par Kenneth White




(Dans cet essai, je réponds à deux interrogations qui, dans le contexte mental non seulement confus mais passablement dégradé d’aujourd'hui, peuvent surgir. À savoir : 1) La géopoétique est-elle dogmatique, c’est-à-dire anti-libérale ? 2) La géopoétique est-elle inhumaine, c’est-à-dire, non-humaniste ? J’entreprends cette exploration intellectuelle en compagnie de deux penseurs, Spinoza et Nietzsche, qui étaient dans les parages de la géopoétique dès ses origines).

 

1.

 

Que la liberté soit une conception très courante et très commode, il n’y a pas de doute. Mais on peut avoir plus que des doutes sérieux sur l’exactitude de l’hypothèse. On peut même se risquer à dire, « dogmatiquement », que pour la majorité des hommes c’est une illusion totale. Pour y voir clair, il faut, comme le dit Lichtenberg dans un de ses aphorismes, « une étude très profonde », une étude « pour laquelle un homme sur mille dispose du temps et de la patience nécessaires. »

 

On a beaucoup parlé, écrit et glosé sur la notion de « liberté », et cela est loin d’être fini. Mais à mes yeux, le meilleur examen de la question se trouve dans l’Éthique de Spinoza, et surtout dans sa cinquième partie, « De la puissance de l’entendement ou de la liberté de l’homme », cette partie culminante ayant été préparée par celle portant sur « la servitude de l’homme ou des forces des affects ».

Je viens de citer la traduction courante de l’étude de Spinoza, mais pour plus d’exactitude quant au vocabulaire, on a intérêt à se reporter au latin. La forme originale de la phrase, « De la puissance de l’entendement ou de la liberté de l’homme » est celle-ci : « De potentia intellectus, seu de libertate humana. » Le mot intellectus me semble bien plus signifiant aujourd'hui, bien plus puissant, que le mot « entendement ». De même, traduire mens dans la phrase « De natura et origine mentis » par « âme » me semble approximatif, et même abusif. Quand on emploie le dicton : « mens sana in corpore sano », c’est à un « esprit sain » que l’on pense, non pas  à une « âme saine ».

 

2.

 

La cinquième partie de l’Éthique commence, magnifiquement, ainsi : « transeo tandem ad alteram Ethices partem, quae est de modo sive via, quae ad Libertatem ducit » – « Je passe enfin à cette autre partie de l’Éthique où il s’agit de la manière de parvenir à la Liberté ou de la voie y conduisant. J’y traiterai donc de la puissance de la Raison, montrant ce que peut la Raison contre les affects et ensuite ce qu’est la Liberté de l’Esprit. »

Il s’agit là de la grande transition (qui n’a rien à voir avec des réformes ou même des  révolutions), et de la grande traversée (qui n’a rien à voir avec de simples déplacements). Il s’agit de sortir à la fois du réseau des habitudes familières, familiales, et, plus loin, des pièges de la pensée, c’est-à-dire de la sophistique, dans lesquels s’empêtre le naïf et dont joue le sophiste.

Rien de ceci n’est facile. Mais comme dit Spinoza à la fin de son étude et de ses démonstrations : « Omnia praeclara tam difficilia quam rara sunt » (Tout ce qui est beau est difficile autant que rare).

 

3.

 

Pour remonter aux commencements, l’Éthique débute ainsi : « Per causam sui intelligo id, cujus essentia involvit existentiam » (Par cause de soi j’entends ce dont l’essence enveloppe l’existence). Le id en question n’est pas aisé à définir. Faute de mieux, Spinoza l’appelle « Dieu » (Deus) en y ajoutant presque aussitôt « la Nature » (Naturae ordo). Précisons tout de suite  que le « Dieu » de Spinoza n’a rien en commun avec celui des religions et quand il parle d’« essence », il n’est pas question d’une « essence humaine » du genre contre lequel se sont élevés tous les existentialismes.

Laissons donc de côté théologie et métaphysique, pour parler d’une voie, d’un voyage, mais en y incluant plus qu’on n’y met habituellement : « Ce qui peut nous conduire à la connaissance de l’esprit humain et à sa béatitude suprême » (ad mentis humanae eiusque summae beatitudinis cognitionem).

