Lionel Marchetti, vous venez de publier sur Bandcamp une œuvre de musique concrète intitulée PLANKTOS en collaboration avec Régis Poulet, auteur d’un ouvrage poétique du même titre paru en 2018 chez Isolato. Pouvez-vous rappeler à nos lecteurs ce qu’est la musique concrète ?
Lionel Marchetti :
Il faut imaginer cette possibilité offerte, pour un artiste sonore — et bien sûr un musicien — d’enregistrer les sons, mais surtout, tous les sons du monde.
Il faut imaginer également cette capacité précise de les manipuler : en amont, dès le tournage sonore initial et, à la suite, une fois fixés, par les mélanges divers, les agencements, le traitement des timbres et des espaces, par superpositions, assemblages, montages et jeux divers avec le flux, l’interruption du flux, les enchevêtrements de temporalités diverses et, finalement, jusqu'à la composition rigoureuse de tout cela.
Enregistrer les sons, un complexe de sons, cela veut aussi dire utiliser le haut-parleur (un seul suffit) associé à un amplificateur. Sans la technique de captation et de conservation du son, la musique concrète n’est pas ; c’est un art à part, uniquement permis par le support du son, par un appareillage, par la technologie et l’électricité. La musique concrète est un art se situant dans la lignée de la photographie ou du cinéma. Elle est d’ailleurs tout autant un art de l’image, mais cette-fois ci, cette sensation d’image — cet effet — sera essentiellement perçu au travers de l’audition, et certainement par un peu de notre corps en entier puisqu'il est, lui aussi, organe de l’audition.
Amplifier veut aussi dire grossir, agrandir mais également et le plus souvent déformer, modifier, pénétrer au sein du son jusqu’à en apprécier les rendus d’effets d’échelles différentes et ce, au travers de multiples tâches de façonnage : filtrage, modification radicale des timbres, de la localisation spatiale au sein du tableau de l'écoute, des vitesses de défilement du son, jusqu’à la venue — l’apparition — de sons nouveaux. Et ces sons nouveaux, il me semble important, tout particulièrement dans cet art, de les considérer comme de véritables personnages sonores.
Les personnages de l’image.
Cette façon de faire existe depuis longtemps puisque les premiers compositeurs de musique concrète, dans les années 40 et 50, pouvaient déjà assez facilement agir sur ces mêmes paramètres. Je pense essentiellement à un compositeur de musique concrète comme Pierre Henry.
Depuis quelques années, l’assistance informatique a rendu le tout beaucoup plus souple et incroyablement précis, notamment avec cette possibilité de travailler intuitivement dans la verticalité (l'écriture avec les sons en couches multiples, en multipistes), tout comme, et c'est selon moi fondamental pour cet art, l'assistance informatique nous offre cette possibilité de revenir sans cesse sur divers chantiers en cours, de les abandonner, de s'y engager à nouveau avec un regard neuf quitte à les croiser avec de nouveaux ouvrages.
Désormais, l'art de la musique concrète rejoint la "simplicité" technique de mise en œuvre des autres arts. Un artiste peintre ne possède-t-il pas dans ses cartons des dizaines de dessins et autres tableaux en chantier ? Un écrivain n'avance-t-il pas de front sur plusieurs ouvrages en même temps ? Il est définitivement possible et facile, aujourd'hui, selon moi, d'entrer pleinement dans le poétique, de n'aborder que ce qui est essentiel dans cet art.
Manipuler des sons enregistrés, c’est aussi jouer avec des moments de temps diversement saisi : il y a une diversité énorme de rendu entre un son de synthétiseur enregistré tel quel, de machine à machine, et l’écoute d’une captation microphonique de ce même synthétiseur, par exemple, via un enregistrement mis en scène sous forme de tournage sonore dans l’espace d’un lieu qui apportera avec lui, justement, sa signature spatiale, parfois même sa signature temporelle.
Le temps, dans ce cas, se combine avec du temps.
Le temps (il faudrait plutôt dire la sensation de la durée, les temporalités) se panache, accélère, décélère.
L’espace se plie, se déplie.
Le son enregistré peut être une trace, c’est certain, mais il s’actualise tout autant dans le renouvellement perceptif de chaque écoute, surtout si le compositeur lui offre, lors du façonnage, cette possibilité de respiration, de circulation.
Circulation entre les sons eux-mêmes, mais surtout circulation entre images sonores et imaginaire bientôt grandissant de l'auditeur — jusqu'à ces sensations d'intensités partagées, pleinement vécues.
De plus, les machines à enregistrer sont nombreuses, de facture et d’époques différentes, et toutes apportent un grain, une valeur en propre, un autre type de signature.
Ce qui est concret dans tout ça, très concret, c’est précisément, pour le compositeur ou la compositrice, cette façon d’être au contact perpétuel de la matière sonore elle-même, c’est de sans cesse réagir à son côté le plus tangible, sensuel, mais aussi de se laisser emporter, définitivement.
D’accepter de bifurquer.
De suivre, sans arrière-pensée, ce que seule la matière sait.
À partir de ce que l'on nomme un corps sonore on obtient, après enregistrement, un objet sonore, au sens où il devient possible de le déplacer, de l'agencer, de le transformer au sein de la chaîne électroacoustique — mais il ne faut surtout pas oublier de lui rendre son corps pour l'amener à être vivant, en tant qu'image, avec sa nouvelle charge poétique, dans notre réalisation composée.
