Éloge de l'absence – présence
(texte lu par Régis Poulet le 19 mai 2022 en la librairie Auguste-Blaizot, Paris 8e)
Quand, par un concours de circonstances, j'ai su à regret que je ne pourrais pas être personnellement présent, de même que Marie-Claude, ma compagne artiste, à cette rencontre pour le lancement d'une édition rare d'un de mes livres, ma première idée était simplement de présenter mes plates excuses.
Je me suis vite repris, ç'aurait été rester dans la convention. Pour être à la hauteur, il fallait proposer quelque chose de plus rare : une espèce de déclaration de foi, l'esquisse d'une stratégie d’absences et de présences, cartes sur table, sous forme d'éloge.
Mon premier livre, publié ici à Paris, au Mercure de France, s'intitulait En toute candeur. Ce n'était pas une confession d'innocence, de naïveté, loin de là. J'ai su très tôt ce dont je voulais faire partie, autant que ce dont je ne voulais pas faire partie, et j'ai acquis une certaine adresse en la matière. Ma vie a d'ailleurs été une suite de présences et absences, en passant par quelques catastrophes. Candidus en latin signifiant « blanc », ce titre indiquait un espace en dehors des codes et des catégories qui empêchent tout rapport profond à l'univers, toute parole originelle, espace auquel je me portais candidat.
J'ai passé de longues années à chercher à travers les langues et les cultures du monde des moments où quelque chose de cet ordre a pu avoir lieu, finissant par me rendre compte qu'au cours de l'Histoire de tels espaces existent bel et bien, mais d'une manière très particulière, tout à fait en dehors de la production culturelle contemporaine. Ils n'entrent même pas, sauf latéralement, et de façon réductrice, dans l'histoire de la littérature et de la pensée, tout en continuant à exercer une influence souterraine, voire, si je puis dire, clandestine.
Or, un de ces moments a eu lieu en France, il y a quatorze siècles, sous le règne de Charles le Chauve.
Il est rare que, tout en créant des académies et des panthéons, des administrateurs, et encore moins des souverains, se posent des questions radicales sur le plan intellectuel et culturel. Mais avec Charles le Chauve, au IXème siècle, c'était le cas.
Nous sommes entre ce que les historiens ont appelé le Moyen Âge (rigoureusement théocratique) et la Renaissance (lourdement humaniste). Débarrassons-nous d'abord de ces compartimentages-là. L'espace intellectuel et artistique ne se situe pas dans un cadre, mais circule comme un flux. Parlons plutôt de cette époque comme de celle qui marque une rencontre entre la théologie et les arts libéraux (artes liberales) où s'élabore la recherche d'une nouvelle langue.
Il y avait des lettrés latinistes plus ou moins compétents dans le pays de Francia, dont les capacités allaient d'une latinité d'or à une latinité de plomb en passant par une latinité d'argent. Le souverain, bien informé, était persuadé qu'il fallait aller vers le grec. Or, de grécistes en France, il n'y en avait guère. Mais certains étrangers, poussés par les invasions Vikings ou animés par ce qu'ils appelaient la peregrinatio (le voyage comme épreuve physique et exercice mental), avaient commencé à accoster sur les rivages français. Et ces Scoti, non seulement connaissaient bien le grec, mais dans certains de leurs écrits, les Hisperica Famina (les « Dits de l'Ouest ») prenaient plaisir à mêler allègrement le latin, le grec, l'hébreu, à leur langue celte native, le gaélique.
Dans leurs manuscrits enluminés, dont ils raffolaient, on peut même repérer les traces d'une influence syrienne. Les Colonnes d'Hercule, ou pour mieux dire les Portes de l'Atlantique, avaient au cours des siècles vu passer toutes sortes de drôles d'oiseaux.
Bientôt, on accueillait ces Scoti dans les Hospitalia Scotorum ou dans les Scolae royales, notamment à Laon, et ils enseignaient dans des monastères tel que ceux de Saint-Denis, Saint-Gall, et Saint-Vaast.
Parmi eux, Jean Scot Érigène.
