«Les écritures aussi évolueront. Lieu du propos : toutes grèves de ce monde.»
                                                                          (Saint-John Perse, Vents )

 

1.

Aujourd'hui, sur l'île, c'est jour de fête nationale : cet après-midi, il y aura un concours de belote, et ce soir, bal masqué. Une grande marquise a été érigée sur la place publique où se poursuivent toutes sortes de jeux et d'amusements et d'où émane - très audible encore sur le rivage où je marche — une musique qui se veut joyeuse… Heureusement, c'est jour aussi de grande marée, et l'estran est immense. En s'éloignant un peu, non seulement on échappe au bruit cadencé, mais on découvre un paysage rocailleux, chaotique, normalement caché par la mer qui scintille à l'ouest là-bas, et murmure.

C'est un jour comme il y en a parfois sur cette côte : un jour sorti de trois journées de brume, très clair, d'une clarté qui décourage tout discours.

Et pourtant une pensée, celle que je trace et dont j'ai suivi les traces toutes ces dernières années, cherche encore une fois ses mots.

 

 

2.

 

Il y a des schémas de pensée. A l'intérieur de ces schémas, tout a-t-il été déjà pensé ? Peut-on penser valablement en dehors des schémas ? Ou ne peut-il s'agir dans ce cas que de délassement ou de délire vaguement «poétique» ?

On se rappelle sans doute la note 25 de l'étude d'Alexandre Kojève sur Aristote (in Essai d'une histoire raisonnée de la philosophie païenne).

Selon Kojève, le schéma dialectique général du discours en tant que tel, schéma qui est à la base de la philosophie dans son ensemble ainsi que de chaque système philosophique en particulier, se présente comme suit :

 

 

 

 

Voici le commentaire de Kojève :

«Si l'Hypo-thèse est la Question, la Syn-thèse est la Réponse (discursive). Celle-ci se développe, en tant que discours effectif, dans une durée-étendue, et elle re-produit la suite chrono-logique du développement, dans la Durée-étendue, du Discours total en discours thétique, antithétique et parathétique. La Syn-thèse est donc l'image "réfléchie" du Discours complètement développé et cette image est "renversée" en ce sens que dans l'"original" c'est le côté "gauche" (ou "droit", si l'on regarde à partir de l'Hypo-thèse), c'est-à-dire le côté positif ou chrono-logiquement premier, qui est censé être le Bien (originaire et définitif), tandis que dans l'image réfléchie c'est l'inverse qui est vrai : le Bien (final) est chrono-logiquement dernier,  étant la négation totale de l'ensemble du côté positif ou "gauche" (voire "droit")… La Syn-thèse temporelle a été découverte par Hegel. La Philosophie pré-hégelienne ne connaissait que la "Synthèse" spatiale,  c'est-à-dire la Para-thèse. (La réponse disait que l'entité en question est "à la fois" au sens de "en même temps" en partie A et en partie Non-a). Si, dans la Syn-thèse, A et Non-a se succèdent, étant chrono logiquement l'Antérieur (ou l'Origi­naire) et le Postérieur (ou le Final), ils co-existent  dans la Para-thèse en tant que logiquement Premier ou Gauche (voire Droit) et Second ou Droit (voire Sénestre). Si l'on ne veut pas développer la Para-thèse dans le Schéma, il faut donc au moins y faire apparaître sa dualité spatiale. Le signe de la Para-thèse est donc non pas un point (sans structure), mais un cercle (structuré) coupé en deux, avec un côté gauche et un côté droit» :

 


 

 

Le schéma prend alors la forme suivante :

 

 

 

Si l'on applique ce schéma aux grands systèmes philosophiques, on arrive, pour Parménide, à ceci :

 

 

 

— le principe du tiers exclu exige que le Hen soit ineffable (la réponse à la question est silencieuse).

Pour Héraclite, ce sera ceci :

 


 


— le principe de la contradiction exige que le Cosmos ne soit pas discursif (la réponse à la question est un pseudo-discours indéfini).

Voici pour Platon :

 

 

 

 

Pour Aristote :

 


 


(El : matière élémentaire, doublement double).

Kant :

 

 

 

Hegel :

 


 

 

En quelques pas, nous avons parcouru l'histoire de la philosophie occidentale.

Que reste-t-il à faire ?

Sans doute, d'abord, retoucher terre, et continuer à mettre un pied devant l'autre.

