par Kenneth WHITE

 

L’Institut international de géopoétique, tout en étant de nature inédite, est une entreprise collective. En tant que tel, il est sujet à des crises. Que l’on pense au surréalisme et au situationisme, les deux mouvements auxquels il peut être comparé (ce qui ne signifie pas qu’il y a lignée), qui ont tous deux connu des crises importantes. L’institut international de géopoétique vient de connaître une de ces crises. C’est tout à fait dans le cours normal des choses.

Que la critique que j’ai faite du livre de Rachel Bouvet, Vers une approche géopoétique, ainsi que la décision d’écarter le groupe québécois, La Traversée, de l’Institut international de géopoétique, allaient susciter des réactions était plus que prévisible, et même tout à fait prévu.

J’ai sous la main deux textes qui expriment ce genre de réaction. Il y en aura peut-être d’autres. Mais puisque ces deux-là contiennent déjà un bon nombre de dicta inepta, dont on n’aura par la suite que des variations, elles suffiront pour faire le tour de la question et déblayer le terrain.

 

Je commencerai par la petite diatribe de S. Celle-ci est tellement convenue, tellement conventionnelle, tellement caricaturale, que j’aurais pu tout simplement l’écarter d’un revers de main. Mais puisque je ne suis pas l’autocrate absolu que ce texte veut faire de moi, mais un démocrate exigeant, je vais en faire l’exégèse, point par point, en y répondant avec exactitude.

1. Pour S., avant de publier ma critique du livre de Bouvet, j’aurais dû la présenter « en amont et en interne » en la soumettant à « un vrai travail de réflexion collective ». D’abord je n’ai jamais attendu personne pour dire ce que je pense d’un texte, et pour publier le résultat de mes réflexions. Ensuite, si je ne nie pas l’utilité, à l’occasion, de « l’intelligence collective », c’est dans une solitude spéculative que naissent, et prennent forme et force, les grandes idées. Ajoutez à cela le fait que mon rôle actuel dans l’Institut est de voir la route de loin.

2.  S. est heurté dans sa sensibilité par le style un peu âpre que j’emploie dans certains de mes essais critiques, et surtout, en l’occurrence, vis-à-vis d’« une personne bien connue et estimée au sein de l’Institut ». D’abord, dans le champ intellectuel, je ne pense pas du tout en termes de personnes, mais en termes d'idées. Ensuite, si l’on n’est pas prêt à voir déployer tout l’éventail de l’expression et de l’argumentation, si l’on ne sait pas apprécier le style énergique, électrique, orageux, d’un Juvénal, d’un Bloy, d’un Jean Scot Érigène, et j’en passe, on n’entre pas dans l’arène intellectuelle, on reste au sein de sa petite famille, ou de sa grande famille, cela revient au même, c’est toujours la famille.

3. À la fin de son discours indigné, se voulant sans doute dissident, S. monte en chaire, prenant appui pour son sermon sur un petit poème de Jacques Prévert. Je cite le début du sermon, : « Chers amis de l’Archipel et de la Traversée, transfuges du Rhône et compagnons de partout, travaillons maintenant à autre chose qu’à un vain monument, travaillons solitairement, collectivement, sans pédant boniment, sans figer le langage en formules qui finissent, à force d’être répétées telles quelles, par devenir des dogmes qui trahissent l’impulsion de départ. Faisons valser les noms, les étiquettes, travaillons chacun à son niveau, à sa façon, à « revenir au monde », reliés à la terre et aux autres autant qu’on peut. » Si on a pu lire cette rhétorique homélitique sans rire, on peut se donner la peine de faire un petit commentaire. La géopoétique n’a jamais été conçue comme un monument, mais comme un mouvement. Rien non plus chez moi qui relève de la dogmatique. Ce que l’on trouve, texte après texte, livre après livre, c’est l’ouverture d’un « champ du grand travail ». Que certains trouvent que cela est trop, et trop dur, et préfèrent s’en tenir à leurs pelouses, soit, je ne viendrai pas les déranger.