À ceux qui lui demandaient ce qui l'intéressait, Jean Scot répondait : « Rien ».
Comme disait de lui Anastasius le Bibliothécaire dans une lettre à Charles le Chauve : difficile de saisir la façon de faire et de dire de ce « barbare habitant les confins du monde ».
Ce barbare avait pourtant écrit quantité de textes autour de son “rien”.
J'évoquerai ici seulement trois d'entre eux : ses Annotationes in Martinianum, sa traduction avec commentaires des œuvres complètes du Pseudo-Denys, et son livre sur la nature, Periphyseon. À savoir, une encyclopédie extravagante, une exégèse, et un essai, avec quelques poèmes ailés éparpillés ici et là.
L'encyclopédie était de Martinianus Capella (Vème siècle). Originaire de Carthage, Capella occupait peut-être un poste dans la magistrature romaine. S'ennuyant prodigieusement dans les procès et les procédures, son esprit était avide de recherches intellectuelles. Sans doute christianisé, il était fortement attiré par le ce qu'on a pu appeler “le retour païen” particulièrement sous sa forme néoplatonicienne, connue à l'époque sous le nom de etrusca disciplina.
Ce que j'ai appelé encyclopédie, Capella l'appelait satura. C'est le mot qui a donné “satire” mais qui à l'origine signifiait “plat mixte”. Le titre de cet ouvrage : De Nuptiis Philologiae et Mercurii .
Mercure, porteur rapide de messages, veut se marier. Il pense à prendre pour épouse Sophia ou Psyche, qui sont comme lui de rang divin, mais choisit finalement Philologia dont la préoccupation est le sens profond des mots.
La première partie du livre est consacrée au mariage, où Capella s'amuse. Mais assez vite (nunc mythos terminatur), il se tourne vers les sept arts libéraux, à savoir : la littérature, la dialectique, la rhétorique, qui constituent le trivium, suivi du quadrivium (dit aussi “les arts grecs”) : la géométrie (géographie comprise), l'arithmétique, l'astronomie, l'harmonie. En somme, une éducation complète.
Jean Scot s'en délectait.
Non seulement parce qu'il y retrouvait pêle-mêle des esprits qui lui étaient très proches à travers l'espace et le temps : Platon, Aristote, Cassiodore et Pythagore, Grégoire de Tours et Isidore de Séville, mais parce que, entre les lignes, parfois au-dessus des lignes, il percevait les grandes directions et les forces en évolution d’une pensée qui allait de la théologie à un “rien indicible” en passant par la théologie négative.
Pour ce qui est du Pseudo-Denys, avant d'entrer dans le vif du sujet, pourquoi “Pseudo” ? C'est que pendant longtemps on a confondu ce Dionysius avec le Dionysius Areopagiticus, converti au christianisme par Saint Paul lorsqu'il prononça son sermon à l'Areopagus d'Athènes. C'est avec Érasme que l'on comprit qu'il s'agissait d'un auteur du VIème siècle, plus obscur et qui, peut-être, avait préféré rester obscur. Dans le texte est évoquée, comme un éclair, “l'obscurité éblouissante du silence secret”. Si dans la religion orthodoxe (augustinienne, par exemple), l'opposition entre la lumière de Dieu et l'obscurité du monde due au péché originel était axiomatique, dans le Dionysiaque, il est question d'un champ autrement plus difficile : celle d'un univers de l'intelligence fait d'ordre (ratio), d'activité (energeia), de connaissance (episteme) et d'une obscurité (skotos) qui n'est pas la triviale absence de lumière, mais l'abondance d'une lumière encore plus lumineuse.
C'est dans son essai Periphyseon que Scot déploie toutes les ressources de son esprit (memoria, cognitio, intellectus) et avance encore plus dans ce territoire archi-paradoxal, à l'extrême limite de tout, parmi « les choses qui sont et les choses qui ne sont pas ». Il précise dès le départ que dans les trois premiers livres de son ouvrage la mer est encore calme, mais qu'à partir du quatrième on naviguera dans abditis divini oceani fretibus (à travers les gouffres profonds de l'océan divin). En effet, ce n'est qu'après avoir pris la peine de définir ses termes (philologie), en parcourant les diverses notions de “Dieu” et des “causes premières”, de faire des distinctions entre terra (surface) et tellus (intérieur) qu'Érigène prend le large et s'aventure dans ce qu'Origène appelait tam vastum mysteriosum pelagus.
