubliera ?

 

Ne sommes-nous pas déjà sur cette voie ? N’avons-nous pas déjà commencé à perdre pied, à perdre corps, et avec le corps la multidimensionnalité de l’existence ?

 

Il est positif de se rendre compte que nous avons, en partie au moins, perdu un «sens» - non pas un sixième sens, mais le tout premier: le sens de la terre.

 

Telle que je la comprends, la géopoétique vise au développement, à la régénération, à la jouissance de ce sens premier.

 

Il faut cependant se garder d’interprétations trop naïves. Si le sens de la terre est un sens premier, c’est à condition de retrouver une signification riche et complexe de la notion même de sens. Comment concevoir notre relation à la terre, notre manière de la connaître, de la sentir, de la vivre ?

 

Notons la grande diversité des attitudes relatives à la terre que révèlent les termes de: géométrie, géographie, géologie, géomancie, géophysique, géopolitique, et il doit y en avoir quelques autres. Et pourtant toutes ces métries, graphies, logies, ne nous donnent guère le sens de la terre dont nous avons besoin. Elles auraient plutôt tendance à le masquer. Derrière les savoirs et les pouvoirs qui s’élaborent «sur» elle, la terre semble devenir de plus en plus inconnue, absente. La science a-t-elle quelque chose de substantiel à dire de la terre, en dehors des réductions qu’elle en fait sous forme de tel ou tel modèle: économie-monde, système climatique et géologique, «environnement», etc. Mais y a-t-il dans ces concepts une présence réelle, un «frisson de réalité» ? Une véritable «science de la terre» est-elle possible, qui nous la fasse voir, connaître, aimer, respecter, craindre et désirer, qui ne dissocie pas, d’une part un savoir chiffré, abstrait, formel, et de l’autre de mièvres plaisirs champêtres ? Une science qui nous relie à la terre, plus proche en cela d’une sorte de religion que de l’image traditionnelle de la science (n’oublions pas que la science «classique», dans son procès objectivant et séparateur, a une bonne part de responsabilité dans notre oubli de la terre).

 

Alors, géopoétique est peut-être un bon terme, si par poésie l’on entend une attitude à l’égard du monde qui, loin de tout sentimentalisme égoïque comme de tout formalisme littéraire, conjoint indissolublement connaissance et amour, savoir et saveur, logos et eros. Un sens logicoérotique de la terre !

 

L’Érotique de la terre trouve peut-être sa forme la plus emblématique dans le voyage. Oh il y a bien des formes - et des vitesses - de voyages, et l’habitation ou résidence, forme lente par excellence, n’est pas la moins intense. Voyager n’est pas visiter mais habiter la terre. Habiter, non pas seulement «quelque part», mais habiter la terre elle-même, devenir-Terre. Être montagne, être fleuve, apprendre de ses brouillards, de ses éclairs, se sentir chemin, vague, sable et herbes, oiseau des airs, être homme des bois, loup de mer, brigand des montagnes, et même nomade des villes. Homme-de-la-Terre.

 

Ils l’ont aimée, les cartographes explorateurs et les navigateurs, les chasseurs et cueilleurs des forêts, tous les hommes de grand chemin et de petit matin, artisans en quête de matière première, bergers suivant l’herbe, et commerçants sur les traces des épices nouvelles. Ils ont goûté l’eau des rivières, connu aubes et climats, éprouvé le corps de la terre, contre le leur, dans le leur propre. Ils ont donné des noms aux animaux, aux îles, aux étoiles. Ils ont observé et décrit, parfois tué et détruit, ont violemment aimé la terre, car ils étaient elle.

 

Mais ils l’ont aussi domestiquée, quadrillée, répertoriée, planifiée, astreinte à leur soif de pouvoir et de régularité. Il arrive bien que l’on emprisonne qui l’on aime, que l’on fasse du désir un loisir ou une marchandise standardisée ...

 

Nous devons en permanence renouveler, réactualiser notre expérience de la terre, et cela ne peut se faire qu’en relation avec une «épistémologie», un langage et une pensée de la terre.

 

Dieu a failli tuer la terre en nous, et la science l’a presque fait, avant que la techno-économie vienne achever l’œuvre. Peut-être que ce qui a le plus manqué, et manque encore à notre civilisation, c’est une pensée de la terre, suffisamment forte et belle, poétique, pour étayer, prolonger et guider l’expérience, pour ne pas oublier l’exotisme de la découverte, si vite converti, résorbé, dans les systèmes du savoir et du pouvoir.

