1.

 

Il est des choses qu’on ne peut pas comprendre sans rechercher quelques uns des fils, rendus ténus par le temps, qui relient les événements entre eux. En quête de telles interactions, les spécialistes de la littérature retournent le texte et le contexte qui l’engendre. Le degré d’élargissement du contexte n’a pas de limites et dépend du désir de l’interprète et de sa capacité à travailler sur des témoignages biographiques, graphologiques, etc., et sur les maigres informations données par le matériau et le minerai qui portent parfois juste une goutte de précieux savoir sur l’objet étudié…

Par le fruit du hasard, le contexte s’est révélé être, pour moi, une île. Une petite île préservée, enserrée de toutes parts par des eaux lentes et troubles. Couverte sur ses bords de saules, d’églantiers et de tamaris ; à l’intérieur, de joncs durs comme de l’acier, d’herbe, d’absinthe, de chanvre, de liserons. L’automne touchait à sa fin. Pendant la journée, des abeilles s’affairaient dans le cœur caverneux de vieux saules ébranlés par le temps, profitant des derniers rayons du soleil. La nuit, à l’heure où les saules murmurent entre eux, sous la voûte froide des étoiles silencieuses, le bruissement léger des joncs et le frétillement sourd des silures dans l’eau noire faisaient penser à des froissements de soie et aux pulsations du cosmos.

 

La nuit, pleine de constellations

de quels destins, de quelles nouvelles

est porteuse ta large lueur, ô livre ?

apporte-t-elle la liberté ou le joug ?

quel sort dois-je lire

dans ce large ciel de minuit ?

Ce texte d’un poème de Khlebnikov a surgi spontanément du contexte, ce qui apparaît tout à fait naturel : l’île appartenait au lieu de rencontre de la Volga et de la mer Caspienne, auquel « appartenait » Khlebnikov lui-même, lui qui, par la volonté humaine, s’était jeté tantôt dans la Neva, tantôt dans le Dniepr, mais qui, par la volonté du destin, a été entraîné de sa naissance à sa mort par les courants puissants de la Volga vers le bassin de la Caspienne. Et qui était fasciné par ce bassin. Car dans ce chaudron constamment recouvert d’une brume bouillonnante, le poète, dissipant ce voile de son souffle, fut capable de percer le monde du regard : des toundras de la Sibérie prises dans les glaces où l’alouette trouve un gîte pour la nuit dans le crâne d’un mam­mouth jusqu’aux steppes noires de la Kalmoukie où les nomades boivent une eau-de-vie noire, le bozo ; jusqu’aux temples abandonnés de l’Inde, noués dans un entrelacs de racines, aux fleurs pourpres des jardins de Perse et aux sables accablés par le soleil de l’Egypte enserrant le bouquet de végétation luxuriante que déploie le delta du Nil. Le chaudron de la Caspienne, c’est une immense lentille optique, dans le foyer de laquelle viennent se concen­trer, comme des rayons ou comme la trajectoire des oiseaux migrateurs reliant le Nord au Sud, les lignes de force de multiples cultures. Chacune d’entre elles, même oubliée, ensevelie par les sables du désert comme la ca­pitale des Khazars, Itil, ou celle de la Horde d’Or, Sarai-al-Mahrus, et même le bateau de brigands de Stépan Razine, qui n’a laissé aucune trace maté­rielle et qui s’est conservé seulement dans la tradition orale, chacune attend d’être incarnée dans le verbe, chacune attend le génie qui saura la couler dans ses mots et exprimer toute la diversité de la stratification complexe de ses formes naturelles, de ses langues mortes et vivantes, de ses traditions et de ses symboles.

On ne peut, sans se placer consciemment dans le système de cordonnées du poète, se faire une idée des trésors qu’il a reçus en legs. Voilà pourquoi le contexte, indispensable pour comprendre Khlebnikov, revêt les dimensions même de l’espace, qui contient tout ce dans quoi sont modelés (Khlebnikov modelait, il n’inventait rien) ses vers et sa prose, ses « lois temporelles » et son activité poétique qui pouvait sembler tout à fait artificielle, inventée, mais qui n’est pourtant pas une invention, mais seulement une projection des propriétés dynamiques de l’espace sur la langue. Dans le monde, il n’y a pas de système naturel plus changeant que les deltas des grands fleuves. En ou­tre, le delta de la Volga (célèbre « couloir » entre l’Oural et la Caspienne, par lequel ont déferlé jusqu’au xve siècle des vagues de nomades du centre de l’Asie jusqu’en Europe et qui fut par la suite une voie commerciale directe) est un des plus grands lieux de passages de l’histoire, une ardoise d’écolier de laquelle chaque nouvelle vague de migrants a effacé complètement les traces des ébauches de civilisation dues aux prédécesseurs. Le delta, c’est un lieu qui cherche infatigablement à se créer et c’est précisément le contexte d’où est issu Khlebnikov.