Pour terminer en parlant un peu de mon propre champ de travail, il peut être considéré, à sa manière, comme une continuation de cette lignée.
J'ai évoqué à travers tous mes écrits, et de plusieurs manières, les divers aspects de cette trajectoire, depuis le moine Pelagius qui niait le péché originel d’Augustin en déclarant que la nature humaine était une bonne base qu'il fallait seulement travailler (définition première de la culture), jusqu'à la phénoménologie de Duns Scot en passant par la pensée périphyseonique d'Érigène. Mais c'est ici que j'en fais le premier condensé logique.
Merci de m'avoir écouté dans mon absence par la voix d'un compagnon de route, merci aux Éditions Leal Torres et à toutes celles et ceux qui ont collaboré à la création de cette édition rare des Cygnes sauvages, merci à toutes les personnes présentes ce soir dans cette salle, et merci à la librairie Auguste Blaizot pour son accueil.
Kenneth White
avril 2022
Présentation des Cygnes sauvages
par Régis Poulet
président de l'Institut international de géopoétique
(même date, même lieu que supra)
Pour saluer l’événement que constitue la parution de l’édition rare des Cygnes sauvages de Kenneth White aux éditions Leal Torres, j’aimerais commencer par citer un de ses amis et pairs en poésie, Gary Snyder, qui écrit à propos de lui :
« Quel autre poète nous donne une telle clarté, une telle ouverture, une telle pureté de l’esprit, un extrême-nord de l’âme, un chemin sans chemin ? »
Bien que les mots de « pureté » et d’« âme » puissent résonner différemment en français et que Kenneth White ne les reprenne guère, les propos de Gary Snyder condensent parfaitement ce qu’il y a à dire sur l’œuvre de l’auteur des Cygnes sauvages.
Aussi voudrais-je ce soir vous donner quelques éléments d’appréciation de l’œuvre en une sorte de lecture à sauts et à gambades, en commençant par la situer dans un espace qui est autant mental que géographique.
L’espace des Cygnes sauvages est donc le Japon, dont le seul nom convoque tout un flot d’images qui le rattache à l’Asie dans son ensemble, à l’Orient de façon plus large et, bien entendu, à la singularité culturelle du pays.
Ce qu’il nous faut toucher pour tenter de saisir ce que Kenneth White a visé dans ce livre, c’est le vaste mouvement culturel occidental qui s’est étendu, disons, de la fin du XVIIIe siècle jusqu’à la fin du XXe autour de la découverte des pensers d’Asie et de leur appréhension par les esprits occidentaux. Pour l’avoir montré à d’autres reprises, je n’insisterai pas ici sur la façon dont les recherches, les réflexions et une partie non négligeable de l’œuvre de Kenneth White ont tout à la fois condensé le meilleur du cheminement collectif et mené à leur terme les représentations occidentales de l’Orient.
Tout juste ferai-je les remarques suivantes…
Les recueils poétiques de White, Mahamudra, le grand geste (1979), Scènes d’un monde flottant (1983), Terre de diamant (1983) ; ses récits, Le Visage du vent d’Est (1980) et Les cygnes sauvages (1990) ; ses essais, Hokusaï ou l’horizon sensible (1990), ont gardé de l’Asie une trace évidente. Mais il n’est pas une œuvre, fût-elle en apparence sans rapport avec l’Asie, qui n’y fasse référence pour élargir l’horizon. De son usage du monde asiatique, Kenneth White a retenu des lignes-forces qui peuvent se résumer à l’esthétique instantanéiste du haïku, chargé d’assurer une venue-au-monde-dans-l’ouvert, et d’autre part une vision de l’univers et de la conscience universelle comme « réseau de cristaux dans lequel chaque cristal reflète tous les autres » (FD 53) — comme il l’explique dans La Figure du dehors (1982).