Lui rendre son corps, mais aussi, tel est le travail de l'artiste concret, lui insuffler une vie nouvelle.
Il en résulte donc un art spécifique.
Bien sûr, cet art a ses limites.
Sa durée fixée, par exemple, qui effraie beaucoup — mais qui est effrayé par le fait qu’un film ait une durée fixe ?
Ou alors son aspect définitivement mono sensuel qui le rapproche parfois de l’écriture d’un poème, de l’écriture avec les mots — qui pourrait aujourd'hui reprocher aux mots d’être définitivement fixés sur une page blanche ? La peinture n'est-elle pas un art d'images immobiles ? De la même manière, travailler pour une projection des sons, revendiquée comme musicale, en utilisant une petite boîte de bois et de métal clos — le haut-parleur — est-ce bien raisonnable, n’est-ce pas trop limité ?
Mais voici, justement, que tout cela ouvre à autre chose. Voilà que toutes ces restrictions favorisent, il me semble, l’émergence d’une poétique particulière à cet art lui-même.
Les Cahiers de l’Océanite :
Comment le projet PLANKTOS est-il né ?
Régis Poulet :
Je connaissais la musique de Lionel Marchetti avant de le connaître personnellement. La musique concrète, je l’apprécie depuis les années 80, époque à laquelle je me suis plongé avec délices dans l’œuvre de Pierre Henry. On peut dire que, de mon côté, le désir de travailler avec un musicien concret date du début des années 90 où, dans l’enthousiasme de la jeunesse, j’ai fait à ce dernier une proposition de collaboration — sans lendemain.
La question principale est celle du langage, qui suppose une perception et une pensée.
Au fil des ans, de champ d’étude en champ d’étude — géologie, littérature, philosophie — ma pensée s’ouvrait toujours davantage. Mais comment, me demandais-je, faire converger ces domaines en une nouvelle représentation du monde ?
La découverte de la musique concrète a eu lieu dans ce contexte. J’y ai perçu un langage radical dans le domaine musical.
À partir du moment où j’ai fait connaissance avec la géopoétique, j’ai compris que Kenneth White s’était posé des questions similaires et avait ouvert un champ d’exploration nouveau. La géopoétique — une théorie-pratique d’approche transdisciplinaire — entend conceptualiser la complexité du monde, en exprimer la beauté existentielle afin de faire émerger une nouvelle culture qui ne repose plus sur la séparation entre ce qui relève de l’humain et ce qui relève du monde naturel, mais propose une vie plus intense en harmonie avec le Grand Tout. À ce titre, toutes les formes que la pensée peut prendre, tous les arts sont sollicités.
Après plusieurs collaborations avec Kenneth White, j’ai fini en 2014 un recueil de trois longs poèmes géopoétiques intitulé Planktos (dont la publication chez Isolato éditeur fut retardée jusqu’en 2018). En 2015, l’idée d’une collaboration poético-musicale m’est revenue à l’esprit et j’ai pris contact avec Lionel Marchetti. Comme il connaît bien l’œuvre de Kenneth White, je lui ai proposé de réfléchir à ce que pourrait être une musique géopoétique. D’autant plus que Lionel est non seulement compositeur, mais aussi poète et théoricien de son art.
Des trois textes du recueil, Lionel a choisi le poème éponyme, celui qui donne espace à l’ensemble, puis y a sélectionné un vers par-ci, par-là et s’est mis à travailler — je dirais presque qu’il s’en est servi comme de mantras pour ses méditations musicales…
Lionel Marchetti :
À vrai dire, je ne sais pas si une musique peut être qualifiée à proprement parler de géopoétique. Je pense bien sûr tout particulièrement à cet art musical concret que je pratique au quotidien, qui n’utilise quasiment que des machines, qui n’existe et ne peut être perçu que par l’intermédiaire des machines et l’électricité.
N’y aurait-il pas, d’emblée, dans une telle pratique, une distance très grande avec le monde ?
La machine à enregistrer, la machine à diffuser les sons, aujourd’hui particulièrement affublée de la technologie numérique (à vrai dire depuis le début des années 90, voire encore plus tôt pour certaines machines) n’est selon moi, cependant, qu’un outil de plus pour l’expression artiste, et il va de soi que rien n’empêche, avec quelque outil que ce soit, de considérer que celui-ci puisse être traversé par des forces.
S’il y a des forces qui circulent et si, de là, il est possible de jouer avec elles, d’en jouir, il y a de la relation, il y a du vivant, et cela suffit à justifier, pour moi, que ces mêmes machines entrent dans la danse.
Ces forces, il s’agirait donc tout simplement de les accueillir.
L’outil, quel qu’il soit, quel que soit son degré de sophistication peut toujours être approché comme un catalyseur de vision. Personnellement, je considère l’outil comme un allié, sensiblement à mes côtés, idéal pour avancer dans ce « champ du grand travail » qui, comme le dit Kenneth White, serait celui de s’ouvrir au monde, dans tous les cas de s’engager dans un rapport ouvert avec le monde.
Vivre pleinement et poétiquement.
L’outil me semble même plus que propice voire indispensable pour susciter un tel déplacement, et l’histoire de l’art, à toutes les époques, nous le montre. Les artistes des époques anciennes ont toujours été pieds et mains liés avec les techniques et les technologies de leur temps.