 


3

 

Le dessin ci-dessous donnera une idée globale et schématique de la localité où je me trouve :

 

 


Il s'agit de ce que l'on appelle en géologie un complexe centré, le plus beau de tout le massif armoricain. Des granits rouges à gros grains, accompagnés de roches basiques, sont venus occuper un tronc de cône à section elliptique dont le volume a été déterminé soit par l'effondrement d'une pastille de socle dans le réservoir magmatique sous-jacent, soit par son refoulement vers le haut à la manière d'un piston. Au cours de la mise en place des magmas, granitique et basique, pendant et après leur cristallisation, se produisent des déformations liées à leur écoulement laminaire ou tourbillonnaire suivant le lieu, et à l'écrasement des roches qui en sont issues. Un cataclysme se produit alors et fracture les zones centrale et méridionale des granits à gros grain. Un deuxième groupe de granits, à grain fin et de couleur versatile (rose, ocre à gris violacé), vient cimenter les blocs parfois immenses de granits rouges et les fractures obliques et sub-horizontales qui les découpent. Un effondrement ultime se produit à peu près au centre du massif, libérant un volume en forme de verre de montre dissymétrique où vient cristalliser le troisième et dernier groupe de granits, à grain fin comme le second groupe mais de couleur blanc-gris.

Voilà donc pour la terre, dont la ligne «abstraite», vue comme ligne de côte, pourrait se représenter comme suit :

 

 

 

 

Mais il y a aussi dans ce paysage la mer et le ciel. Si aujourd'hui il fait un temps clair, le ciel, en ces parages est en général très mouvementé, la rencontre, dans ce nord-ouest de l'Europe, de courants thermiques chauds et froids provoquant de multiples et fréquents enroulements et tourbillons sous forme de nuages et de vents :

 

 

 

 

Quant à l'eau, c'est le milieu impressionnable par excellence, qui laisse accéder en elle toutes les impulsions du dehors. Ne se bornant pas à répondre aux modifications de son entourage immédiat, elle reçoit des influences subtiles provenant des confins de l'univers. Quoi de plus complexe qu'une vague, ce phénomène que Vitruve a eu tant de mal à faire entrer dans la pensée ?

Et puis, il y a les créatures de ce monde interlope.

«Avant que la terre n'émergeât de l'océan et ne devînt terre ferme, écrit Henry Thoreau dans Cape Cod, régnait le chaos ; et entre les laisses de haute mer et de basse mer, là où elle est en partie dévoilée et émergeante, une sorte de chaos règne encore, que seules peuvent habiter des créatures anomales…»

Voici, pour mémoire et pour renouveler la vision, quelques-unes de ces créatures «anomales», quelques-unes de ces figures étranges.

Des crabes :

 

 

 

Des méduses :

 

 

Bref, nous avons affaire sur cette côte à un système dynamique dissipatif, terrain de recherche et d'étude hors pair pour le physicien, le chimiste, le géologue, le géographe, le biologiste et le mathématicien.

Mais, tout en m'y intéressant, je ne me reconnais entièrement dans aucun de ces ordres.

Dans quoi, alors ?

Dans la poésie, seule fonction de l'esprit laissée «dehors» ?

 

 

4.

 

Au congrès continental de la culture qui se tint à Santiago du Chili en mai 1953, le poète Pablo Neruda évoqua la côte de son pays en ces termes : «Nous voulons que son visage soit splendide, en face des mers. Nous voulons donner à ses yeux une expression et une signification inoubliables. Nous voulons mettre dans sa bouche les paroles les plus nobles.»

Si «noble» que soit l'ambition de Neruda, si authentique qu'ait pu être l'enthousiasme qu'il ressentait pour la beauté de la côte du Chili, il y a là une conception de la poésie qui me gêne horriblement : le Poète est trop présent, sa rhétorique trop lourde. La côte n'a pas besoin qu'on lui mette des paroles «dans la bouche» (la métaphore même est répugnante). Pourtant, il existe, dans ce contexte, un besoin de dire quelque chose — mais quoi ? Et comment ? En tout cas, quelque chose qui n'évoque pas une estrade, un mégaphone métaphorique, un discours «culturel»…

C'est sur cette même côte du Chili qu'Ernest Grassi, soucieux de remettre la philosophie, et la culture, en face du direct (Das Unmittelbare), place le début de son livre sur l'origine de l'art Kunst und Mythos (l'Art et le mythe)  :

«Nous nous trouvons au Chili. C'est le début du printemps : une clarté diffuse…»