En ce sens, il est significatif que le père de Khlebnikov, Vladimir Afanassiévitch ait été le fondateur du parc naturel d’Astrakhan, et par conséquent, le gardien de ce contexte englobant dans lequel Khlebnikov « lisait » son texte, y cherchant les trésors verbaux qui lui étaient légués. Grâce à cela, aujourd’hui encore, en visitant ce parc naturel, on peut se con­vaincre du fait que les « roseaux-temps » ne sont pas une métaphore, mais une réalité au même titre que « les vieux saules couverts de leurs cheveux roux de saules », les « tortues ensommeillées », les « couleuvres rouge doré » et toute cette contrée étrange où « la Russie respire du souffle de l’Afrique ». Par ailleurs Vladimir Afanassiévitch n’encourageait pas les acti­vités poétiques de son fils et, jusqu’à sa mort, n’a pas su apprécier l’ampleur de ses dons. Il n’y avait pour lui aucun contexte qui tienne. C’était un positiviste, un naturaliste, un rare connaisseur des oiseaux. Comme nous le verrons, cela n’a pas joué non plus un maigre rôle dans le destin du poète.

 

 

2.

 

Tous mes voyages de l’été 1999 ont tourné autour de la Volga. Partant de sa source, j’ai cherché à tout prix à atteindre son embouchure pour me jeter dans la mer. Je n’ai pas pu, à proprement parler, relever ce dernier défi car, même passé la dernière fortification de roseaux, là où commencent les larges étendues battues par les vents marins, l’eau n’est toujours pas salée (ce n’est pas la mer !). Huit cents embouchures passent cette eau au filtre de leurs bancs de sable et d’une végétation dense qui s’étend le long du littoral sur cent cinquante verstes, du Bakhtemir (le bras principal de la Volga) jusqu’aux fleuves Buzan et Kigatch, se divisant sans fin en bras secondaires, ruisseaux et petits cours d’eau vaseux. L’eau reste trouble, douce et verte sur encore trente à quarante kilomètres, jusqu’aux fosses profondes où s’en­foncent brusquement les sables du delta et où l’eau devient salée. Mais jusque-là, ce n’est ni la mer ni le fleuve, mais une liquidité mouvante. C’est-à-dire que ce n’est déjà plus le fleuve – ses berges ont été emportées par le mouvement – et que ce n’est pas encore la mer ; tout juste la vague com­mence-t-elle à s’iriser de reflets marins, mais elle conserve encore le jaune du fleuve.

Dans cette nature intacte, on ne peut pas manquer d’éprouver un sen­timent d’éternité, et c’est pourquoi j’ai eu la sensation de « coïncider » avec l’espace-temps de Khlebnikov.

C’était en octobre 1918, sur un vapeur, le Potchin. Khlebnikov et un autre poète, Rurik Ivnev, étaient sortis dans les eaux côtières pour observer le territoire transformé en réserve sur la Damtchik par le père de Velimir. Le soir, le Potchin s’engloutit dans une nappe de brouillard. Au matin, les deux poètes sont montés sur le pont et, dans le froid cristallin de la fin de la nuit, ils ont vu au-dessus de leurs têtes… l’abîme sidéral du ciel. Des univers.

Peut-être la plus fortuite et la plus importante coïncidence fut le sen­timent d’engourdissement, d’immobilité, la sensation d’être une feuille prise dans une pierre millénaire, qui me saisit aussi durant la première nuit passée sur l’île alors que j’étais sorti fumer sur la berge et que j’ai vu et entendu en face de moi le bruissement vivant de la muraille des roseaux sous la pleine lune. Et, bien entendu, les oiseaux faisaient aussi partie de ce moment d’éter­nité. Le feu bleuté, rapide comme un éclair, de l’aile d’un martin-pêcheur transperçait le ciel, l’eau et l’ombre putride d’un fourré du rivage. Un aigle à queue blanche, se détachant lentement de la branche noire d’un arbre calciné par un incendie, fit deux ou trois apparitions rapides sur le miroir de l’eau derrière de somptueuses coulisses de verdure, puis disparut derrière un saule, me laissant dans mon embarcation avec ce sentiment de bonheur que l’on éprouve à suivre un juste chemin, ancien et libre. La langue de l’ornithologie elle-même, tendue, souple, s’efforçant de saisir toutes les nuances des traits distinguant un oisillon d’un autre par la couleur des plumes, le moment de la première trille, les graines favorites et par des caractères morphologiques captant l’essence même des choses, s’est mise à briller de ses dénominations pareilles à des perles précieuses.