 

J’en viens à ce qui constitue le motif de la présente contribution. Une pensée de la terre, comme partie intégrante d’une géopoétique, a besoin d’un socle conceptuel adéquat. Certes, on peut aussi considérer qu’il faudrait plutôt se libérer de la «pensée conceptuelle», et privilégier plutôt une approche «sensible» qui mette au premier plan le contact physique et l’affect. Mais les concepts structurent notre «sensibilité», et d’autant plus d’ailleurs qu’ils le font à notre insu. C’est la question du langage, et de la manière dont toute langue prédétermine en partie notre être-au-monde, favorisant certaines catégories d’expériences et en quasi interdisant d’autres. Une expérience de la réalité qui ne trouve pas un langage adéquat, et même rigoureux, est, quel que soit son degré d’intensité, rapidement menacée d’«oubli» et de dénaturation. Notre oubli de la terre n’est-il pas dû à la dématérialisation, à la désincarnation de notre langage, à son abstractisation? Nos mots parlent plus de nos «problèmes» (psycho-socio-politico-épistemologiques) que du grain et de l’odeur des choses. Pourtant on aurait tort de ne voir là qu’un conflit entre l’abstrait et le concret, du moins si on le comprend comme opposition entre l’intellect et la matière, ou entre l’esprit et le corps. La langue est à la fois matérielle et mentale, sans antagonisme (une langue a peut-être une puissance spirituelle d’autant plus haute que sa richesse matérielle est grande). Ce dont nous avons besoin, c’est d’un intellect concret. Aller au-delà du concept, c’est alors (re)définir l’idée, l’idée «adéquate», comme une forme intellectuelle concrète.

 

Précisons cela à partir de la question suivante : La géopoétique relève-t-elle bien du concept d’espace ? A première vue oui.

 

Cependant, ce que le «langage de l’espace» exprime le plus «naturellement», c’est: la forme et la dimension - ce qui a «longueur, largeur et profondeur» comme disait Descartes (et aussi les «dispositions» mais c’est une des parties les plus difficiles et les plus récentes des mathématiques: la topologie, Analysis Situs comme disait Leibniz). Et ce que ce langage a tendance à évacuer, tout aussi naturellement: le grain de la matière, et la complexité du devenir. Ou plus exactement, il résorbe le premier dans une matière amorphe et homogène, où le grain et toute qualité sensible n’est plus qu’un «accident» inessentiel, et de la seconde il fait le «Temps», forme vide et impériale, égrenée par la loi de l’Horloge et de l’Histoire Universelle, qui s’impose uniformément aux éphémères «phénomènes». Cela nous donne la Géométrie, reine mère de la science grecque, et sa fille aînée européenne, la Mécanique Rationnelle. Toute notre pensée est dominée par ce triumvirat, d’autant plus despotique qu’il est invisible-évident: Espace Matière Temps. Les trois grands Homogènes Disjoints. Les trois Abstraits, dont le pouvoir sur nos pensées, nos actes, nos sensations, est terriblement concret. C’est d’eux que nous tirons le pouvoir de mettre en coupe réglée notre planète.

 

Il est d’ailleurs significatif que presque tous les progrès de la pensée scientifique depuis l’aube du XXe siècle ont consisté à secouer le triple joug: celui de l’espace euclidien vide et uniforme (Einstein et l’espace-temps «courbe» de la relativité); celui de la matière-objet, soumise et monotone (Bohr et la mécanique quantique); celui du temps abstrait et linéaire (Atlan, Prigogine, l’auto-organisation biologique et la thermodynamique du non-équilibre).

 

Par ailleurs, il n’est pas douteux que «par-dessous» le mouvement de la culture dominante, n’ont cessé de survivre des pratiques (artistiques, artisanales, érotiques, religieuses, thérapeutiques, etc., exceptionnelles ou «ordinaires»), résistant tant bien que mal au pouvoir des Trois Homogènes Orthodoxes (et à leur orthogonalité). Toutes les médecines et autres pratiques «parallèles» que l’on voit se développer depuis quinze ou vingt ans en sont une expression vivante, bien que parfois «naïve», sinon désespérée.

 

Pas mal de choses, de voies, ont été explorées. Selon moi, nous avons principalement besoin, aujourd’hui, d’une «révolution intellectuelle» (une intellectus emendatio). Je voudrais en proposer un point d’appui possible.

 

Révolution, car il s’agit peut-être d’un retour, et d’un retour, d’abord, au moment de notre histoire culturelle où le divorce entre l’esprit et le corps a trouvé sa formulation «moderne», chez Descartes. En effet, la trichotomie Espace-Temps-Matière suppose déjà le clivage Corps-Esprit (et leur antagonisme). C’est parce que le corps était privé, au profit de l’esprit, de toute puissance créatrice, de toute vie ou dynamisme propres, qu’il pouvait être «analysé», décomposé, comme matière inerte, située, formée et mue dans un espace vide déjà là; et soumise à l’écoulement d’un temps linéaire extérieur.