Sans la technologie du pinceau, sans celle de la fabrication de l’encre, sans la complicité artiste et artisanale du papier à calligraphier, par exemple, toute une vision du monde de la sorte relayée (je pense à la peinture chinoise) n’existerait pas.
Que serait l’architecture grecque sans l’invention du fil à plomb ?
Qu’en est-il de la peinture impressionniste sans l’invention de la photographie, ou encore de l’ingéniosité de la lutherie pour toutes les traditions musicales ?
Et le cinéma, lui-même, n’est-il pas l’art le plus technologique qui soit ?
Dans la musique concrète, tout l’intérêt pour moi aura été, dès le début, de pouvoir mélanger les sons enregistrés (les fabriquer, les jouer, les transformer, certes, mais essentiellement créer des mélanges, des mixages, donc des grands tableaux, des grandes fresques de sons, de grandes toiles acoustiques d’espace et de temps ; travailler le son du feu, la vague, une immense respiration, un micro-climat, les oiseaux, l’insecte dans la main, les hommes et les femmes, le corps et sa présence, le mot, un horizon, l’enfance, la ville, le bruit, les torrents, la glace, la douleur, un horizon, l’invention d’entités telluriques, d’avalanches de pluies et de glace ou, à l’inverse, ces plongées dans l’infiniment petit, le tout imbriqué dans l’immensité océanique, comme pour PLANKTOS. Et tout cela en s’approchant, de plus, de la possibilité d’un récit — une sorte de fable, pourquoi pas — et je l’espère beaucoup plus que cela.
Car je n’ai jamais voulu scénariser quoi que ce soit, ni me projeter dans une forme, ou très peu, mettant un point d’honneur à me laisser surprendre, emporter, déplacer par la matière même du sonore jusqu’à ce que je m’y perdre définitivement, comme dans un labyrinthe, une dérive dans tous les cas et ce, non sans espérer tout de même en ressortir transformé.
Mon récent recueil de compositions concrètes Atlas (97 phénomènes…) en est aussi un bon exemple.
La géopoétique, je l’ai découverte très jeune, puisque mon ami photographe Bruno Roche m’offrait en 1990 le magnifique recueil de poèmes Terre de diamant de Kenneth White. J’ai rapidement trouvé ensuite L’esprit nomade, puis Une apocalypse tranquille, toute sa poésie et ses autres essais, tout comme plus tard les fameux Cahiers de Géopoétique. L’ensemble, initié par un tel vortex, par une telle puissance, s’est rapidement associé avec la pensée chinoise (Lie-tseu, Lao-tseu et Tchouang-tseu), des écrivains et essayistes comme Gary Snyder, la philosophie de vie d’Henri David Thoreau, nombre de poètes et poétesses, de Antonio Porchia à Anize Koltz, de Blaise Cendrars, Henri Michaux à Kathleen Raine, de Guillevic à Michel Jourdan, de Seamus Heaney, William Butler Yeats à Jack Kerouac, de divers textes tantriques de l’Inde pré-bouddhique (je pense aux subtiles présentations de Daniel Odier ou de Éric Baret), aux Yogas sûtras de Patanjali jusqu'à l'extraordinaire pensée tibétaine de Chogyam Trungpa, le grand sourire de Jean-Yves Leloup ou de Annick de Souzenelle et, surtout, tout ce qui touche au bouddhisme zen, philosophie de vie autour de laquelle je tournais depuis un certain temps et autour de laquelle, cela va de soi, je tourne toujours comme un insecte qui chercherait une porte de sortie dans les recoins quand elle est tout simplement grande ouverte, face à lui.
Je cite ici avec plaisir et un peu de malice cette phrase à méditer tirée du Shôdôka (Chant de l'Éveil) du maître Ch'an Yôka Daishi :
« Demandez à une marionnette
si acquérir des mérites
pour trouver le Bouddha,
est efficace. »
De même, en ouvrant L'Évangile de Thomas, traduit et commenté par Jean-Yves Leloup :
« Arrêtez le mensonge
ce vous n'aimez pas, ne le faites pas ;
vous êtes nus devant le ciel. »
Et voici une phrase extrême (extrêmement simple) à méditer, de Devï, femme yogi, ermite dans l'Himalaya :
« Je te tends une tasse d'eau fraîche et tu bois.
L'eau te semble délicieuse si tu es là, insipide si tu es dans la pensée. »
Il est possible que mes compositions soient imprégnées d’un souffle particulier que je dois bien sûr à toutes ces rencontres séminales. Et je dois dire que transporté par une telle énergie, une telle intensité, j’ai rapidement essayé de mettre de côté dans la pratique artistique de la composition musicale (avec plus ou moins de réussite, bien sûr !) tout le bric-à-brac du petit théâtre mental, quand bien même, parfois, de-ci de-là, je ne me prive pas de telle ou telle mise en scène.
Cependant, la vie a son propre cheminement, qui est long, labyrinthique et avec ses nombreuses impasses. Si des compositions comme La grande vallée, Micro-climat, Portrait d’un glacier (Alpes-2173m) sont, à un certain niveau, les reflets d’une envie de partager certaines de mes expériences-forces dans notamment mon rapport à la nature, dans le même élan, à vrai dire et en même temps, poussé par la vie et ses complexités 1000 têtes, les croisements et autres bifurcations, pour ne pas parler de certaines expériences infernales, j’ai aussi travaillé, très volontairement, très tôt, et en toute conscience sonore, le versant sombre de mes énergies, celles qui sont humaines, tout simplement.