La première étape, menant à la première escale, consiste à apprendre à surmonter toute la gamme des affects, qui vont du désir au désespoir en passant par l’ambition. Pourquoi les dépasser ? Parce que les affects, et d’autant plus s’ils sont enkystés dans l’imaginaire (imaginatio), sont des idées inadéquates et confuses et, plus profondément encore, des « passions de l’âme ». En tant que tels, les affects maintiennent l’esprit dans la servitude, que celle-ci soit passive ou active : « J’appelle Servitude l’impuissance de l’homme à gouverner et à réduire ses affects » (Humanam impotentiam in moderandis et coercendis affectibus servitutem voco). Pour se libérer du règne des affects et de l’imaginaire, il faut de la vigilance (ad haec vigilantia requiritur), de l’intelligence pénétrante (ingenii acumen) et un art d’un type particulier (ars magna) qui consiste à « connaître le maximum de choses singulières » (res singulares intelligere) et à tout voir « dans une sorte d’éternité » (sub specie aeternitatis). C’est sur cette base, et en suivant la route de la grande Raison (« Je dis que seul celui-là est libre qui est conduit par la seule Raison ») que l’on peut, à la longue, et avec persévérance, arriver au port de la destination où l’on peut connaître à la fois la Réalité (realitatem habere) et le Bonheur le plus élevé (summa mentis acquiescentia).

La pensée qui se fraie ici un chemin, étape par étape, est une voie de libération qui dépasse de loin ce que l’on entend d’ordinaire par ce mot. Une voie de libération et de connaissance qui aboutit à une vision poétique de la Terre basée sur un ordonnancement naturel, à la composition d’un monde.

Une voie difficile – extrêmement difficile.

 

4.

 

Étant donné ce que je viens d’exposer vis-a-vis de ceux et de celles qui déclarent « Je vais faire de la géopoétique en toute liberté », comme de ceux et de celles qui estiment qu’ils ont toujours « fait de la géopoétique sans le savoir », on ne peut que sourire. Non seulement ils confondent la géopoétique avec je ne sais quelle géographie littéraire, je ne sais quelle construction imaginaire, mais, ne se connaissant pas, ils nagent dans l’inconscience.

Mais continuons pour le moment à déblayer le terrain, en passant (mais les deux notions sont évidemment liées) du concept de « liberté » à celui d’« humanité ».

 

5.

 

Je quitte donc à présent l’atelier et la salle d’étude de Spinoza à Rhynsbourg près de Leyde, où il a vécu cinq ans (peu de moyens, vie simple, méditation profonde) à écrire cette « émendation de l’intelligence » qu’est l’Éthique, pour  une petite chambre dans la vieille ville de Nice où, tout en arpentant les sentiers brûlants de l’arrière-pays, Nietzsche écrivit Humain trop humain (Menschliches, Allzumenschliches).

En tout premier lieu, des questions de méthode.

La méthode Spinoza étant géométrique, ultra-cartésienne, celle de Nietzsche est gyrovague et aphoristique.

Si la plupart des textes philosophants sont d’un ennui mortel, c’est parce que les philosophants veulent trop développer et expliciter. La méthode de Spinoza est excitante pour l’esprit, de par sa géométrie concrète et abstraite, affine et projective. La méthode aphoristique de Nietzsche permet à celui-ci de faire des percées abruptes, fulgurantes.

 

6.

 

Dans sa préface à Humain, trop humain, qui date d’avril 1886, Nietzsche dit que ce qui caractérise tous ses livres, c’est « une invitation latente au renversement de toutes les estimations habituelles et de toutes les habitudes estimées ». Cela en perturbe beaucoup (« Quoi, tout ne serait qu’humain, trop humain ? »), cela en attire aussi beaucoup, mais pour de mauvaises raisons. C’est pour cela que Nietzsche revient perpétuellement sur le chemin, choquant ici, parlant doucement là, usant parfois de la satire, parfois du lyrisme. C’est que le champ est complexe et long, le chemin. Lui-même, il le sait, ne l’a pas parcouru jusqu’au bout. Au moment où il écrit Humain, trop humain, à peine sorti d’un état de société ressenti comme un pénitencier, il se sent en convalescence, pris d’un côté par la souffrance, la mélancolie, toutes sortes d’« humeurs mauvaises » et, de l’autre, connaissant « cette surabondance de forces plastiques, médicatrices, éducatrices et reconstituantes, qui est le signe de la grande santé ». C’est surtout une figure de transition. Mais quelle transition ! C’est un Spinoza qui passe par le cap Horn.

 

7.