 

Descartes, dans le même temps, dissocie l’esprit du corps, en dévalorisant ce dernier, et ébauche la forme de l’espace abstrait (que Kant achèvera en définissant l’Espace, ainsi que le Temps, comme «formes a priori de notre sensibilité»).

 

Or, presque à la même époque, se produit un mouvement exactement inverse. Descartes avait repris la vieille notion scholastique d’Étendue, pour la convertir dans la forme-espace. Spinoza la reprend quant à lui dans une perspective inverse, en donnant à l’étendue une «dignité» strictement égale à celle de la «Pensée». Alors qu’Étendue et Pensée (ou: corps et esprit) étaient conçues par Descartes (et ses prédécesseurs) sous une forme de «complémentarité antagonique» (lorsque l’un agit l’autre pâtit), Spinoza pose au contraire une parfaite similitude ou «parallélisme»: l’esprit est d’autant plus capable d’intelligence que le corps l’est de mouvements ou d’affections. La «puissance du corps» ne le cède en rien à celle de l’esprit, elle lui est en fait égale en degré quoique différente en «aspect», ou expression.

 

L’étendue spinoziste devient un concept, ou plutôt une «idée», extrêmement précieuse car elle désigne et exprime la corporalité en tant que celle-ci possède sa propre puissance.

 

Quelques mots sont peut-être utiles pour rafraîchir ces notions: l’étendue est la «substance» dont sont faits les corps (tous les corps, toutes les choses «physiques»), de même que la pensée est la «substance» dont sont faites les «idées» (toutes les choses «mentales»). Ceci est la matière dont les Anciens se représentaient la réalité, depuis Aristote. La doctrine de Spinoza, à partir de là, repose sur les deux principes suivants: 1) Unité de substance : l’étendue et la pensée ne sont pas des réalités séparées, elles sont deux «attributs» différents d’une seule et même substance - qui est Dieu (Dieu est donc autant corporel que spirituel). 2) Parallélisme des attributs : l’étendue et la pensée constituent des «expressions» de la substance, à la fois parfaitement indépendantes l’une de l’autre (pas d’influence directe de l’esprit sur le corps et réciproquement) et parfaitement corrélées: tout ce qui arrive dans l’esprit arrive pareillement dans le corps, tout simplement parce que c’est la même substance qui s’exprime à travers eux deux, comme en deux «langues» différentes.

 

Il peut paraître un peu bizarre, voire «snob», de revenir à de telles vieilleries philosophiques, mais je crois que l’étendue spinoziste, historiquement occultée par le triomphe du cartésianisme (et du kantisme), constitue un socle conceptuel possible pour une géopoétique (qui serait aussi d’ailleurs, une géoéthique) - du moins au sein de la tradition occidentale. (Il est probable que le «vide» bouddhique ou le «ma» japonais, par exemple, constituent également de solides piliers).

 

En effet, l’étendue ainsi comprise, du fait qu’elle n’est pas privée (au profit de l’esprit) de son dynamisme interne et de son principe d’unité variété, contient en elle-même la spatialité, la matérialité et la temporalité, et résiste à leur éclatement en un Espace, un Temps, et une Matière, homogènes et disjoints.

 

En vérité, l’étendue doit être comprise moins comme un «concept» (c’est-à-dire comme un instrument au moyen duquel notre esprit voit la réalité) que comme une forme concrète de la relation de notre corps au monde. C’est par mon corps, qui est lui-même une «chose étendue», que je perçois l’étendue du monde et des choses, c’est dans et par mon corps que je vis et que je «connais» l’espace, la matière et le temps. L’étendue, c’est ce qu’il y a de commun entre moi et la terre, entre mon corps et celui de la terre, c’est mon être-terre. C’est donc beaucoup moins un concept que, si l’on veut, un «sens».

 

Le «sens de l’étendue» serait alors le sens premier, celui dans lequel s’enracinent nos autres sens -la vue, l’audition, l’olfaction, le toucher, le chaud et le froid, le sens de l’espace et du mouvement, le sens du rythme et du temps. Privés du sens de l’étendue, nos divers sens ne sont plus alors que «systèmes d’information», et notre corps tout entier une espèce de «capteur» au service du cerveau, de l’esprit, qui compute toutes ces informations pour commander et réguler la machine à laquelle nous serions réduits. Mais les sensations ne sont pas des informations «objectives» ou factuelles sur l’«environnement», elles sont notre mode d’être au monde, notre manière de participer du monde, de la terre, et de l’aimer/connaître.

