La parution d’une édition rare d’un de ses livres emblématiques, Les Cygnes sauvages, aux Éditions Leal-Torres, est l’occasion de vous donner un bref aperçu de l’œuvre de Kenneth White.

J’aimerais commencer par citer un de ses amis et pairs en poésie, Gary Snyder, qui écrit à propos de lui :

« Quel autre poète nous donne une telle clarté, une telle ouverture, une telle pureté de l’esprit, un extrême-nord de l’âme, un chemin sans chemin ? »

Bien que les mots de « pureté » et d’« âme » puissent résonner différemment en français et que Kenneth White ne les reprenne guère, les propos de Gary Snyder condensent parfaitement ce qu’il y a à dire sur l’œuvre de l’auteur des Cygnes sauvages.

Aussi voudrais-je ce soir vous donner quelques éléments d’appréciation de l’œuvre en commençant par la situer dans un espace qui est autant mental que géographique.

L’espace des Cygnes sauvages est donc le Japon, dont le seul nom convoque tout un flot d’images qui le rattachent à l’Asie dans son ensemble, à l’Orient de façon plus large et, bien entendu, à la singularité culturelle du pays.

Ce qu’il nous faut toucher pour tenter de saisir ce que Kenneth White a visé dans ce livre, c’est le vaste mouvement culturel occidental qui s’est étendu, disons, de la fin du XVIIIe siècle jusqu’à la fin du XXe autour de la découverte des pensers d’Asie et de leur réception par les esprits occidentaux. En deux siècles, de nombreux auteurs et artistes se sont intéressés à l’Orient — nom donné à une Asie souvent fantasmée et vue, depuis l’Occident, soit comme une terrible menace, soit comme notre seul et dernier espoir. On connaît assez les conséquences néfastes de ces visions pour ne pas avoir à y revenir ici.

Kenneth White fait partie de ceux qui ont cherché dans la vaste culture asiatique des éléments propres à nous rappeler des chemins oubliés. Son mérite en la matière est d’avoir élaboré une méthode, le nomadisme intellectuel, idée selon laquelle toutes les cultures (les habitudes acquises dans telle ou telle sédentarité) sont partielles, et que pour arriver à un « champ de culture » complet, il faut nomadiser d'une culture à l'autre, en prenant ici ce qui manque là.

Les recueils poétiques de White, Mahamudra, le grand geste (1979), Scènes d’un monde flottant (1983), Terre de diamant (1983) ; ses récits, Le Visage du vent d’Est (1980) et Les cygnes sauvages (1990) ; ou encore ses essais, La Figure du dehors (1982), Hokusai ou l’horizon sensible (1990), ont gardé de l’Asie une trace évidente. Mais il n’est pas une œuvre, fût-elle en apparence sans rapport avec l’Asie, qui n’y fasse référence pour élargir l’horizon. De son usage du monde asiatique, Kenneth White a retenu des lignes-forces qui peuvent se résumer à l’esthétique instantanéiste du haïku (nous voici en plein Japon), et d’autre part une vision de l’univers et de la conscience universelle comme un « réseau de cristaux dans lequel chaque cristal reflète tous les autres » (FD 53) — comme il l’explique dans La Figure du dehors (1982).

Impossible de s’intéresser à l’Asie sans aborder ses religions, mais White le fait en nomade intellectuel, il vise « une pensée rapide, presque insaisissable, liée à la Terre » (Maison des Marées 53-4). Cette volonté d’ancrage radical lui a notamment fait préférer les bouddhismes chinois ou japonais au bouddhisme indien. « Pour ouvrir un nouveau terrain, je me suis dit de mon côté, il y a longtemps, qu’il fallait déshindouiser le vedanta, désiniser le tao, déjaponiser le zen » (EB 86), confie-t-il dans L’Ermitage des brumes (2005).

Son rapport aux religions n’est ni sectaire, ni naïf. « Il ne s’agit pas d’imiter, ni de suivre » ceux qui « marchent sur la voie du vide », précise-t-il à l’égard de tous ceux qui se cherchent un maître, un gourou, un swami, « mais d’aller, le plus simplement, le plus ‘originalement’ possible, son chemin. » (FD 64) Le nomade intellectuel choisit ce qui lui convient dans les traditions auxquelles il se réfère : « J’aime à garder ensemble bouddhisme et taoïsme, écrit-il, la logique bouddhique empêchant le taoïsme de céder à la magie, et le taoïsme empêchant le bouddhisme de devenir trop orthodoxe » (FD 167). C’est une sorte de gai savoir qui l’a, reconnaît-il, « aidé à faire un nettoyage mental, à [se] débarrasser l’esprit de toutes sortes de lourdeurs — religieuses, métaphysiques, morales. » (Le Lieu et la Parole 83)