Je crois avoir canalisé et compris un peu d’animalité sombre, je crois avoir réussi à accueillir un peu de ma violence intérieure et des œuvres musicales en témoignent, comme par exemple Kitnabudja Town — (qui parle ouvertement de la cité humaine, de la saturation, d'une certaine folie contemporaine ou de toujours, en faisant d'ailleurs aussi référence au Monde d’Antonin Artaud de Kenneth White, à la manière d’une éventuelle porte de sortie) ; Knud un nom de serpent (le cercle des entrailles) — (qui aborde le chamanisme, le rituel, le cri dirigé vers l’extérieur alors qu’il devrait être, à vrai dire, un appel au grand dehors) ou encore pourquoi pas L’œil retourné — (sur le thème du miroir, du piège du miroir).
Il y aurait bien sûr d’autres exemples, comme pour Dans la montagne (Ki ken taï) — où le cri, cette fois-ci, devient, si la méditation est considérée comme un travail de chaque jour, un combat (une guerre), le véritable catalyseur de toutes les énergies mises au service et, il faut l’espérer, d’un regard vertical, d'une posture juste.
Derrière tout ça, il y a aussi de ma part cette attitude, plus ou moins (et contradictoirement) stratégique : ne s’accrocher à rien, pas plus à la géopoétique qu’à autre chose d’ailleurs, tenter tout un tas d’écritures, de styles, de m’éprouver, de multiplier les factures, de s’y perdre, de s’en déprendre et, en ayant confiance dans la fougue de la jeunesse intérieure, qui elle ne vieillit pas, de prétendre ainsi ne dépendre de rien. Vaste et prétentieux programme ! Pour résumer, essayer de rejoindre une vie, chaque jour, la plus poétique qui soit — je dis bien : essayer — ; considérer l’authenticité comme une valeur première, ne rien désirer avec toujours, en mémoire, cette phrase à méditer de Antonio Porchia : « Je vais perdant le désir de ce que je cherche, en cherchant ce que je désire. »
Une posture géopoétique, dans la vie, une idée de la verticalité au quotidien, la recherche d’un accord avec le monde, je suis d’accord. Chaque jour est un jour nouveau. En ce qui concerne la composition musicale, la matière seule me guide. Et les bifurcations tout comme les surprises sont grandes. Justesse et évidence doivent être là, sans s'y harnacher. Justesse, c'est-à-dire ne pas avoir d'idée derrière la tête, et aucun espoir. Évidence, c'est à dire œuvrer pour le plus possible de clarté, ce qui n'exclut pas la complexité. Dans tous les cas, je me positionne à la fois sur le chemin d'un programme et d'un non-programme. Il est clair qu'il n'existe pas de formule à suivre. Histoire de vigilance et, surtout, de disponibilité. Cette disponibilité que l'on se donne afin d'accueillir ce qui vient. »
Régis Poulet :
Deux points me semblent importants dans ce que tu viens de dire.
Tu soulèves d’abord une objection relative à l’outil, à laquelle tu réponds parfaitement : la technologie nécessaire à l’existence de la musique concrète entraînerait une grande distance avec le monde naturel. À mesure que l’on découvre l’usage d’outils par d’autres espèces animales que l’espèce humaine, on se rend compte que l’outil n’est pas nécessairement le signe d’une coupure avec le monde. On pourrait ajouter à ta liste d’exemples les instruments de la préhistoire, du Paléolithique plus précisément, qui ne sont pas différents, en nature, des instruments modernes, et il est assez difficile d’affirmer dans ce cas que les humains étaient coupés du monde comme on l’entend depuis l’apparition de la métaphysique. Néanmoins, leur pratique musicale — une des formes que prend la musicalité, l’autre étant la communication affective dans le groupe — aurait eu un rôle de codage des stimuli écologiques et une fonction dans la diminution de l’angoisse de séparation. Par-là, on peut comprendre que leur pratique artistique musicale pouvait avoir pour fonction une intégration dans le groupe, une intégration dans le monde. L’outil est donc un moyen qui peut servir à diverses fins, qui peut porter en lui divers rapports au monde.
La deuxième objection se rapporte à la possibilité que la musique concrète puisse être « compatible » avec la géopoétique. Il ne faudrait pas que les lecteurs se méprennent sur l’objet de la géopoétique. Cette théorie-pratique élaborée par Kenneth White a pour but de refonder un monde humain en accord avec le monde naturel, qu’on pourrait appeler le cosmos — à condition que, par réflexe, ce dernier terme ne réfère pas immédiatement à l’espace extraterrestre. La géopoétique s’appuie sur la connaissance intellectuelle (par les sciences) du monde que nous habitons, la Terre (elle-même dans un espace plus vaste), sur l’expérience sensible de ce monde (c’est l’existence), pour arriver à l’élaboration d’une vision du monde (une poétique) dont la pratique apporterait une plénitude existentielle en harmonie avec le cosmos.