Dans la « liste des oiseaux de la province d’Astrakhan » composée par le père de Khlebnikov on dénombre trois cent quarante-et-une espèces d’oi­seaux tels que le cormoran, le pélican, le butor, la crécerelle, le gerfaut, le busard, le martinet, la nyctale, la huppe, le grand-duc, la tourterelle, le bécas­seau, le faucon, le héron, la bécasse et l’épervier. C’est d’une telle richesse phonétique que l’entreprise du fils, proche de la sorcellerie et de la cueillette de vieilles racines et de graines mortes, visant à créer une langue poétique ouverte sur le monde, apparaît tout à fait naturelle et semble même aller de soi. Elle est unique seulement en ce sens que c’est l’entreprise d’un génie solitaire pour mener à bien, durant la courte durée de sa vie, le travail titanesque que la langue elle-même réalise, sans poète-alchimiste tentant d’accélérer sa « maturation », pendant les centaines d’années nécessaires à son développement. À Astrakhan, j’ai visité le musée Khlebnikov. C’est ainsi que j’ai eu en main une nouvelle clé, voire tout un trousseau de clés. En tout cas, c’était un droit d’entrée. Le laissez-passer vers le « président du globe terrestre » était un billet (n° 29632) pour le musée du département de la culture de la province d’Astrakhan (série « Discothèques et maisons de la culture », prix : 3 roubles). Je me suis souvenu d’un livre de la bibliothèque paternelle de G. F. Chambers : The Story of the Stars. Cet ouvrage fonda­mental du positivisme est à la mesure des projets les plus fantastiques de Khlebnikov. La seule chose qui diffère, c’est peut-être le type d’abstraction : le poète s’intéresse aux étoiles non pas avec l’intérêt du scientifique, mais avec un frémissement de tout son être, comme les Incas qui croyaient que les destins futurs étaient tracés dans le ciel par les étoiles. « Comprendre la volonté des étoiles, cela signifie déployer devant ses yeux le rouleau de la vraie liberté. Ces tables des lois futures n’indiquent-elles pas la voie qui nous libère de ces chaînes de gouvernements qui séparent les étoiles éternelles des oreilles humaines… »

