EFFICIENCE DE LA GÉOLOGIE
Le premier effet de la géologie est de fournir des repères. On pourrait dire que la géologie donne à l’homme le sens de la mesure, et constitue un antidote à l’hubris qu’elle réduit à néant par sa profondeur temporelle et par ses échelles spatiales.
Tout le discours métaphysique de divorce d’avec le monde et de sa sujétion est miné par la géologie au sens propre — en tant qu’elle étudie les parties de la Terre directement accessibles à l’observation. C’est évidemment le cas des représentations fondées sur des livres révélés qui placent l’homme au centre du monde et refusent par dogmatisme bon nombre des acquisitions de l’esprit d’observation et de déduction. Leur double tare est d’abord d’accroître démesurément l’importance de l’homme, pour ensuite restreindre le monde à une vision trop humaine. Pour l’homme né à la représentation du monde avec la conviction que tout ce qui s’étend sous ses yeux est offert à sa volonté, la géologie inflige une blessure narcissique du même ordre que l’astronomie de Copernic, l’évolutionnisme de Darwin ou la psychanalyse de Freud. Cela ne le tue pas : cela lui permet de mieux voir.
A l’homme ‘éclairé’ de l’époque moderne et contemporaine, celui qui est parfaitement intégré comme rouage au Gestell, la géologie peut apporter l’humilité. La fragilité de la civilisation cybernétique : son hyperpuissance qui flageole au moindre phénomène cosmique un peu hors-norme ; la faiblesse biologique de notre espèce et son apparition récente ; sa capacité autodestructrice qui en fait un phénomène de foire — la géologie peut le donner à comprendre par contraste. Surtout, elle constitue le meilleur viatique pour aborder le paysage en évitant les projections imaginaires et narcissiques, écueil hélas fréquent.
Avec elle, l’esprit s’ouvre à une multitude de disciplines et s’essaie à toutes les échelles possibles. Le temps géologique et l’échelle géologique sont comme des infinis dont les graduations, quelle que soit l’unité en années : cent mille, un million, cent millions, un milliard — ou en mètres : un millionième, un centième, une centaine, un million, dynamisent notre perception du paysage, car il s’agit de remettre en mouvement et en perspective ces quelques mètres de dépôts alluviaux, ces plissements qui se chevauchent et forment des montagnes ou d’imaginer comment telle gemme a pu si bien cristalliser. L’esprit y est requis d’une façon bien différente que dans les théories des systèmes. Il ne s’agit pas d’appliquer un système à un objet extérieur, ni de croire que la nature obéit à des lois édictées par l’esprit humain, mais de partir d’un ensemble d’observations afin de reconstituer une histoire et d’expliquer un agencement. On déplie, on explicite, on lit, on recrée. De la sorte, le monde acquiert une épaisseur temporelle et un dynamisme neufs au sein desquels notre place nous apparaît de façon discontinue.