 

Comme l’indique le sous-titre du livre, que l’on a tendance à oublier, Humain, trop humain fut écrit « pour les esprits libres » (Ein Buch für freie Geister). Ces esprits libres (autre chose que des « libres penseurs », qui s’activent dans le contexte de leur temps) n’existent pas encore, mais il pourrait y en avoir un jour : « Je les vois déjà venir lentement, lentement, et peut-être fais-je quelque chose pour hâter leur venue, quand je décris d’avance sous quels auspices je les vois naître, par quels chemins je les vois arriver. »

À la base, une éducation, et une éducation fondamentale. Un des premiers textes de Nietzsche avait pour thème : « De l’avenir de nos institutions éducatives », et non seulement il n’était rien moins qu’optimiste, mais il était férocement critique. Dans Humain, trop humain, tout en étant pressé de pénétrer dans un champ plus intense, il revient sur la question à plusieurs reprises, en stigmatisant « la girouette des méthodes et des intentions », qui mène, sauf dans le cas de certains esprits plus résistants que d’autres, à un contexte où, « dans ce bruit insensé, les pauvres maîtres et éducateurs ont commencé par être abasourdis, puis ils se sont tus, et enfin leur esprit s’est émoussé ». C’était la situation des collèges et des lycées. Dans l’université, en principe, un espace restait ouvert à plus de liberté, mais les universitaires, encore une fois sauf exception, étaient incapables de s’en servir, et laissaient leur esprit à l’état de cocon.

Aux sources de tout projet d’éducation profonde se trouve la question de la quantité d’énergie (vitale, mentale) disponible. Si celle-ci manque, il faut inventer les moyens de l’augmenter, ou d’allumer une nouvelle énergie.

Vient alors la troisième étape, la plus difficile : initier à une culture, mais pas n’importe quelle culture : non pas « la culture », au sens sociologique, ni même une culture « critique », « en contrepoint de la culture publique et privée », mais une « culture puissante ».

Ce qui distingue une culture puissante de la culture ordinaire, c’est que celle-ci est portée par des esprits qui « n’ont monté leur instrument qu’avec deux cordes », tandis que la culture puissante est le fait d’esprits qui « savent jouer sur un plus grand nombre de cordes. 

 

8.

 

Comment mettre en pratique une « culture puissante» ?

On peut repérer, au cours de l’histoire, et à travers le monde, des époques où une telle culture existait. Mais « la culture puissante est nécessairement incomprise, elle est toujours interprétée à faux par la culture ordinaire ». Ce qu’il en reste, c’est ce que l’on appelle « la culture classique », que l’on finira par rejeter comme « élitiste », dans l’intérêt, sociologique, de toutes sortes de nivellements par le bas.

Autre source : dans une littérature libérante, vivifiante, substantielle, éclairante.

Une telle littérature n’est pas le fait de la grande majorité des écrivains et des poètes, mais on la trouve chez quelques auteurs rares, qui ne fréquentent pas le milieu intellectuel en général et le milieu littéraire en particulier : « Le meilleur auteur est celui qui aurait honte de virer à l’homme de lettres. »

La plupart des écrivains sont soit des distracteurs soit des obscurantistes qui « tendent à noircir l’image du monde et à obscurcir notre idée de l’existence. » Les deux espèces « empêchent l’émancipation des esprits ». Quant aux poètes, il fut un temps (à l’époque grecque, par exemple) où ils furent considérés comme les éducateurs de l’humanité, mais ce temps n’est plus. Ce ne sont plus des formateurs, parce qu’ils n’ont eux-mêmes aucune formation.

Reste l’auteur qui a pris le temps de se découvrir soi-même, qui aura puisé dans d’anciennes cultures des éléments vifs auxquels il aura su donner une extension, qui aura appris à écrire vraiment (c’est-à-dire à penser de manière à la fois profonde et vive, à accumuler de l’expérience, et à être traduisible) et qui aura su ouvrir une voie à travers la confusion.

 

9.

 

Qui dit voie dit voyage : « Celui qui veut ne serait-ce que dans une certaine mesure arriver à la liberté de la raison n’a pas le droit de se sentir sur terre autrement que comme un voyageur. »

Il y a plusieurs sortes de voyageurs. Nietzsche en distingue cinq : 1) le degré inférieur – les voyageurs que l’on voit, qui se font voyager (les touristes, y compris les touristes culturels ; 2) ceux qui regardent véritablement le monde ; 3) ceux auxquels il arrive quelque chose par suite de leurs observations ; 4) les voyageurs qui retiennent ce qu’ils ont vécu et continuent à le porter en eux ; 5) enfin, « il y a quelques hommes d’une puissance exceptionnelle qui finissent par étaler au grand jour tout ce qu’ils ont vu, ils revivent leurs voyages en œuvres ».

Ce qui caractérise le vrai voyageur, c’est « un désir volontaire, impétueux de s’expatrier, de se dépayser », il va partout « rôdant, curieux, chercheur ».

 

10.