La géopoétique ne cherche pas à nous ramener à une sorte d’état sauvage, primitif, idéalisé où le rapport avec la ‘nature’ serait évident. Ainsi, une des figures qui revient fréquemment dans l’œuvre de Kenneth White, et que j’ai moi-même explorée à ma façon, est celle du chamane. L’intérêt pour le chamane n’est pas historique mais analogique. Il n’est pas question de prôner un néo-chamanisme mais de s’inspirer de cette figure. Que fait le chamane, dans une culture traditionnelle ? Il réunit les savoirs naturalistes (sur le monde du dehors), les savoirs existentiels (sur le monde du dedans, l’un et l’autre étant en étroit rapport) et les moyens de les communiquer à sa communauté pour qu’ils vivent le mieux possible au monde.
Ce que Kenneth White a constaté à l’issue d’une longue culturanalyse nommée nomadisme intellectuel, c’est qu’à notre époque, ce qui fait notre rapport au monde naturel, au cosmos, ne repose plus sur rien. Les mythes, les religions, l’Histoire ont eu un rôle prépondérant dans l’aventure humaine, mais avec le développement inouï des connaissances scientifiques, ils restent soit en retrait, soit à côté quand ce n’est pas dans une opposition encore plus dangereuse. Aussi le rôle du géopoéticien, si l’on tient absolument à lui donner un nom, est-il de parvenir à créer et à transmettre une vision du monde non pas étroitement personnelle mais fondée dans une expérience existentielle et dans la connaissance que nous pouvons avoir de la réalité. La poétique universelle est fondée sur le rapport à la Terre, le géo-. En tant que vision du monde, la poétique peut s’exprimer par tous les moyens humains. La géopoétique est cette poétique qui laisse les structures dynamiques, les motifs et l’énergie du monde naturel la formuler au profit d’une humanité réconciliée avec ce dont elle est issue, ce dont elle tire sa subsistance et ce qui lui offre ses plus grands plaisirs : la Terre.
Je ne pense pas que la musique concrète soit fondamentalement en accord avec la géopoétique, non pas en raison de ses moyens techniques ou technologiques, mais en raison de la plasticité de l’art musical qui peut transmettre diverses visions et sensations du monde. Cependant, la musique concrète, à l’instar de certaines musiques non-occidentales, accorde une attention à toutes les dimensions des phénomènes sonores. Tu l’as toi-même expliqué, la musique concrète travaille la matière sonore comme un élément constitutif de nos existences et a la possibilité « d’enregistrer tous les sons du monde ».
De mon point de vue, une musique géopoétique (comme il existe une écriture, une architecture ou une peinture géopoétiques) ne peut se limiter, quel qu’en soit l’intérêt, à ce qu’on nomme écologie sonore (ou field recording en anglais). Avec cette dernière pratique, on est souvent dans l’illusion d’un rapport direct à l’environnement. Pour prendre une analogie avec l’écriture géopoétique, il ne suffit pas de faire la liste de tous les êtres d’un écosystème, de tous les éléments d’un paysage pour que le lecteur ressente cet espace. L’auteur doit (c’est une des présentations que Kenneth White en a fait) engranger le plus d’informations possible, de tous ordres, puis il lui faut organiser cet ensemble d’informations très diverses en une vision pour enfin, c’est la dernière et non la moindre des difficultés, exprimer cela de façon intelligible et sensible.
La musique a des propriétés émotionnelles intrinsèques et extrinsèques. Les propriétés intrinsèques correspondent au style, à la syntaxe, à la symbolisation et peuvent induire des réactions physiologiques. Les propriétés extrinsèques sont iconiques (dans une relation de similarité avec un stimulus écologique par exemple) ou indiciaires (dans une relation de causalité avec un phénomène, pour rester dans le domaine naturel). Même si la musique tonale a parfois repris, notamment en puisant dans le répertoire folklorique, des éléments figuratifs (voir les analyses de F.-B. Mâche sur le galop dans la musique romantique) en les stylisant parfois à l’extrême, c’est une dimension qui est naturellement présente dans la musique concrète faite de « tous les sons du monde ». Lorsque tu cites, pour définir ton approche musicale, Kenneth White : « Concret ou abstrait ? J’aime l’abstrait où subsiste un souvenir de substance, le concret qui s’affine aux frontières du vide », j’y entends ce rapport subtil entre d’une part la symbolisation, le style (sur lequel nous reviendrons peut-être) et d’autre part les éléments iconiques qui permettent à l’auditeur d’entendre des sons du monde, captés ou recréés.
La potentialité géopoétique de la musique concrète et acousmatique réside, pour moi, dans sa faculté extrinsèque à donner le monde à voir en l’entendant : cela est même renforcé par la dimension acousmatique — qui, pour rappel, consiste à rendre impossible l’identification de la source sonore, donc en soustrayant la causalité instrumentale, à inviter l’auditeur à percevoir le son pour lui-même, non pas en tant qu’abstraction pure, mais (dans une perspective géopoétique) en tant qu’élément indiciaire du monde. Quant aux qualités intrinsèques de la musique concrète, elles dépendent du compositeur, de son style, apte ou non à rendre la richesse, la complexité du monde, à symboliser au-delà de ce que peuvent percevoir les sens : une plénitude d’existence.
Il existe une sorte de formule géopoétique, que tu connais bien : « ni le moi, ni le mot, mais le monde » (K. White). Le contexte de cette devise est celui de l’écriture géopoétique, qui invite à privilégier l’expression du monde à l’expression égotique ou aux jeux formels. Ce type d’écriture demande autre chose que des qualités de littérateur ou de fine analyse psychologique, cela demande une vision du monde qui s’étende plus loin que la seule humanité, pour permettre à celle-ci de retrouver sa place dans ce plus grand monde. Pour la musique concrète géopoétique, cette devise pourrait être « ni le moi, ni le son, mais le monde ». Cela nécessite, de la part de l’artiste, un travail sur soi, un désencombrement dont toute œuvre complexe garde des traces plus ou moins visibles. Cela nécessite surtout une vision du monde et une capacité à l’exprimer.