Le paysage est impitoyable, inhumain. Les mots ordinaires sont inadéquats : on n'est plus confronté à «la lumière», mais à un «phénomène cosmique». Etrangeté, solitude, inquiétude, panique. Les peupliers tremblent au vent, «comme si une main invisible les caressait». La solitude augmente la sensation d'impuissance, l'incapacité où l'on se trouve de «voir» ce paysage d'un point de vue pictural. Seuls des peintres provinciaux s'y sont risqués, et le résultat est dérisoire. La nature, ici, est une réalité non connue et non organisée : elle est unheimlich (inquiétante, mais aussi, ne permettant pas une résidence). Ce qui règne ici, c'est l'absence de parole humaine. Les Andes sont là, à l'horizon, «comme pur phénomène géologique», ou comme «des images arrachées à un tract scientifique». Impossible de contenir ces formes, ces couleurs, ces ombres dans «une unité artistique». Un grand agave se tient là, «comme en acier», ses feuilles ressemblant à des «épées pliées». Il n'y a pas de co-ordonnées, et les éléments tectoniques ne s'harmonisent pas…

«Sans de telles expériences, dit Grassi, on ne comprendra jamais ce que cela signifie que d'ériger un mur, de délimiter un espace ; ce que c'est que de peindre un tableau, de composer des formes et des couleurs ; ce que c'est que de décrire, au moyen de rythmes et de mots, notre situation et nos expériences, et ainsi de pouvoir nous maintenir en face du monde chaotique.»

Il est certain que dans ces paragraphes de Grassi parlant de ses expériences sur la côte chilienne, on trouve beaucoup de motivations et de pratiques, artistiques : le besoin de «protection», la projection mythique (cette «main invisible»), le besoin d'unité, la création de comparaisons («comme de l'acier», «comme des épées pliées»).

On reconnaît toute une pratique artistique, tout en se disant (aujourd'hui, sur l'estran) qu'elle est, décidément, encore trop humaine : si une «résidence» est nécessaire, qu'elle soit moins circonscrite, et que ne s'y attache pas tant de «poésie» facile.

 

 

6.

 

Dans la tradition humaniste, classique, ce qui caractérise l'homme, c'est le logos. Et logos, qui vient de legein, implique une sélection, une lecture (du monde). Une autre logique serait-elle possible, moins «sélective», moins «littéraire», tout en n'étant pas seulement scientifique (géo-logique, etc.) ?

N'aurais-je le choix qu'entre un vers «poétique» comme celui-ci :

Il y a des eaux que les vents changeants transforment en rire

cité avec approbation par un physicien (les physiciens s'intéressent, plus souvent qu'on ne le pense, à la poésie), et sa propre formule :

 

 

 

 

C'est la «nouvelle science» du XVIIe siècle, et la «raison» du XVIIIe, qui provoquent dans la poétique une crise dont celle-ci ne s'est pas encore relevée (ce qui, bien sûr, n'a pas empêché quantité de «poètes» de continuer comme si de rien n'était : il est «culturellement » établi qu'un poète n'a besoin de rien savoir ni de rien penser).

Donne, un des premiers à ressentir profondément la crise et à réagir fortement, répond par un platonisme furieux (les Idées battent de l'aile…), une métaphysique transatlantique (il projette l'unité plus loin, hors du contexte européen éclaté, désagrégé, vers une Amérique abstraite) et une logique érotique (Descartes perd ses moyens en face d'un corps nu).

Un siècle plus tard, Coleridge, à son tour, regrette les «vieux noms» et les «formes intelligibles des anciens poètes», comme il le dit dans The Piccolomini  :

 

Les formes intelligibles des anciens poètes

Les belles humanités de la vieille religion

La Puissance, la Beauté et la Majesté

Qui hantaient les vallons, les montagnes de feu

Les forêts, les lents cours d'eau ou les torrents rocailleux

Les précipices et les gorges profondes ; toutes ont disparu

Elles ne vivent plus dans la foi de la raison ;

Pourtant le coeur toujours a besoin d'un langage,

Et toujours le vieil instinct ranime les vieux noms…

(trad. M.C. White)

Si une grande part du romantisme fut simplement une réaction du cœur, il recelait aussi les débuts d'autre chose : quelque chose que l'on voit à l'œuvre dans le désert du Vieux Marin,  où les spectres n'ont rien à voir avec Jupiter et Vénus, dans la géographie surréaliste de Kubilaï Khan et dans les archives du poète-penseur-encyclopédiste que constitue la Biographia literaria.  Même chose chez Novalis. Quand celui-ci déclare que «le monde doit être romantisé», sa conception de cette «romantisa­tion» dépasse, et de loin, les cadres du roman sentimental, de l'imaginaire subjectif et de la poésie diluée (avec des larmes). Il s'agissait d'un mélange inédit et inachevé de savoir et de vision, beaucoup trop confus et trop atopique pour le vieux Goethe weimarisé, mais assez proche de certaines spéculations poético-scientifiques du Goethe distant et clairvoyant qui, au fond, ne se situait, comme Valéry, nulle part.