 

Ce détour philosophique est-il inutilement compliqué ? On ne progressera pas dans la voie d’un véritable sens de la terre sans mobiliser (ou «réformer») l’intellect, car si ce dernier est en partie responsable de notre rupture d’avec le monde, il doit bien être capable du chemin inverse. Sans doute est-il en principe possible de se passer de concepts ou d’idées tels que l’étendue; sans doute les «peaux-rouges» s’en passaient-ils pour vivre la terre avec une intensité, une «vérité» et un amour dont nous sommes très loin; sans doute les premiers navigateurs grecs, vikings ou celtes, ont-ils connu l’étendue de la mer, le «rire des eaux», avec un émerveillement, un désir et une sainte terreur dont nous n’avons presque plus idée; sans doute les chasseurs et cueilleurs primitifs ont-ils vécu la religion de la forêt avec une intense ferveur, et les antiques potiers ont-ils touché l’argile, les forgerons la pierre et le feu, etc., sans avoir attendu telle ou telle philosophie ! Mais ne faisons pas à nos «ancêtres» l’injure de croire qu’ils manquaient d’idées - peut-être même étaient-elles plus riches et plus complexes que les nôtres.

 

Je crois que nous pouvons, aujourd’hui, tirer un grand profit de la notion d’étendue, ne serait-ce qu’à titre critique à l’égard de ces chapes de plomb que sont l’Espace homogène, la Matière amorphe et le Temps vide. L’Étendue (comme la Pensée) est d’emblée une «catégorie poétique» - complexe au sens où elle s’oppose à tout réductionnisme unidimensionnel, mais simple parce qu’au fond elle ne peut être vécue, comprise, que dans l’unité d’un acte réel, un «acte de réalité» qui accorde notre être à la substance du monde.

 

L’expérience de la terre a une infinie diversité de formes. L’une des plus belles, des plus intenses, est la danse, mais je pense surtout à la danse indienne, et à sa forme dite «classique», le Baratha Natyam. Par delà ou en deçà de toute expression de sentiments ou états d’esprit, de toute narration ou enseignement, cette danse exprime, et avec quelle puissance, la suavité de l’espace, la voluptueuse variété des mouvements du corps, la jouissance savante du rythme.

 

La danseuse, la devadasi est comme la plus belle fleur de la terre dans son épanouissement infini, ses pieds puissants et précis éprouvent la généreuse fermeté du sol tandis que ses vives mains font l’amour avec la lumière du ciel, son corps s’enroule et s’étire, vire et se tend, berce, scande, s’arrête, jaillit en lui-même, exprimant tour à tour les puissances animales, l’infinie variété des corps animés de la terre. Musicalité du temps, floraison de l’espace, enjouement de la matière. Saveur de l’étendue, savoir de la terre.

 

La connaissance de l’étendue - c’est-à-dire de la nature réelle du corps, le nôtre comme celui de la terre, n’est pas une «science» au sens classique du terme. Spinoza indiquait la voie d’une «science intuitive», et d’un «amour intellectuel». Il ne s’agit nullement d’un sentiment mystique ou extatique de «fusion» avec une mystérieuse puissance divine transcendant le monde. C’est au contraire la connaissance participante de ce que chaque être a de singulier, et elle est simultanément une connaissance de soi.

 

Si nous voulons connaître la terre, peut-être avons-nous besoin d’écouter non seulement les géologues, mais aussi les danseurs et les ébénistes, les masseurs et les souffleurs de verre, les alpinistes, les randonneurs, les potiers - tous ceux qui à travers leur activité jouissent encore du sens de l’étendue sans le réduire à une fonctionnalité économique, scientifique, artistique ou sportive, trop limitée. Mention spéciale doit être faite de la peinture, car elle est la méthode par excellence pour explorer les pouvoirs de l’étendue et pour exprimer l’amour du corps. On ne peint pas des âmes, mais des corps, disait Matisse, et c’est ainsi que les corps sont «animés».

 

Et contrairement aux apparences, la peinture a autant affaire au temps qu’à l’espace et à la matière, temps de la formation, de la déformation, de la variation, inhérent à la «logique de la sensation» colorante (de même que la musique a autant affaire à l’espace et aux «matières», qu’au temps).

 

Enfin, la poésie. En elle, lorsqu’elle n’est pas restreinte, au «trop humain», au pseudo-divin ou au formalisme littéraire, viennent parler toutes les puissances de la terre. Car le poème est toujours:

 

ce langage exemplaire
subtil comme la fleur

fluide comme la vague

souple comme le rameau
puissant comme le vent
dense comme le roc 

unique
 comme le moi
beau comme l’amour*

 

Sommes-nous loin de la géographie ? Je ne croirais qu’à un géomètre qui sache danser...

 

 Georges AMAR


* Kenneth WHITE, Le Grand rivage (extrait).