Pour dépasser l’aporie sur laquelle ont buté des siècles de réflexion, White, en nomade intellectuel, vise « une pensée rapide, presque insaisissable, liée à la Terre » (MM 53-4). Cette volonté d’ancrage radical lui a notamment fait préférer les bouddhismes chinois ou japonais au bouddhisme indien. « Pour ouvrir un nouveau terrain, je me suis dit de mon côté, il y a longtemps, qu’il fallait déshindouiser le vedanta, désiniser le tao, déjaponiser le zen » (EB 86), confie-t-il dans L’Ermitage des brumes (2005).
Son rapport aux religions n’est ni sectaire, ni, en bon nietzschéen, naïf. « Il ne s’agit pas d’imiter, ni de suivre » ceux qui « marchent sur la voie du vide », précise-t-il à l’égard de tous ceux qui se cherchent un maître, un gourou, un swami, « mais d’aller, le plus simplement, le plus ‘originalement’ possible, son chemin. » (FD 64) Le nomade intellectuel choisit ce qui lui convient dans les traditions auxquelles il se réfère : « J’aime à garder ensemble bouddhisme et taoïsme, écrit-il, la logique bouddhique empêchant le taoïsme de céder à la magie, et le taoïsme empêchant le bouddhisme de devenir trop orthodoxe » (FD 167). C’est une sorte de gai savoir qui l’a, reconnaît-il, « aidé à faire un nettoyage mental, à [se] débarrasser l’esprit de toutes sortes de lourdeurs — religieuses, métaphysiques, morales. » (Le Lieu et la Parole 83)
Cette défiance envers toute orthodoxie sédentaire lui fait dire, alors qu’il pérégrine à travers le Hokkaïdo, qu’après tout, Bashô, « c’était une voie poétique (profondément ancrée dans le réel) qu’il suivait et propageait […] plutôt que la pure voie du Bouddha. » (CS 79) Et s’il fait sienne la conception du voyage zen qui consiste à « ‘porter dans son cœur le mouvement du ciel’ […] tout en jouissant du monde, en étant capable de le considérer comme intéressant, beau et radieux » (CS 57), c’est parce qu’il se méfie du zen lui-même : « j’aimerais en quelque sorte sortir le zen du bouddhisme et le relier à un sol plus primitif… » (FD 206), et il pense au shinto. S’il est désormais question de retrouver une unité, ce n’est plus celle de l’être mais celle du vide.
« Le vide, bien sûr, n’est pas le néant. Le néant provient d’une crise d’identité de l’être. Le vide surgit quand on pense l’être jusqu’au bout, et qu’à la place de l’identité on trouve un flux d’énergie. […] C’est quand les ‘coupures’ que nous pratiquons dans le monde n’ont plus cours, quand le monde retrouve son unité (‘sauvage’, ou ‘chaotique’) que nous pouvons en savourer une perception pleine et vive. » (Une Apocalypse Tranquille, 221)
Une pensée liée à la Terre, un nouveau terrain, une perception pleine et vive du monde — on sent poindre la géopoétique, dont Le plateau de l’Albatros exposera l’introduction en 1994.