De mon point de vue, je ne dirais pas, non, que toute musique concrète est géopoétique, ni même que toutes tes compositions le sont, mais que ta dernière en date, PLANKTOS, montre ce que peut être une musique géopoétique — un espace où l’on se laisse déborder et surprendre par la richesse et l’incommensurabilité du monde.
Les Cahiers de l’Océanite :
Si l’on se penche de façon concrète, sans jeu de mot, sur vos compositions, Lionel Marchetti, pouvez-vous nous dire comment vous avez composé à partir du texte ?
Lionel Marchetti :
L’expression à partir du texte est tout à fait étonnante. Elle apporte une précision sur ce qu’il en est de me positionner, dans ma pratique (tout du moins en ce qui concerne une partie de ma façon de faire), dans un rapport d’ombrage. À partir de… ce serait donc quitter le texte. Il y a là quelque chose de vrai. Une trace reste, dans tous les cas. En creux. Aucun mot, cependant, dans ma version musicale de Planktos, mais, qui sait, de nombreuses présences diaphanes, une complexité cachée, un sous texte dans le corps de la musique elle-même, cherchant bientôt à se révéler.
Planktos, en tant qu’ouvrage (tout d’abord offert par Régis sous forme de tirage papier, avant sa publication, et avant d’exister désormais comme musique puisque le titre est resté le même) n’avait pourtant pas forcément vocation à sécréter du sonore.Je considère que composer — au sens fort de l'acte — est un appel. Lorsque quelque chose advient, sans aucune autre justification que le fait d’avoir été convié. Par qui ? Par quoi ? Dans la pratique, passés les préliminaires, passées telles ou telles nécessités de mise en œuvre technique, un souffle parfois se manifeste. Il ne faut pas dans ce cas hésiter à le chevaucher. Avec lui s’enfuir. Prendre ce risque. Partir. Oublier dès lors toute idée et surtout, un quelconque projet. L'idée même de projet, en art, me paraît absolument hors de propos. Bien sûr je ne parle que pour moi. Aucune projection, aucune volonté trop volontaire, donc. Seulement cette incandescence rayonnante qui se bâtit sur un feu interne qui l’instant précédent n’existait pas. J’ai toujours en moi cette phrase séminale d’Antonio Porchia que je cite à nouveau avec plaisir : « Je vais perdant le désir de ce que je cherche en cherchant ce que je désire » et qui, à vrai dire, résonne particulièrement avec cette autre phrase (tirée d'un texte du monisme védantique écrit quelques siècles avant notre ère, l'Ashtâvakra Samhitâ, traduit du sanskrit par Alain Porte) : « Accompli, rien ne saurait l'être. Quand on comprend cela profondément, pour accomplir ce qui à soi se présente, l'être est dans la tranquillité. »
Le monde qui se déploie dans le poème Planktos, le réel qui est évoqué en tant qu’expérience corporelle, mais aussi comme expérience de pensée, m’a tout de suite parlé. Au sens où ce qui fonde véritablement ma pratique concrète de la musique sont ces possibilités de se fondre, au moment de la fabrication, à l’instant du jeu, de l’écoute, dans la matière même du sonore. Un espace très grand s'ouvre et ouvre l'esprit. Cela peut sembler un lieu commun. Et j’insiste ici sur le fait que le compositeur de musique concrète est un artiste instrumentiste qui invente sans cesse ses propres sons. Il compose avec des sons, des complexes de sons qu’il a lui-même inventés. Avec son corps, sa respiration, avec ses mains. Corps sonores enregistrés, manipulations électroniques diverses, synthétiseurs, tournages sonores… Lorsque cette matière se ramifie, se décompose, se fait, se défait, elle devient un ferment d’images jouant à la fois avec la réalité crue, une verticalité, de la présence, cette totale intuition (il y a là un paradoxe proche de l’écriture poétique) et, tout autant, je ne le néglige pas, l’accroissement d’un imaginaire foisonnant. Un foisonnement — mais un foisonnement dans la précision. Et cette précision est aussi sensualité. Une piste apparaît. Ici encore, quelques traces, bien sûr, mais surtout cette foulée dynamique à l’avant d’un monde qui, en même temps qu’il s’érige, semble apparaître depuis un extérieur intérieur à la composition elle-même. Quelque chose de naturel, tout simplement. Une forme naturelle, pour une musique naturelle.
Planktos, en tant que poème, apporte un récit qui est aussi celui d’une bascule complète des échelles, une pérégrination au sein de ces mêmes échelles — « toutes les eaux terrestres / douces salées saumâtres / sont parcourues de vie / à une échelle / qui nous échappe » (p. 62) — où s’emmêlent, superbement, tant les explorations physiques des océans, des mers, en passant par leur exploitation par les humains — « un salut à Melville / mais plongeons / plus loin encore / et noyons la métaphysique / dans les masses mouvantes et panocéaniques » (p. 49) — que cette sensation qui serait de devenir moi-même un être minuscule, autre, au sein d’un milieu immense, œil seul, oreille flottante se laissant porter par les courants, aux hasards de la croisée de je ne sais quelles forces, énergies, températures et couleurs — « le chaos / érotique du monde » (p. 83). Une idée de la dérive au travers de régions neuves, une compréhension de la complexité naturelle dont nous faisons partie, quand bien même on découvre, avec Planktos, que cet océan est aussi celui du savoir et que ce même savoir est aussi un autre type de sécrétion de vie.