Nous avons peu d’informations sur les relations de Khlebnikov avec son père si ce n’est qu’elles n’étaient pas simples (« banni par mes parents », comme il l’écrit dans son journal en 1914). Le père, sans aucun doute, présu­mait que son fils suivrait ses traces comme savant naturaliste, ornithologue, et ce dernier durant ses années d’études semblait même répondre à ses espérances (expédition dans la chaîne de Pavdinski Kamen dans l’Oural en 1906, grande collection d’animaux empaillés ramenée par ses soins à l’université de Kazan et un article écrit en collaboration avec son frère, Alexandre, dans la revue Nature et Chasse). Mais, par la suite, visiblement, il a déçu son père et, en tout cas, son mode de vie et son œuvre, restée incomprise de tous ses proches (à l’exception de sa sœur Vera), n’a pas satis­fait les espoirs qu’on avait mis en lui. Néanmoins, c’était un fils recon­naissant et un élève appliqué, ce que Tynianov avait remarqué dans sa préface à la première édition des œuvres de Khlebnikov (la seule complète) : « La poésie est proche de la science par sa méthode, nous dit Khlebnikov, comme la science, elle doit être ouverte aux événements. […] Khlebnikov porte son regard sur les choses comme sur les événements, le regard du scientifique perçant le processus et la durée […] Ce n’est pas un collection­neur de mots, pas un propriétaire, pas un esbroufeur habile. Comme un scientifique, il mesure les dimensions linguistiques. » Il ne fait pas de doutes que Le Génie du langage devait naître précisément dans la capitale du khanat tartare, au point de rencontre des routes des nomades et caravaniers, d’une fantastique richesse géologique (les ammonites, le fond de la mer antique, les plaques de calcaire, les éléments organiques et le lœss, les deltas, les sables, les boues, les pierres de Lydie, les sels cristallins) et d’immenses ressources botaniques et ornithologiques, à la frontière entre le ciel, la terre et l’eau, le fleuve et la mer, la Volga et les Terres Noires et les sables de Soulgachi, entre l’Europe et l’Asie, entre la religion orthodoxe apportée par les descendants de Razine, le bouddhisme des tribus kalmoukes rebelles qui nomadisaient à l’Est de la Volga et l’Islam domestique des hommes de la steppe, avec son thé épais coupé au lait de chamelle, ses crêpes aux tripes de moutons et ses filets de carpes énormes. Dans n’importe quelle capitale, on n’aurait obtenu qu’un résultat érudit et abscons de cette alchimie linguistique (ce qui a été souvent le cas). Mais ici, l’alchimie est une propriété immanente de l’environnement bien que la cristallisation ne se soit pas pro­duite et ne puisse pas se produire. Le vent souffle de Perse, de Chine, d’Inde, d’Europe ; la mer afflue et se retire ; les vagues de nomades cheminent comme des volées d’oiseaux ; les algues enflent et meurent dans la cuvette du delta ; les pulsations sont ininterrompues, la création incessante… « Dans la campagne, près des fleuves et des forêts, jusqu’à présent la langue se crée à chaque moment, inventant des mots qui tantôt meurent, tantôt obtiennent le droit de vivre… ». Voilà ce que ressentait Khlebnikov. Le Dictionnaire des néologismes de Khlebnikov, publié récemment à Vienne, compte six mille cent trente mots. Pour des raisons étranges, on n’y trouve pas le mot Lebedia (la « Cygnée ») qui englobe à sa façon l’univers du delta de la Volga que le père comme le fils, le naturaliste comme le poète, aimaient tant, chacun à sa façon, d’un amour désintéressé. Le paradoxe dont la clé se trouve dans le nid natal, aujourd’hui musée, s’éclaire par le fait que c’est précisément le père de Khlebnikov, qui, bien qu’il n’approuvât pas les activités littéraires de son fils, a doté le talent de celui-ci de cette qualité extrêmement périlleuse et inimitable qui, de son vivant, ne lui a pas permis d’être admis dans le monde de la littérature, car le regard naturaliste sur le monde hérité de son père et la méthode d’appréhension du monde appliqué en poésie par le fils, doué d’une extraordinaire oreille poétique, d’une sensibilité aiguë et d’un romantisme ardent, ont débouché sur une tentative d’exploration dépassant toutes les limites et qu’il était impossible, tant à cette époque qu’aujourd’hui ou dans l’avenir, de faire rentrer dans le cadre de la littérature.

 

 

3.

 

Ce n’est que sur une île préservée, où la nature intacte donne l’illusion d’un chronotope figé, que pouvait se réaliser le sentiment éprouvé par Khlebnikov de coïncider totalement avec l’espace-temps. Ce sentiment est intense, mais trompeur. Parce que Khlebnikov échappe à toute temporalité. À plus forte raison à la nôtre. Cette qualité malheureuse avait déjà été notée par Nikolaï Stepanov et Iurij Tynianov, qui avaient travaillé sur l’édition complète des œuvres du poète. « Il a trop devancé son époque pour s’inscrire dans ses limites. C’est pourquoi il est bien plus proche du passé et du futur », écrivait prudemment Tynianov en 1928. Mais on ne peut guère dire qu’il soit plus proche de nous et plus compréhensible aujourd’hui qu’à l’époque où ont été écrites ces lignes. Au contraire, il a été quasiment oublié, bien que sa reconnaissance comme grand poète soit devenue un lieu commun. L’époque qui l’a vu naître (c’est-à-dire l’époque pré-révolutionnaire et révolutionnaire) est tellement éloignée de nous par tout son système de valeurs (on peut même dire qu’elle est à l’opposé de la nôtre) que l’image même de Khlebni­kov poète, qui fait partie du patrimoine de la poésie, a peu de chances de présenter quelque attrait pour un public de lecteurs et d’écrivains contem­porain. En effet, qui prendra au sérieux de nos jours le poète païen, le poète derviche, le prophète, le politicien anarchisant aux manies de demeuré, ou son Budetlianin (l’homme du futur qui a découvert les lois du temps) ? Qui prendra au sérieux un homme semblable à un sans-abri quand le modèle de la modernité, c’est le littérateur qui « marche », travaillant sous contrat avec une grande maison d’édition ? Il n’y a que dans les caves sombres que l’on peut espérer trouver un tome de ses œuvres. À la fin de sa vie, il était devenu insupportable et excessif pour beaucoup de ceux qui le suivaient dans ses idées, ainsi que pour ses amis.