Comme je l’ai rapidement esquissé, la source des Cygnes sauvages est très précoce dans l’œuvre de Kenneth White et remonte à l’enfance et à l’adolescence pour ce qui en est des sensations. Mais factuellement, ce voyage au Japon a eu lieu en 1983, dans les dispositions suivantes :
« Depuis quelque temps, l’idée mûrissait dans mon esprit d’une virée au Japon, qui serait un pèlerinage géopoétique de plus : un hommage aux choses du Japon (choses précieuses et précaires) et un voyage-haïku dans le sillage de Bashô, un récit rêveur de routes et d’îles, un plongeon elliptique dans le Vide – bref, un petit livre nippon extravagant, plein d’images et de pensées zigzagantes, écrit dans le « style blanc volant », comme disent les peintres. » (CS 15)
Alors que dans Le visage du vent d’Est, de Hong Kong et Macao à Taïwan puis à la Thaïlande, White chemine dans les arcanes des philosophies asiatiques et conclut à la joyeuse vacuité du moi, dans Les cygnes sauvages, cette question n’est même plus d’actualité. Ce n’est sûrement pas lui-même que White cherche au Japon mais des signes qui ouvrent sur le monde naturel. Il replace ainsi son projet : « Quand [Roland Barthes] se tourne vers l’Orient, c’est pour écrire L’Empire des signes. Le titre est éloquent. Mon livre, Les cygnes sauvages est, entre autres, le refus de cet ‘impérialisme’, de ce monde clos, où les signes renvoient aux signes dans un système de miroirs. » (EB 71)
Raison pour laquelle Tokyo ne lui plaît guère (« Tokyo n’est pas une cité, c’est une calamité ») et qu’il n’y voit que « façades criardes » derrière lesquelles il suppose bien « l’autre Japon » sans cependant le découvrir. Seule la section aïnou du Musée national l’enchante : rien de moins urbain que leur « relation intime avec les saumons, les ours, les baleines, les oies et les cygnes » ou « avec l’os et la pierre » (CS 22). Ce sera la boussole de son voyage-haïku.
Et faire un voyage-haïku, c’est voyager mentalement, non seulement ‘dans le sillage de Bashô’ mais en adoptant un style particulier, celui du poète japonais de la fin du XVIIe siècle prenant le chemin du Nord, cette direction au statut particulier dans la culture japonaise, au statut de limes :
« L’idée du voyage zen, ou, disons, du voyage méditatif (tabi : voyager sans but et sans raison), était de ‘se laisser aller avec les feuilles et le vent’, de dériver, sans attaches (hoge). Cela impliquait de vivre dans le fuga (fu : le vent ; ga : le beau), c’est-à-dire avec le sens de la beauté éphémère. Cela impliquait de ‘porter dans son cœur le mouvement du ciel’ (yu, ou asobi), tout en jouissant du monde, en étant capable de le considérer comme intéressant, beau et radieux. » (CS 57)
Ce voyage-haïku mène donc White vers le Hokkaïdo, poursuivant l’itinéraire de Bashô qui, malade, dut faire demi-tour à Kisagata. Je laisserai celles et ceux qui n’ont pas encore eu la joie de lire ces pages découvrir ce qui s’y joue. J’aimerais pour finir faire le lien (qui n’est jamais très loin chez White) entre une certaine latinité évoquée par lui dans le texte que je vous ai lu tout à l’heure et le Japon de Bashô, autour de la notion de limite.
On ne peut s’empêcher de reconnaître dans le portrait historique du Hokkaïdo de Bashô proposé dans Les cygnes sauvages la situation de la mer Noire d’Ovide. Ces contrées furent l’une et l’autre, pour leur époque, « Au bord de la carte » et considérées comme des pays barbares. Or, le pays barbare est celui qui fait entendre une langue incompréhensible, si l’on s’en tient à l’étymologie grecque. Des lieux privilégiés pour un nouveau rapport au monde. De fait, le parallèle entre Bashô et Ovide mérite d’être signalé dans l’œuvre de Kenneth White, en ce que les deux poètes ouvrent, dans la seconde partie de leur vie, une voie différente. Certes, Bashô a choisi de quitter Edo pour pratiquer différemment la voie du haïku alors qu’Ovide a connu le douloureux exil imposé par son ancien ami Auguste. Mais l’un et l’autre, selon White, ont emprunté la voie du ‘vide’ – « O-vide, celui qui voit dans le tout, celui qui voit dans le vide… » écrit-il dans Le plateau de l’Albatros – et l’un et l’autre, surtout, ont fait figure d’alter ego de Kenneth White. Ce qu’il dit d’Ovide dans Le plateau de l’albatros est déjà vrai de Bashô dans Les cygnes sauvages :