Un poème, un mot peut donc être déclencheur. C’est en effet un travail — stratégique, mais sans stratégie — que j’ai également fait, petit à petit, avec Planktos, poème en main, dans les cafés, souvent très tôt, à l'aube, établissant par exemple une liste de vers, de phrases, le tout copié manuscrit sur mes carnets avec des passages superbes comme :
« sur toutes les côtes du monde
et depuis bien longtemps
les hommes
ont vu ces grands êtres marins
lorsqu´ils passaient
très près
ou lorsqu´ils
s´échouaient
comme un don de la mer » (p. 50)
« le plancton est errance
et dérive
impossible
de connaître
sa vitesse et sa position
au même instant
sa masse intégrale et son nombre
si son effet total
est observable
la trajectoire de chaque organisme
est impossible
à calculer » (pp. 63, 64)
ou encore :
« une méduse au vol
alenti et pélage
luit parfois
dans la nuit
" tu es cela aussi "
il nous faut un langage
pour trouver notre sol
et formuler la vie » (p. 81)
Pour revenir à la question posée, je tiens donc encore à préciser que je compose la plupart du temps sans vraiment chercher. Disons plutôt que pour moi la composition véritable — composer, au sens fort de l’acte — n’existe que quand quelque chose se manifeste et vient à moi sans que je m’en rende compte. Et sans que j’aie d’ailleurs de comptes à rendre, si ce n’est, bientôt, et uniquement, désormais, à l’exigence de l’ouvrage musical qui se met de lui-même, petit à petit, en place.
Composer n’a de sens, pour moi, que dans l’évidence d’un tel cheminement. Il y a les sons et, rapidement, lorsque j'aborde à proprement parler l'ouvrage, se manifestent à leur tour les rapports qui naissent entre les sons — jusqu'à ce qu'il se crée de nouvelles valeurs et autant de nouveaux rapports. De là, l’entrée dans une autre région des matières et de leurs multiples agencements commence.
De seuil en seuil.
De juste place en juste place.
Aborder de nouveaux territoires.
Un horizon se découvre et découvre un horizon autre, encore et encore.
Je cite ici, avec plaisir, pour finir, le poète Michel Jourdan :
« Il n'y a qu'un seul chemin à parcourir mais il emprunte mille chemins. »
Régis Poulet :
J’aimerais parler du style musical de Lionel, notamment à partir de Planktos, tout en précisant d’emblée que je ne suis qu’un amateur de musique concrète — au double sens du mot « amateur ».À la première audition, l’on ne peut qu’être frappé par le dynamisme de cette musique, par les fulgurances même de sons qui s’étendent sur une grande palette : son purs, son sales, sons organiques et inorganiques, sons secs ou tendres, sons spatialisés ou unidimensionnels, sons rythmés ou étales… Dans PLANKTOS, le silence et le vide sont essentiels, et Lionel Marchetti leur accorde la même importance qu’aux sons, si ce n’est plus… Pour ceux qui ne seraient pas familiers de la pratique musicale concrète, les sons purement inventés rejoignent les sons captés et, surprise relative, les premiers sont souvent plus évocateurs du réel. Les coq-à-l’âne sonores créent une sorte de « chaosmos » (pour reprendre le mot de K. White) parcouru d’énergies. Le travail en nappes sonores permet à la fois, avec l’itération, une mise en espace et une narration qui nous fait discerner sans difficulté le premier plan de l’arrière-plan. Dans « Balane sur le dos de la baleine », Lionel nous décentre et réussit à créer une focalisation sur la baleine dans le droit fil du texte poétique. Ce même morceau abolit les repères spatiaux et temporels et nous fait plonger dans des profondeurs qu’on aurait tort de limiter à celles de l’océan.
Cette capacité à donner corps à l’étrange (« Un vol de soleils en symbiose »), à animer des êtres individués (« Flèche de Zénon ») ou collectifs (« Nuées de diatomées ») mus par des forces chaotiques n’est pas la moindre qualité de cette œuvre. A l’instar du poème, la musique composée par Lionel nous donne non seulement la sensation des quatre dimensions (la quatrième étant le temps) mais laisse deviner une dimension supplémentaire : l’espace de la pensée.
Sans jamais nous lasser ni cesser d’être surpris, nous écoutons avec étonnement les combinaisons des trajectoires aléatoires des êtres planctoniques, leurs mouvements sans fin, leurs répétitions différées et différentes. Dans « Nuées de diatomées », notamment, la narration s’arrête soudain, il n’y a que la présence des êtres de silice — et, de temps en temps, une montée vers un Oméga indéfini et atopique.