Avant la révolution, son image de nihiliste esthétisant travaillant à transformer la matière première de la langue quotidienne en une substance poétique explosive, cette image fixée par une photo célèbre de 1912 (V. Khlebnikov, S. Dolinski, G. Kuzmin, V. Maïakovski) ou par une non moins célèbre photographie de cette même année au côté des frères Burliuk, est remplie de charme et bien sûr elle servira encore de modèle aux jeunes poètes. Sur ces clichés, on voit un intellectuel, un théoricien de la nouvelle poésie (Maïakovski était plutôt un praticien, un bombardier). C’est dire qu’il est encore reconnaissable. Mais le dernier Khlebnikov, lui, est inimitable. Car la route qu’il a prise, c’est la voie du prophète et sur cette voie il ne pouvait rencontrer que des illuminations fortuites, l’admiration superficielle de son entourage et leur incompréhension croissante, les sarcasmes, les humiliations, la faim, l’oubli et une mort précoce. Certains détails sur sa vie quotidienne pendant l’époque de la guerre civile font peur à entendre. En 1919, il vivait à Kharkov dans une minuscule chambre froide et sans lumière. Il se traînait, hirsute, en guenilles, était souvent à l’hôpital, attrapa deux fois le typhus, fit deux séjours en prison, (les blancs comme les rouges le prenaient pour un espion parce qu’il n’avait pas de papiers), et si on ne l’a pas fusillé, c’est sans doute parce qu’on s’était finalement entendu pour le considérer comme un faible d’esprit.

Durant l’été 1921, alors qu’on le retrouve dans la section de propagande de l’Armée rouge (avec son célèbre Grossbuch, un énorme cahier qui contenait ses œuvres complètes et un volume de l’anarchiste Kropotkine), Khlebnikov va participer à la campagne de Perse. Un des membres de l’état-major qui le « protégeait » s’appropria la solde qui revenait au poète, à la suite de quoi celui-ci fut contraint de vendre au bazar le pardessus avec lequel il était arrivé de Bakou. Sans pardessus, sans chapeau, sans bottes, avec pour tout vêtement une chemise et un pantalon en toile de sac portés directement sur la peau, il avait l’air d’un va-nu-pieds. Cependant, ses che-veux longs, l’expression inspirée de son visage et son air d’arriver de nulle part conduisirent les Perses à lui donner le surnom de « derviche russe ».

Maïakovski, qui avait un jour figuré sur la même photo que Khlebnikov, sortit de la guerre civile totalement déterminé : pas seulement poète révo­lutionnaire, mais poète de parti, bolchevique convaincu ayant accepté sans réserve la ligne du pouvoir et ayant réalisé, de par sa volonté et celle du parti, un retournement total jamais vu chez un poète. C’est également pendant la guerre civile que s’est construit le visage de Khlebnikov. Il ter-mine la guerre en écrivant un poème « La trompette de Gul-Mulla » (Gul-Mulla : le prêtre des fleurs). Son travail poétique est sans aucun doute lié à la révolution : il est possédé par le besoin d’une transformation accélérée des formes figées (non seulement sociales, mais poétiques). Il est pris par la création d’une nouvelle langue et par l’élaboration d’une science du temps. Il ne s’intéresse pas au gouvernement de Lénine et rassemble autour de lui des éléments marginaux pour fonder le « Gouvernement du Globe ter­restre » ; son utopie, complètement dénuée d’esprit doctrinaire, dépasse pro­bablement toutes les œuvres jamais écrites sur le terrain de l’utopisme. Klebnikov n’est pas en fin de compte un révolutionnaire social, il poursuit son exploration poétique du monde et de la langue au niveau des énergies – il n’est pas fortuit qu’il ait appelé à en finir avec deux mille ans de langue du droit romain (lex romana) au nom de la communication directe à l’aide de « rayons ».