Je poursuis mon petit pensum, en me tournant maintenant vers la réaction de A. qui se situe à un autre niveau. Pour éviter toute « réaction épidermique », A. dit avoir pris le temps de lire deux fois mon allocution à l’assemblée, et, je pense, mon essai plus développé sur le livre de Bouvet. Je lui en sais gré, tout en lui proposant d’y réfléchir encore un peu, car si son intervention n’est pas « épidermique », elle reste épigastrique, épicalyctique et épicycloïdale.

Mais, entrons dans le vif du sujet et, encore une fois, pour la précision et la clarté, point par point :

1. Commençons par le plus gros. Je cite la lettre d’A. envoyée au président de l’IIG et moi-même : « Les concepts appartiennent à ceux qui les labourent, les travaillent et leur donnent une expansion toujours renouvelée. La géopoétique n’est pas plus la propriété privée de Kenneth White que l’Amérique n’est celle de Christophe Colomb ou la théorie de la relativité celle d’Albert Einstein. » Les comparaisons sont spécieuses, mais prenons-les un peu au sérieux.

D’abord, traduire dans l’ordre de la légalité ce qui relève de l’ordre de la découverte spatiale et de la vie de l’esprit est, pour dire le moins, d’une sophistique douteuse. Ensuite, sur le plan, non pas de la légalité, mais de la déontologie intellectuelle, la notion d’origine spécifique et de référentialité doit être respectée, surtout dans le cas d’un concept aussi chargé, aussi complexe que celui de géopoétique. Que des concepts puissent être développés (ce que je n’ai jamais cessé de faire dans mes travaux sur la géopoétique), soit, mais ils peuvent aussi, et c’est la plupart du temps le cas, être pervertis. Les exemples sont multiples. Mal compris, même des concepts relativement simples, tels que liberté, égalité, fraternité, peuvent mener à des contextes allant du dérisoire au désastreux. Pour ce qui est des sciences, prenons l’exemple du catastrophisme de René Thom. Je cite Thom : « Étrange destinée que celle de la théorie des catastrophes.  Lancée, vers 1974, dans un grand déferlement d’espoir, elle a fini sa carrière, comme un ensemble de recettes de modélisation, de petits trucs d’analyse numérique […]. Tout l’apport proprement philosophique, épistémologique, de la théorie s’est trouvé méconnu. » C’est cela qui pourrait être le sort de la géopoétique si on la laisse à ceux qui la « labourent », à ceux qui la « travaillent », à leur façon. C’est pourquoi il faut savoir défendre un concept, et critiquer, radicalement, les travaux qui le déforment, le diminuent, l’aplatissent. C’était mon rôle en tant qu’initiateur du concept, et le but de l’Institut que j’ai fondé.

2) Fonder, dans le contexte socio-politico-culturel de ces derniers temps, un tel Institut, était une gageure, une création intempestive. J’ai déjà analysé, dans plusieurs textes, dans plusieurs livres, le contexte socio-politico-culturel que je viens d’évoquer. Disons ici, rapidement, que c’est un contexte où, sans avoir rien appris, sans vouloir rien comprendre, tout le monde se sent le droit d’avoir une opinion. D’où un bavardage infini, une dégradation progressive de l’esprit, un délitement général. Comme je l’ai indiqué au début de ce texte, dans les temps récents, deux mouvements ont essayé de s’opposer à cet état de choses : le surréalisme et le situationnisme. On sait les réactions qu’ils ont rencontrées de la part de l’intelligentsia établie. Non seulement ils allaient vigoureusement à contre-courant de l’époque, mais, horribile dictu, ils pratiquaient, au besoin, l’exclusion. S’ils ne l’avaient pas fait, le surréalisme serait représenté aujourd'hui par le pitre Salvador Dali, et le situationnisme aurait fini par n’être qu’un vague spontanéisme allié à une flanocherie urbaine.