 

Nietzsche suit sa voie cosmochaotique vers un ordre émergent, en se posant toujours des questions sur « l’énigme de cette grande libération », en faisant des « vols d’oiseau dans les hauteurs froides », en pratiquant une tactique de vie (« volontairement proche, volontairement éloignée ») et une stratégie existentielle (« Ton allure devient plus vive, plus ferme », « le courage et la circonspection se sont fondus »),  pour conclure : « Il y a des indices certains à quoi tu reconnaîtras que tu as fait du chemin et que tu es monté plus haut : l’espace est maintenant plus libre autour de toi, ta vue embrasse un horizon plus vaste. »

C’est un individualiste absolu, mais il n’oublie jamais la possibilité d’une société d’amis, d’une association d’esprits libres, d’un nouveau lieu d’éducation. Sous la forme par exemple, d’une Académie du Gai Savoir qu’il aurait fondée à Nice, où serait enseigné le surhumanisme. Mais là aussi, il rencontre le « trop humain », et, de manière encore plus épaisse que dans les textes des philosophants et des littérateurs : « Dès qu’on monte plus haut que ceux qui vous ont admiré », on leur devient invisible, de sorte que « ceux-ci vous tiennent pour tombé et déchu, car ils s’imaginaient, en toute circonstance, être à la hauteur (ne fût-ce même que grâce à vous) ». Et puis pour organiser quoi que ce soit, pour maintenir une structure, que de « préparations, détours, épreuves, essais, déguisements », que de problèmes d’autorité.

Peut-être l’humanité n’est-elle pas encore à un stade adéquat d’évolution. Non seulement il n’y aurait pas de progression, de progradation, mais une dégradation grandissante. « “Il exige trop”, m’a-t-on dit ». Eh bien, tant pis. Il faut poursuivre le chemin, ouvrir le champ. Les autres « resteront dans leur coin, attachés à leur pilier », devant « un monde non découvert ».

 

11.

 

Les chemins que je viens d’indiquer et de tracer mènent au grand champ du surhumanisme, qui, faut-il le redire, n’a rien à voir avec un « surhomme » dominateur, tout à voir avec un dépassement de l’humanisme dont nous avons hérité, devenu « trop humain ».

Évoquant, dans Humain, trop humain, la figure de Diogène, dit le Cynique, qui se promenait en plein jour dans les rues d’Athènes une lanterne à la main, à la recherche d’un être vrai, Nietzsche commente : « Avant de chercher l’homme, il faut avoir trouvé la lanterne. Sera-ce nécessairement la lanterne du cynique ? »

En fait, ce fut, à peu près cent ans après la mort de Nietzsche, la science, en la personne de quelques biophysiciens et neurophysiologues, qui allaient  fournir la lanterne pour porter une nouvelle lumière sur l’être humain, sous la forme de la théorie du système ouvert. Je cite, comme je l’ai déjà fait dans d’autres contextes, car le texte est essentiel, puisqu’il confirme beaucoup d’intuitions, un biophysicien, Henri Atlan : « L’homme, dont Michel Foucault a annoncé la disparition (comme à la limite de la mer un visage de sable), c’est en fait l’image d’un système fermé qui a dominé le XIXe siècle et la première partie du XXe siècle […]. Cet “humanisme” n’est plus tenable, car l’image de l’homme éclate de toutes parts […]. C’est la fin d’une illusion […]. Cet Homme est en voie d’être remplacé par des choses, certes, mais où nous pouvons nous reconnaître parce qu’elles peuvent nous parler. […] Si nous ne nous laissons pas étouffer par elles, c’est-à-dire si notre vouloir – faculté inconsciente d’auto-organisation sous l’effet des choses de l’environnement – arrive à s’inscrire suffisamment en mémoire […], alors, lorsque nous regardons autour de nous, nous pouvons nous sentir chez nous […]. Quand nous découvrons une structure dans les choses, n’est-ce pas retrouver, de façon renouvelée et épurée, un langage que les choses peuvent nous parler ? Et est-ce payer trop cher ces retrouvailles que de constater, au passage, que notre propre langage n’est dans le fond pas radicalement différent de ce langage des choses ? […] Une existence unifiée devient possible. »

De telles intuitions existaient bien avant Foucault, bien avant les biophysiciens et les neurologues de la fin du XXe siècle. On peut remonter, en Occident, à Héraclite, à Aristote. Mais pour rester dans le cadre de cet essai, voici, très explicitement, Spinoza, dans l’Éthique : « L’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses » (Ordo et connexio idearum idem est ac ordo et connexio rerum).

Nous sommes, là, en pleine géopoétique.