Muni d’un système de coordonnées poétiques, il erre autour de la Caspienne (Astrakhan-Bakou-Iran), tente d’ouvrir une fenêtre poétique sur l’Asie, l’ouvre et suffoque sous un flot d’images et de sonorités qu’il intègre dans ses vers. Il balbutie en transe des mots incompréhensibles, Otchana ! Motchana ! Il entre involontairement, mais inévitablement, en contradiction avec les exigences poétiques du moment, se situant plutôt dans l’éternité, et ne comprenant sincèrement pas les reproches qui lui sont adressés : « On dit que les vers doivent être compréhensibles. […] Les vers peuvent être com­préhensibles ou incompréhensibles, mais ils doivent être bons, ils doivent être vrais. Le discours de la raison la plus élevée, même quand il n’est pas compréhensible, vient disséminer dans le terrain fertile de l’esprit quelques graines qui, plus tard, par des voies mystérieuses, finissent par germer.» Fin 1921, fort de telles convictions, rempli d’énergie et du sentiment clair de l’énormité du travail accompli, Khlebnikov arrive à Moscou, avec l’idée qu’il est temps de publier les principales choses écrites pendant les années de guerre et de partager ses vues avec d’autres. Et, bien entendu, il se tourne vers Maïakovski ; Gul-Mulla va voir le bolchevique. Ce qui se passe entre eux ressemble, visiblement, à un court-circuit, car après cela Khlebnikov enjoint ses amis de ne s’adresser sous aucun prétexte à « Maïakovski et compagnie ». Il se heurte à la réalité du « moment actuel », sent le piège, pense à aller se réfugier sous la protection du ciel étoilé de la steppe, le ciel éternel, mais il n’en aura pas le temps – la mort le rejoint avant.

 

 

4.

 

Le symbolisme ornithologique de Khlebnikov, comme sa volonté de créer une langue « cryptée » ou « sidérale » (qui serait la langue de la communication élevée au niveau des énergies) nous oblige à nous souvenir en premier lieu, bien entendu, de la symbolique des oiseaux extrêmement développée dans la poésie de la Perse ancienne et, en particulier, de la « lan­gue des oiseaux », que seules les personnes éclairées parviennent à maîtriser.

La forte influence de la poésie persane sur Khlebnikov est évidente. Elle est évidente dans l’image même du poète derviche qui devint la dernière « auto interprétation » de Khlebnikov, ainsi que dans l’élaboration de la « langue sidérale » à laquelle il a été conduit par des motifs réellement très proches de ce qui, sept siècles auparavant avait conduit les mystiques islamiques à élaborer le balabaïlan, la langue poétique secrète, pas plus accessible aux non-initiés que le bobeobi de Khlebnikov.

Partant de sa source, cachée dans le cœur même de la Russie, la Volga, après avoir surmonté des espaces considérables et fait son lit à travers une masse de cultures multiethniques, finit par se déverser dans la Caspienne et avec elle le poète qu’elle entraîne aussitôt vers la rive opposée, aimantée de la poésie.

L’attraction de la Perse se confirme par la participation de Khlebnikov à la campagne de Téhéran et par la quantité énorme chez lui de coïncidences de sens et d’images avec les poètes antiques de la Perse. Cette attirance vers l’autre n’est pas rare chez les plus grands artistes et ces « coïncidences » n’étonneraient pas du tout si Khlebnikov avait maîtrisé les langues orientales et avait lu la poésie persane dans le texte original. Mais nous savons de source sûre que Khlebnikov ne connaissait aucune langue orientale et, à son époque, seuls quelques textes réputés de la poésie persane classique avaient été traduits en russe. Et très peu de poètes étaient connus.

On sait qu’il connaissait les œuvres de Nisami (1141-1209), dont il utilisa la traduction française du poème « Iskander-Namé » pour développer le sujet des « Enfants de la loutre ». Ce système complexe de références culturelles le mena à un autre poème de Nisami « Leïli et Meldjiun » remarquables par l’image qu’il donne d’un poète rendu fou par l’amour, qui erre dans les déserts en marmonnant des vers à la gloire de sa bien-aimée. Le nombre des textes poétiques soufis accessibles à Khlebnikov n’était pas très grand, et cependant l’« attraction magnétique » du poète pour l’Orient est telle qu’on peut penser qu’il avait lu non seulement tout ce qui fut traduit durant les décennies qui suivirent sa mort (les œuvres de Nisami, par exemple, furent traduites en russe entre 1940 et 1959), mais également ce qui n’a pas été encore traduit aujourd’hui, en particulier des œuvres aussi essentielles dans le contexte de notre discussion que la « Conversation des oiseaux » de Farid-al-Din Attar et le « Traité des oiseaux » d’Al-Ghazali. De plus, c’est comme s’il les avait lus dans une traduction accompagnée de commentaires de qualité, contenant des renseignements sur les poètes mystiques soufis et des connaissances sur les codes métaphoriques indispensables pour comprendre les « stratifications » de leur poésie. Mais aucun de ces guides n’était dis­ponible pour Khlebnikov ! Le livre de René Guénon et d’Anne-Marie Schimmel sur la mystique islamique non seulement n’avait pas encore été traduit en russe, mais n’avait même pas été écrit ; ses auteurs n’avaient même pas encore commencé leurs recherches ! Or, Khlebnikov écrit parfois comme s’il parlait de l’intérieur de cette tradition, comme s’il avait reçu un héritage poétique secret d’Attar et n’avait besoin d’aucune traduction érudite de cette culture…

 

 

5.