Sur un plan de l’esprit moins vif, néanmoins d’une valeur certaine, si les animateurs principaux de l’École des Annales (Lucien Febvre, Fernand Braudel…), travaillant sur la notion d’histoire longue, n’avaient pas eu la sagesse de créer, pour la soutenir, une structure institutionnelle durable, celle de la 5e section de l’École pratique des hautes études, doublée de la Maison des sciences de l’homme, ce courant de pensée aux longues idées n’aurait pas duré longtemps, il se serait perdu dans des institutionalisations de moindre envergure. De même, quand Alfred Korzybski fonde The Institute of General Semantics, ce n’était pas pour freiner l’intelligence, c’était pour la libérer et la développer, avec précision et puissance. Dans tous ces cas il ne s’agit pas d’institutions au sens banalement sociologique du mot mais d’institutiones au sens principiel. Quintillien a composé Institutio Oratoria (l’éducation d’un orateur). Dans l’Institut international de géopoétique, on s’occupe d’institutio geopoetica.

3) Si la fondation de l’Institut était une gageure, l’extension sous une forme archipélagique que j’ai lancée quelques années après, l’était encore plus. Comme je l’ai dit plusieurs fois : risque d’ambitions personnelles et de dilution progressive de l’idée. En bon démocrate (sans illusions), j’étais prêt à prendre ce risque. Étant entendu que les divers groupes (îles et îlots) travailleraient dans le cadre d’une « autonomie responsable », dans le respect du rapport Institut-archipel et de l’idée (théorie-pratique) géopoétique.

Si l’attention de l’Institut s’est portée exclusivement ces temps-ci sur le groupe québécois, La Traversée, c’est parce que ces principes n’ont pas été respectés. Dans mon allocution de l’Assemblée générale, je cite une phrase que j’ai captée lors du colloque de juin 2014 prononcée par une Québécoise membre de la Traversée : « L’Institut, c’est les Français, la géopoétique, c’est nous. » Une attitude confirmée par l’actuel président de la Traversée (lucide, peut-être même auto-critique) : « L’Institut est au bout d’une route qu’ils n’ont pas encore empruntée » (ceci après onze ans d’existence). À cela, on peut ajouter le fait qu’un certain nombre des membres de la Traversée ont renvoyé au secrétariat de l’Institut leur convocation à  l’assemblée générale, en disant qu’ils ne connaissaient pas l’Institut.

Et puis il y a eu le livre de Rachel Bouvet, qui se veut programmatique pour l’avenir de la géopoétique. A. parle du « stupéfiant amalgame entre la critique d’un livre et l’excommunication d’un groupe (de soixante personnes) qui n’en est même pas l’auteur. » Passons sur l’amalgame sémantique entre « exclusion » et « excommunication », prolongée plus loin par la référence à l’Inquisition, pour maintenir la question dans un contexte idéationnel moins encombré. Certes, le livre Vers une approche géopoétique n’a pas été écrit par les « soixante membres » de la Traversée, mais Bouvet, ex-présidente du groupe québécois, parle au nom de la Traversée, et si, comme je l’ai dit dans mon allocution, je pense que certains individus parmi les membres de la Traversée pourraient ne pas s’y reconnaître, ce livre reflète manifestement l’attitude et la conception des choses qui prévalent de manière générale dans le groupe québécois. D’où la nécessité d’une critique radicale et d’une décision ferme et claire.

Pour conclure, après l’exclusion de La Traversée, d’autres membres des groupes existants seront peut-être tentés, par solidarité, convivialité, relations interpersonnelles, que sais-je,  de la rejoindre ou de créer de nouveaux groupes autonomes (non habilités par l’Institut). Ils feront ce qu’ils voudront, de la sous-géopoétique, de la pseudo-géopoétique, bref, de l’ersatz géopoétique.  Pour la véritable activité géopoétique, c’est vers l’Institut qu’il faudra se tourner : un groupement d’individus à l’esprit lucide et exigeant, entouré par les groupes de l’archipel originel qui auront su respecter le rapport Institut-archipel et maintenir une haute idée de la géopoétique, ainsi que par d’autres qui pourront se créer par la suite dans cet esprit.

Ne perdons pas de vue le fait que l’Institut international de géopoétique est une des plus belles choses qui existent aujourd'hui sur la carte culturelle du monde.

Essayons d’être à la hauteur, et restons vigilants.

 

K.W.
L’Atelier atlantique
15 novembre 2015