Cette défiance envers toute orthodoxie sédentaire lui fait ainsi dire, alors qu’il voyage à travers le Hokkaido, qu’après tout, Bashô, le maître du haïku, « c’était une voie poétique (profondément ancrée dans le réel) qu’il suivait et propageait […] plutôt que la pure voie du Bouddha. » (CS 79) Et si White fait sienne la conception du voyage zen qui consiste à « ‘porter dans son cœur le mouvement du ciel’ […] tout en jouissant du monde, en étant capable de le considérer comme intéressant, beau et radieux » (CS 57), c’est parce qu’il se méfie du zen lui-même : « j’aimerais en quelque sorte sortir le zen du bouddhisme et le relier à un sol plus primitif… » (FD 206), et il pense au shinto. S’il est désormais question de retrouver une unité, ce n’est plus celle de l’être mais celle du vide.

« Le vide, bien sûr, n’est pas le néant. Le néant provient d’une crise d’identité de l’être. Le vide surgit quand on pense l’être jusqu’au bout, et qu’à la place de l’identité on trouve un flux d’énergie. […] C’est quand les ‘coupures’ que nous pratiquons dans le monde n’ont plus cours, quand le monde retrouve son unité (‘sauvage’, ou ‘chaotique’) que nous pouvons en savourer une perception pleine et vive. » (Une Apocalypse Tranquille, 221)

Une pensée liée à la Terre, un nouveau terrain, une perception pleine et vive du monde — on sent poindre la géopoétique, dont Le Plateau de l’Albatros exposera l’introduction en 1994.

Si toute l’œuvre de Kenneth White n’est pas géopoétique, tout y mène et tout en procède. Pour en dire quelques mots, le terme de géopoétique est composé de deux parties où géo- fait référence à tout ce qui est terrestre, aux éléments et à tous les êtres animés et inanimés. Le sens du radical poétique est plus large que le seul rapport à la poésie, et même à une certaine poésie tournée vers le monde naturel. Par lui-même, poétique fait référence à « ce qui est capable de créer ». En l’accolant à géo-, on met en évidence la capacité du monde naturel à créer de lui-même partout et de tout temps. Dans la géopoétique, les sciences d’observation et les sciences conceptuelles retrouvent l’expression philosophique et artistique : il s’agit non seulement de percevoir, de comprendre et d’aimer les manifestations de la complexe beauté du monde, mais aussi, pour les géopoéticiens, de trouver dans la nature les ‘modèles’ permettant de faire naître une culture nouvelle qui rétablirait les liens très distendus voire rompus entre l’humain et le monde naturel, non seulement pour que l’humanité survive, mais pour qu’elle vive plus pleinement.

L’origine de la géopoétique mérite qu’on s’y attarde. Elle est liée, comme je viens de le laisser entendre, au constat que l’humanité moderne est coupée du monde naturel. Pourquoi et comment faire en sorte de rétablir ces liens ? s’est demandé Kenneth White. Pourquoi ? Parce qu’au-delà de l’évidence du grand malaise dans notre civilisation, il apparaît que le seul point commun possible à tous les humains, à l’époque contemporaine, n’est plus la religion — qui divise tant et plus, ni le mythe — que la science a rendu inopérant pour notre mentalité, ni l’Histoire avec la croyance au Progrès, qui a réussi à doter l’humanité d’une puissance destructrice qui dépasse sa sagesse. Le seul point commun est le rapport à la terre. Il s’agissait donc de comprendre quand et comment les choses avaient pu mal tourner. White a fait une analyse de la culture, une culturanalyse qu’il a appelée le nomadisme intellectuel. Cette méthode, inspirée des grands analystes de l’histoire culturelle de l’humanité comme Arnold Toynbee, a consisté à étudier les civilisations du passé, en remontant jusqu’à la préhistoire, à identifier leur rapport à la terre et ce qui en limitait la force puis à prendre dans celle-là ce qui manquait dans celle-ci afin de concevoir une nouvelle culture. White a fait cela en voyageant par les livres et les œuvres d’art — on trouve ses réflexions dans ses essais — mais aussi, très souvent, en voyageant dans les lieux où se sont épanouies ces civilisations — c’est l’objet de ses nombreux waybooks, qui sont des récits de voyage d’un genre nouveau, dans lesquels le nomade intellectuel part explorer un espace géographique et culturel, l’esprit ouvert aux rencontres, à la recherche d’un gai savoir. Son premier waybook est consacré, en 1980, à l’Asie continentale avec Le visage du vent d’Est. Le suivant, La route bleue (1983), est consacré au monde amérindien du Labrador, avant de revenir à l’Asie, cette fois insulaire, avec ce Japon des Cygnes sauvages dont bien des traits lui rappellent l’Écosse.