La cinquième et dernière partie, qui peut être vue comme une sorte de récapitulation, donne à entendre sous des guises nouvelles tout l’art de Lionel Marchetti. Nous baignons dans des sons qui évoquent un réel puissant et évanescent à la fois, qui donne corps à un océan plus vide que plein où les événements sont un bourgeonnement de l’espace pélagique et où l’existence est une belle incongruité, une absurdité qui s’ordonne selon son chaos dansant…
Pour revenir à ce que je disais plus haut, la richesse du style musical de Lionel a réussi à rendre la complexité et la diversité phénoménales du monde marin, précisément là où celles-ci échappent à nos yeux — ce qui en fait tout autant, sinon davantage, une expérience de pensée. Je me permets de renvoyer le lecteur à l’argument que j’ai rédigé pour accompagner la parution de l’œuvre de Lionel. Oui, je maintiens que l’œuvre de musique concrète PLANKTOS nous fait entendre ce que la musique géopoétique peut être.
À propos de Planktos
« En écrivant Planktos (Isolato, 2018), je voulais explorer l’Océan mondial à toutes les échelles, du plancton aux baleines, et mesurer son importance pour la pensée, comme un espace blanc. La plupart du temps, l’Océan est pour nous une étendue, mais sa profondeur et sa vie aquatique nous échappent. Les êtres qui y vivent évoluent dans une immensité qui les rend rares, et la plus grande quantité en est invisible à l’œil nu : il s’agit de ces êtres planctoniques nommés d’après l’errance qui les caractérise — un mode de vie, si l’on veut bien y songer, qui nous définit tous. En approchant, notamment grâce aux travaux des scientifiques, ces multiples espèces, j’ai travaillé cette matière physique et lexicale afin d’en rendre la multiplicité, l’étrangeté et la beauté. J’ai essayé de trouver la poétique de cet espace et de ces êtres — autrement dit : leur géopoétique.
Le rôle des titres dans la musique concrète et acousmatique me paraît capital pour donner un horizon d’écoute. De la lecture du recueil à l’écoute des compositions, ma collaboration avec Lionel Marchetti a consisté à transposer musicalement le poème dans une sorte de triangulation avec le monde — je dirais une musique géopoétique qui, pour paraphraser Kenneth White, n’exprimerait « ni le moi, ni le [son], mais le monde ». En n’utilisant les sons (quelle qu’en soit l’origine) que pour leur seule valeur musicale et plastique, la musique acousmatique courrait le risque de se recoquiller en abandonnant le monde. Cette longue œuvre musicale qu’est Planktos dépasse l’imaginaire du musicien et ne propose pas un jeu sonore formel mais donne à entendre un monde dont la réalité nous échappe pour une large part. Grâce à l’étonnante capacité (si bien analysée par François Bayle) qu’ont les sons de faire image, Lionel Marchetti donne à voir, autrement qu’avec des mots, cet Océan et les êtres qui y évoluent. Les mots ne sont pourtant pas absents : les titres que j’ai choisis sont pour la plupart issus du poème, et ils en forment presque une réécriture, comme si j’avais relu mon propre texte au prisme de la musique.
Dans le cas de la musique, on est quasiment face à un koan : quel est le son du plancton ? C’est le genre de question que seule la musique concrète peut se poser et dépasser. La puissance évocatoire de la musique de Lionel Marchetti ne laisse pas de surprendre. Usant des techniques propres à son art, il a créé des sons qui deviennent à la fois le temps, l’espace et le mouvement selon les nécessités de la composition. En effet, les temps et espaces du poème, expression de la réalité océanique, parcourent toutes les échelles, de l’infiniment grand : « un puits d’un milliard d’ans », « l’océan planétaire », à l’infiniment petit :
« la longueur de Plancton Lπ
est le diamètre
à partir duquel
un protiste
peut manger
la lumière »
« le temps de Plancton Tπ
est le temps
qu’il faudrait à
un photon dans le vide
pour parcourir
une distance égale
à la longueur de Plancton »
La diversité des matières sonores est à la mesure de celles de l’Océan : comment exprimer les présences furtives, secrètes ou lumineuses, la présence massive ou incongrue de ces êtres dont on peut ignorer jusqu’à l’existence ? Comment rendre musicalement les nuées de diatomées ?
« les diatomées sont de silice
et souvent sous
la lune pâle
des mers arctiques
un rayon glisse
et fait briller
leur bel opale »
Dans quelles ressources instinctives du cerveau de l’auditeur puiser pour faire sentir presque physiquement l’étendue, la profondeur et les degrés d’obscurité des mers ? De quelle manière rendre notre proximité biologique avec les mammifères marins, l’étrangeté des invertébrés les plus étonnants ? Comment faire, surtout, pour que cette œuvre ne soit pas qu’une exploration musicale même inouïe de l’univers océanique, de son espace et de ses êtres, mais l’invitation à une aventure mentale qui interroge l’origine de la vie, l’histoire et la diversité du vivant, l’espace terrestre où nous vivons et notre rapport à tout cela ? Comment ouvrir l’oreille, « violemment ou discrètement selon les occasions, au chaos et au vide » — pour citer Kenneth White à propos de l’écriture géopoétique (Postface à Planktos) — afin d’entrevoir un champ nouveau des possibles ?
Les réponses à cela se trouvent dans ces cinq mouvements, gestes d’un musicien qui prolongent ceux d’un poète. Indépendants mais liés de façon étroite et complexe par cette triangulation toujours latente avec le poème et le monde, ces mouvements interrogent tous notre rapport au Un-Tout (Hen panta) et l’éthique impliquée par le « Tu es cela » (Tat twam asi) qui forment le titre du dernier d’entre eux. »
Régis POULET