Nous foulons chaque jour un sol de plus en plus artificialisé quand il n’est pas tout bonnement synthétique. Il est certes possible de savoir la provenance de tel granite équarri pour tels pavés, de tel calcaire pour quelques dalles ; les bâtiments, les ponts anciens sont faits de pierres souvent prises dans la région. Mais le béton, matériau de la modernité, est muet. Tout comme l’asphalte ou le verre.

Où que nous marchions, un sol nous soutient. A l’horizon se dressent collines et montagnes. Qu’est-ce que cet étrange familier ? Cela a une nature, une histoire.

Le lieu est d’une nature composite, il est d’ici et d’ailleurs, de maintenant et d’autrefois.


Les géologues passent pour les rares personnes à conserver de nos jours le sens du paysage. Avec certains géographes, et les géopoéticiens. A l’instar d’autres sciences naturelles, la géologie a pourtant connu au XXe siècle un tournant majeur où elle a autant gagné que perdu. Le formidable accroissement des géosciences est allé de pair avec une abstraction du rapport physique avec le monde. Pour le dire autrement, même si les géologues sont encore et toujours ‘sur le terrain’, ils y sont de moins en moins. D’ailleurs, les noms ont changé : géologie est concurrencé (selon les contextes) par sciences de la Terre, par sciences de la planète et par géosciences.

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EFFICIENCE DE LA GÉOLOGIE

Le premier effet de la géologie est de fournir des repères. On pourrait dire que la géologie donne à l’homme le sens de la mesure, et constitue un antidote à l’hubris qu’elle réduit à néant par sa profondeur temporelle et par ses échelles spatiales.

Tout le discours métaphysique de divorce d’avec le monde et de sa sujétion est miné par la géologie au sens propre ­— en tant qu’elle étudie les parties de la Terre directement accessibles à l’observation. C’est évidemment le cas des représentations fondées sur des livres révélés qui placent l’homme au centre du monde et refusent par dogmatisme bon nombre des acquisitions de l’esprit d’observation et de déduction. Leur double tare est d’abord d’accroître démesurément l’importance de l’homme, pour ensuite restreindre le monde à une vision trop humaine. Pour l’homme né à la représentation du monde avec la conviction que tout ce qui s’étend sous ses yeux est offert à sa volonté, la géologie inflige une blessure narcissique du même ordre que l’astronomie de Copernic, l’évolutionnisme de Darwin ou la psychanalyse de Freud. Cela ne le tue pas : cela lui permet de mieux voir.

A l’homme ‘éclairé’ de l’époque moderne et contemporaine, celui qui est parfaitement intégré comme rouage au Gestell, la géologie peut apporter l’humilité. La fragilité de la civilisation cybernétique : son hyperpuissance qui flageole au moindre phénomène cosmique un peu hors-norme ; la faiblesse biologique de notre espèce et son apparition récente ; sa capacité autodestructrice qui en fait un phénomène de foire — la géologie peut le donner à comprendre par contraste. Surtout, elle constitue le meilleur viatique pour aborder le paysage en évitant les projections imaginaires et narcissiques, écueil hélas fréquent.

Avec elle, l’esprit s’ouvre à une multitude de disciplines et s’essaie à toutes les échelles possibles. Le temps géologique et l’échelle géologique sont comme des infinis dont les graduations, quelle que soit l’unité en années : cent mille, un million, cent millions, un milliard — ou en mètres : un millionième, un centième, une centaine, un million, dynamisent notre perception du paysage, car il s’agit de remettre en mouvement et en perspective ces quelques mètres de dépôts alluviaux, ces plissements qui se chevauchent et forment des montagnes ou d’imaginer comment telle gemme a pu si bien cristalliser. L’esprit y est requis d’une façon bien différente que dans les théories des systèmes. Il ne s’agit pas d’appliquer un système à un objet extérieur, ni de croire que la nature obéit à des lois édictées par l’esprit humain, mais de partir d’un ensemble d’observations afin de reconstituer une histoire et d’expliquer un agencement. On déplie, on explicite, on lit, on recrée. De la sorte, le monde acquiert une épaisseur temporelle et un dynamisme neufs au sein desquels notre place nous apparaît de façon discontinue.

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DEUX VOIES DIVERGENTES

D’un point de vue épistémologique, l’intérêt pour la Terre a connu trois étapes partiellement inclusives que l’on pourrait rapporter à trois racines grecques : graphein, logos et poïein. La première, du grec γράφειν, a pour sens premier « faire des entailles », d'où « graver des caractères », « écrire », mais aussi « dessiner ». Rapporté à la Terre, cela consiste en une description verbale et iconique, notamment par le dessin : la géographie. La deuxième racine, de loin la plus polysémique, λόγος, désigne « la parole », « le discours » ; sa parenté avec le mot « logique » explique l’extension de son sens à « raison » puis à la caractérisation d’un champ du savoir : la géologie. Enfin le verbe ποιειν signifie « faire » et son dérivé ποιητικός « qui a la vertu de faire, de produire ». Inclusif des deux premiers selon Kenneth White et rapporté à la Terre, on le trouve dans géopoétique — laquelle vise au faire du corps et de l’esprit, c’est-à-dire à la pratique et à la théorie dans leur rapport enté à la Terre.

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