La source des Cygnes sauvages, comme celle de la géopoétique, est très précoce dans l’œuvre de Kenneth White et remonte à l’enfance et à l’adolescence sur la côte ouest de l’Écosse pour ce qui en est des sensations. Mais du point de vue des faits, ce voyage au Japon a eu lieu en 1983, dans les dispositions suivantes :

« Depuis quelque temps, l’idée mûrissait dans mon esprit d’une virée au Japon, qui serait un pèlerinage géopoétique de plus : un hommage aux choses du Japon (choses précieuses et précaires) et un voyage-haïku dans le sillage de Bashô, un récit rêveur de routes et d’îles, un plongeon elliptique dans le Vide – bref, un petit livre nippon extravagant, plein d’images et de pensées zigzagantes, écrit dans le « style blanc volant », comme disent les peintres. » (CS 15)

Les waybooks de White, ou livres-du-chemin, commencent la plupart du temps, pour des raisons pratiques, dans les grands centres urbains, et Les cygnes sauvages ne fait pas exception. Mais Tokyo ne lui plaît guère (« Tokyo n’est pas une cité, c’est une calamité ») car il n’y voit que « façades criardes » derrière lesquelles il suppose bien « l’autre Japon » sans cependant le découvrir. Seule la section aïnou du Musée national l’enchante : rien de moins urbain que leur « relation intime avec les saumons, les ours, les baleines, les oies et les cygnes » ou « avec l’os et la pierre » (CS 22). Ce sera la boussole de son voyage-haïku.

Et faire un voyage-haïku, c’est voyager mentalement, non seulement ‘dans le sillage de Bashô’ mais en adoptant un style particulier, celui du poète japonais de la fin du XVIIe siècle prenant le chemin du Nord, cette direction au statut particulier dans la culture japonaise, au statut de frontière :

« L’idée du voyage zen, ou, disons, du voyage méditatif (tabi : voyager sans but et sans raison), était de ‘se laisser aller avec les feuilles et le vent’, de dériver, sans attaches (hoge). Cela impliquait de vivre dans le fuga (fu : le vent ; ga : le beau), c’est-à-dire avec le sens de la beauté éphémère. Cela impliquait de ‘porter dans son cœur le mouvement du ciel’ (yu, ou asobi), tout en jouissant du monde, en étant capable de le considérer comme intéressant, beau et radieux. » (CS 57)

Dans le long et magnifique livre-poème Le grand rivage (1977), écrit en trois semaines de l’année 1967 en Écosse, White avait déjà une approche semblable : « Je vis à l’estime / et j’écris / mais je n’oublie pas / que du hasard de la vie / du hasard / l’essentiel toujours surgit » (GR 103). Ce voyage-haïku mène donc White au Nord, vers le Hokkaido, poursuivant l’itinéraire de Bashô qui, malade, dut faire demi-tour à Kisagata. Je laisserai celles et ceux qui n’ont pas encore eu la joie de lire ces pages découvrir ce qui s’y joue.

Preuve que le nomadisme intellectuel permet de garder sa liberté par rapport aux diverses cultures, le portrait historique du Hokkaido de Bashô dans Les cygnes sauvages évoque fortement la situation de la Mer noire lorsque le poète latin Ovide s’y trouva exilé. Ces contrées furent l’une et l’autre, pour leur époque, « Au bord de la carte » et considérées comme des pays barbares. Or, le pays barbare est celui qui fait entendre une langue incompréhensible, si l’on s’en tient à l’étymologie grecque. Ce sont des lieux privilégiés pour un nouveau rapport au monde, ce qui est précisément la recherche de Kenneth White avec la géopoétique.

Cet Ovide qui « décide de se mettre, farouchement, à l’écoute de l’univers » est un esprit qui a laissé l’Empire — comme Bashô a laissé Edo — et qui se montre attentif aux signes sauvages.

Ce qu’il faut comprendre avec l’homophonie sur les cygnes/signes qui s’envolent, c’est qu’il est question de davantage que d’une métaphore. « Ni le moi, ni le mot, mais le monde » écrit Kenneth White, monde dont il faut non seulement apprendre à lire les signes, le langage, à l’extérieur, mais aussi en nous-mêmes comme partie de la totalité à la recherche d’un champ de correspondances, le champ d’un Grand travail. Les cygnes sauvages constituent une de ces œuvres qui nous mènent d’un champ saturé par les signes (Tokyo), « un monde clos, où les signes renvoient aux signes dans un système de miroirs » à un champ ouvert aux limites, ici, le Hokkaido. Ce livre est aussi un appel à « des esprits qui essaient de coordonner et de concentrer ce champ, qui restent réceptifs aux signes sauvages, et qui savent voler. » (CS 159-60)


Samedi 15 juillet 2023, Trébeurden

(Actes des premières « Rencontres géopoétiques Kenneth White »)