Hölderlin prend son départ, comme Donne et Coleridge, dans le regret des dieux (Ah, vous tous / Dieux fidèles et amicaux / Si seulement vous saviez / Combien mon âme vous a aimés ! ) — et dans la plénitude un peu forcée (pindarique) du vocabulaire hyperbolique, mais il descend, de cassure en cassure, vers un dire plus dépouillé qui tente, malgré tout, de dire un rapport au monde.

Situé dans «la ruine du temps», et dans la «solitude du temps», Hölderlin rêve à l'Arcadie :

Où, au-dessus de l'existence

S'épanouit la beauté éternelle

Grand chantre de l'idéalisme allemand absolu, il vit dans la nostalgie d'une unité perdue (la devise de Hegel et de Hölderlin au séminaire de Tübingen était : l'Un et le Tout), symbolisée par la Grèce, païenne ou christia­nisée :

    Mais, pur, résista

Sur un sol chaotique, Jean

continuée selon lui par l'Allemagne. Voilà un  schéma simple, auquel correspond une grande partie de la poésie de Hölderlin, mais il se complique, jusqu'à devenir méconnaissable. Si les grands fleuves (le Main, le Rhin, le Danube) continuent à descendre droit à la mer, le chemin de Hölderlin, esprit errant, est excentrique. Il vit la catastrophe de l'idéalisme, et de cet idéalisme catastrophé se dégage une réalité complexe. Le chant du cygne devient un champ de signes :

Qu'est ce que Dieu ? inconnu et pourtant

Pleine est la face

Du ciel de ses signes


Même les rivières, pourtant apparemment «éternelles», prennent des allures étranges, révèlent des aspects inconnus, tel l'Ister :

Mais il a l'air, presque

Lui, d'aller à reculons, et

Il me semble qu'il doit venir

De l'est.

Il y aurait beaucoup de choses

A dire là-dessus.

Les poèmes tardifs de Hölderlin sont d'une simplicité désarmante, devant laquelle le discours critique littéraire habituel semble dérisoire. Cette parole catastrophée laisse pourtant «beaucoup de choses à dire», mais sur un autre plan, dans un autre espace.

Obsédé par l'image d'Hölderlin en lieu clos, enfermé derrière sa fenêtre philosophique, on a tendance à oublier l'autre Hölderlin, celui des fleuves, celui du poème «Kolomb» (que je cite ici, fragmentairement, dans la traduction d'André du Bouchet), le Hölderlin océanique  : «Si j'avais voulu être un des héros, alors cela serait sur l'océan… longue-vue qui, au plus haut, configure et instruit, en faveur, assurément, de la vie, à interroger le ciel… expéditions ou tentatives en vue d'éclaircir ce qui distingue l'orbe hespérique de l'orbe des anciens… comme un marchand d'images qui donne à voir les images des pays, des grands aussi, et chante la gloire du monde… tu es tout entier dans la beauté, apocalyptica… Hauts sommeils, moments tirés… le marinier Colomb, pourtant, à l'écart…»

 

7.

 

Je continue à marcher sur l'estran, ne sachant pas trop bien où je vais, mais dans cette exaltation diffuse qui se produit, qui a lieu quand une pensée (une vision, une science) est en train de surgir et de trouver, grandement, dans le grondement du monde, son articulation. Cette articulation n'est pas achevée, ne le sera jamais. J'ai seulement la sensation d'être arrivé au terme d'un voyage et d'avoir rassemblé au moins quelques éléments.

Eléments de littoralité…

Rhétorique du rivage…

Ecriture côtière…

Géopoétique générale…

Les trois points de suspension sont le signe d'une ouverture dans laquelle je vais continuer, plus ou moins maladroitement (mais aucune habileté ne m'aiderait), comme un de ces crabes, à tâtonner.

Pour le moment, heureusement, la marée monte.

Jouissons-en.

Kenneth WHITE

Source des graphiques

Guides géologiques régionaux : Bretagne.  Paris, Masson, 1977.

Alexandre Kojève, Essai d'une histoire raisonnée de la philosophie païenne.  Paris, Gallimard, 1972.

Théodore Schwenk, Le Chaos sensible,  Paris, Editions du Centre Triades, 1982.

D'Arcy Thomson, On Growth and Form,  Cambridge University Press, 1961.