 

Au moment de charger la pellicule dans mon appareil photo, j’ai fait les contrôles d’usage et c’est ainsi que j’ai capté par hasard dans l’objectif la couleur jaune et bleue de la terre d’Asie : les feuilles de tabac pendues sur les séchoirs qui prennent la couleur de la glaise dont sont enduits les murs des constructions en roseaux du village ; une fille au teint de terre cuite qui passe avec une brassée de feuilles jaunes veinés d’où émane l’odeur épaisse du séchoir ; la couleur brune aux veinures jaune et vert sombre de la steppe sans fin ; la couleur du torchis qui chauffe dans le poêle en dégageant une colonne de fumée âcre… Chez Khlebnikov, cette gamme de couleurs est rendue par ces deux lignes :

Cet endroit orphelin sous la tempête bleue

Était nu comme une nappe jaune.

C’est pour cela aussi que le poète est condamné à ne pas comprendre que non seulement il ne « coïncide » pas avec la littérature russe contemporaine dans le temps, mais aussi qu’il ne s’inscrit pas dans ses limites géogra­phiques. En 1913, il écrivit un court article très intéressant sur la géographie de la littérature russe. Khlebnikov dit que les immenses espaces russes sont restés en fin de compte ignorés par la littérature, qu’ils n’ont pas été so­norisés, que leur imagerie n’a pas été élaborée – « on a chanté le Caucase, mais pas la Sibérie ni le fleuve Amour » –, de même pour la Volga et l’Asie. Premier pionnier de la littérature dans la région d’Astrakhan, il tente d’inventer la forme et la langue adéquates à un contexte qui se ramifie en d’étonnants motifs de formes naturelles et linguistiques ; un contexte dans lequel le passé se rappelle à son souvenir par toute une caravane de fantômes. Et il a créé cette langue. Par exemple, la nouvelle intitulée « Écir » est un moulage figuré parfait de l’espace-temps du delta. Chaque détail y est essentiel et précis, les paysages ont l’expressivité d’une photo, les mots même se révèlent être complètement ancrés dans le contexte, unis à celui-ci par des milliers de fils associatifs et par l’histoire ancienne… Khlebnikov parlait une langue qui était complètement adéquate à ce qu’il découvrait. Mais, dans la mesure où ce qu’il découvrait était inconnu de tous, personne ne le comprenait. Que signifie pour un habitant de Moscou ou de Saint-Petersbourg le mot moriana (vent marin) ? Presque rien. On ne sait pas très bien même de quoi il s’agit : un mot authentique ou un néologisme de Khlebnikov ? Mais dans le delta, ce mot a une résonance lourde et concrète et même menaçante, comme le souffle du vent de la mer. « Quand le vent marin se mettra à souffler, il emportera les oiseaux dans leur vol… »

En plus de cela, Khlebnikov se bat résolument contre la vision slavophile du monde : « Le cerveau de la terre ne peut pas être seulement grand-russien. » Il revendique « le continentalisme de la conscience », la mise en rapport de celle-ci avec les traditions culturelles des autres peuples. Si on n’oublie pas que, en dehors de ces revendications, l’Astrakhan du début du siècle était un creuset ethnique et linguistique où coexistaient avec le russe un maelström verbal inouï et de nombreux mots orientaux non traduits (au temps de Khlebnikov, par exemple, les matelots de la marine marchande s’appelaient encore entre eux muzurs comme en persan, on appelait chur­gans comme en tatar les tempêtes de neige et même les noms d’oiseaux avaient un doublet dans une langue orientale), alors on ne s’étonnera plus que l’étude du thème de recherche en or que représente « les poètes russes et l’Orient » soit impensable sans évoquer Khlebnikov. C’est comme s’il tentait d’utiliser en poésie toute la richesse du contexte linguistique qui l’environne, d’en faire le patrimoine de la littérature. À travers lui s’expriment également les nomades sans écriture et les prêtres des villes recouvertes par les sables. Les témoignages linguistiques de Khlebnikov sont aussi fidèles que les dé­couvertes des archéologues. Avant lui, un seul homme, frappé par l’immen­sité de l’horizon qui s’ouvrait au regard derrière la Volga, avait entrepris un tel projet : parler toutes les langues à la fois ou, tout au moins, en établir un registre précis. C’est homme était l’Allemand Pierre Simon Pallas, qui était devenu un grand voyageur russe par la volonté de l’impératrice Catherine II la Grande et qui, outre un atlas de la végétation de l’empire russe et une relation de ses tribulations extraordinaires, avait publié des « dictionnaires comparatifs de toutes les langues et dialectes », réunis sous l’autorité de la puissante souveraine. Khlebnikov est allé plus loin, commençant à employer toutes les richesses linguistiques et imagières du continent.