« Et je pense à une idée de Nietzsche selon laquelle, si l’on veut être un ‘œil universel’, il faut savoir utiliser ses prédécesseurs comme des fonctions, comme s’il s’agissait, à travers les personnes, au-delà des personnes, d’établir une équation complexe. Ce qui rejoint une idée du taoïsme selon laquelle, pour atteindre le tao, il faut utiliser ses prédécesseurs comme des métaphores. C’est ce que je pense avoir fait avec Ovide. » (PA 127)
Cet Ovide qui « décide de se mettre, farouchement, à l’écoute de l’univers » est un esprit attentif aux signes sauvages et qui a laissé l’Empire — comme Bashô a laissé Edo. Et Kenneth White ne pense-t-il pas encore au poète romain lorsqu’il qu’au Nord du Japon il songe au vide ? Et lorsqu’il s’étonne de la présence récurrente de l’obsidienne sur ces lointains rivages : « ce n’est que maintenant que je comprends que mon chemin va être jalonné par cette roche noire, noire comme le noir » (CS 137 136) ? Parce que voyager hors de soi-même en un pays lointain n’est pas que joie et allégresse, le pérégrin envisage parfois de s’« enterrer pour de bon dans une congère. Cela peut paraître parfois, quand on y pense, un bon moyen de sortir de tout le bruit et de toute la chierie, mais une fois sur place, le corps se rebelle, veut garder les pieds sur cette sale et saoule vieille terre rouge » (CS 135-6) ; « dans la froide solitude de la nuit du Pacifique Nord, j’ai renouvelé mon allégeance, dans la lumière et dans l’obscurité, au globe terraqué qui reste, en dépit de tout, encore si beau. » (CS 153)
Parce que la poésie n’est absolument pas l’ennemie de la précision, soulignons que les cygnes sauvages sont des Cygnes chanteurs qui viennent de Sibérie pour hiverner sur des lacs libres de glaces par la vertu d’eaux volcaniques…
Ce qu’il faut comprendre avec l’homophonie entre les cygnes/signes qui s’envolent, c’est qu’il est question de davantage que d’une métaphore. « Ni le moi, ni le mot, mais le monde » écrit Kenneth White, monde dont il faut non seulement apprendre à lire les signes, le langage, à l’extérieur, mais aussi en nous-mêmes comme partie de la totalité à la recherche d’un champ de correspondances, le champ d’un Grand travail. Les cygnes sauvages constituent une de ces œuvres qui nous mènent d’un champ saturé par les signes (Tokyo), « un monde clos, où les signes renvoient aux signes dans un système de miroirs » à un champ ouvert aux limites, ici, le Hokkaïdo, et un appel à « des esprits qui essaient de coordonner et de concentrer ce champ, qui restent réceptifs aux signes sauvages, et qui savent voler. » (CS 159-60) « Il n’est pas impensable que l’Occident, écrivait White dans L’ermitage des brumes, un Occident-jusqu’au-bout-de-lui-même, puisse inventer une nouvelle voie, une voie sui generis. Après tout, c’est après avoir beaucoup emprunté à la Chine que le Japon de la période Fujiwara a pu inventer le zen. » (EB 86-7)
Pour terminer cette présentation, je ferai référence à la tradition chinoise qui veut que l’artiste encre son pinceau et, selon son envie, écrive un poème ou peigne un tableau. Kenneth White a fait un dessin au pinceau et à l’encre de Chine que l’on retrouve sur la couverture de L’Ermitage des brumes en 2005 et qui a récemment réapparu en couverture d’une publication dublinoise, Eyes Wide Open, réunissant tous ses essais sur le haïku ainsi qu’un certain nombre de haïkus inédits. Ce dessin représente en deux traits un chemin qui se rapproche du lecteur en s’évasant du haut droit en diagonale ; sur la gauche du chemin un assez grand cercle qui vibre de son imperfection et, de part et d’autre de la voie par laquelle un personnage esquissé se rapproche, les mots « Kenneth White » et « On the Haiku Path ». Par quoi l’on peut comprendre que l’auteur est toujours en chemin et va vers un espace de plus en plus ouvert.
Je vous remercie pour votre attention.