 

 

6.

 

Ce que j’ai tenté de faire ici, c’est une étude poétique sur le terrain ou, plus simplement, une lecture de Khlebnikov au cœur du paysage où il convient de le lire. Dans une lecture de ce type où le texte et le contexte s’interpénètrent, beaucoup de choses s’éclaircissent.

Par exemple, il devient possible d’interpréter d’une manière totalement nouvelle l’engouement de Khlebnikov pour l’Asie, la compréhension profonde qu’il avait de son esprit insolite (assez rare à l’époque). Nous pouvons adopter une attitude très différente de l’attitude habituelle à l’égard de ces appels « à penser au classicisme asiatique plutôt qu’au grec ». Mais l’ornithologie, qui est une science éloignée de toute forme d’engagement humain, confirme que c’est précisément sur la Volga que passe la frontière invisible qui sépare l’Europe de l’Asie. Au-delà de la Volga, il n’y a plus d’Europe ; c’est un autre climat, d’autres types de plantes, d’autres sous-espèces d’oiseaux. « En hiver, dans la province d’Astrakhan, on peut voir différentes sortes de grands-ducs allant du grand-duc typique à l’oriental, au sibérien et au turkmène. Dans le delta, N. P. Foutasevitch a pu observer en hiver un grand-duc d’un plumage si clair qu’il semblait presque blanc. » La nature de cette Asie-là est exprimée intimement dans les vers de Khlebnikov. Il en va de même avec l’Afrique. Si Khlebnikov se met parfois à balbutier dans la « langue des pharaons », c’est parce qu’il sent l’« égyptianité » du lieu. Et ce n’est pas seulement parce que l’un des anciens noms de la Volga était Râ comme le dieu égyptien du Soleil. Et pas non plus parce que la Volga, comme le Nil, débouche sur la mer à travers le désert. Il y a des coïn­cidences matérielles qui font que ce lien avec l’Afrique devient non plus mé­taphorique, mais réel. Le delta, c’est le seul endroit en Russie où pousse et fleurit le lotus, une fleur qui nous rattache tout de suite à l’Egypte, à l’Inde, et à l’Orient encore plus lointain. À la fin du XIXe siècle, dans le delta, a été découverte une colonie de flamants nichant là-bas (c’est déjà une « citation » ornithologique directe de l’Afrique) ainsi que des pélicans. Un jour, on y a observé un ibis. « Ici, jadis, était Osiris » avait écrit Khlebnikov. Sans aucun doute, il ne savait rien de cet ibis sinon il aurait profité de l’occasion pour créer un riche enchaînement.

L’Inde, comme la Perse, est liée au delta par l’itinéraire des migrations des oiseaux et par les anciennes routes commerciales. Les marchands indiens qui faisaient du négoce à Astrakhan rapportaient chaque année de l’eau du Gange pour la verser dans la Volga. Tout ici se mélange, fusionne, subit des transformations mutuelles. La colonie d’Indiens (à qui on interdisait de faire sortir des femmes de leur patrie) a fini par se dissoudre dans Astrakhan, se mélangeant avec les Tatares, donnant une génération particulière de Tatars qu’on appelait argyjan – les bâtards…

Quant aux autres cultures qui sont passées par la Volga, il n’en est rien resté si ce n’est quelques toponymes ou quelques tombes découvertes par hasard, mises à nu par le vent. Khlebnikov (cela a été noté par les cher­cheurs) a laissé de nombreux « fragments » de poèmes ou de proses auxquels semble manquer le début, et qui atteignent presque l’impénétrabilité. De ces fragments surprenants se dégage une idée qui est loin d’être oiseuse : si notre civilisation est condamnée à disparaître, que va-t-il en rester ? Quel mot ? Quelle ligne ? Khlebnikov connaît la valeur de la seule et unique ligne, comme l’archéologue, qui met le pied dans une ville enfouie par les sables et voit un serpent rampant sur une pierre porteuse d’une unique inscription intacte.


 

Vassili GOLOVANOV

Traduit du russe par Thierry Ruchot