Résumé : Depuis les débuts glasgowiens et parisiens la pratique de la ville a très souvent été, dans l’œuvre de Kenneth White, liée à l’Asie et, de façon moins attendue chez ce poète du dehors, aux mandalas. Des « marches thaumaturgiques » pratiquées à Glasgow aux déambulations mandaliques des Limbes incandescents, White intensifie sa pratique de la ville en faisant de la mise en mouvement du corps une exploration psychique. Puis est venue la découverte des villes asiatiques dans les années 1975-76 et 1984. Le nomadisme intellectuel de Kenneth White, inspiré des hautes rencontres de l’esprit initiées dès le XIXe siècle, ainsi que son usage de la pensée nietzschéenne laissent supposer un désencombrement des illusions véhiculées sur des villes comme Hong Kong, Macao, Taipei, Bangkok ou Tokyo qui possèdent presque toutes, en Occident, une représentation ancienne qui se retrouve parfois jusque dans la culture populaire. Nombreux sont ceux (artistes, écrivains, penseurs) à avoir projeté sur ces villes qui des préjugés d’époque, qui des fantasmes lointainement hérités. Or la pratique whitienne de ces villes, tout en s’inspirant du mandala, ne s’y réduit pas. Loin de toute acculturation, il fait prévaloir l’ouverture. Se libérant de l’encombrant bagage oriental idéologique et culturel, il a donné à ces explorations urbaines en Asie une dimension géopoétique. Des Limbes incandescents aux Cygnes sauvages en passant par Scènes d’un monde flottant et Le Visage du vent d’Est, le poète et pérégrin a fait d’un espace urbain a priori peu propice à la géopoétique un horizon atopique. La contribution toute particulière de l’Asie à cette émergence mérite d'être soulignée.
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Quel rapport entre un terme — mandala — faisant référence à une connaissance ésotérique, avec toutes les connotations souvent négatives qui lui sont associées, et un autre — atopie — au cœur de la réflexion contemporaine ? Les lecteurs de Kenneth White y auront déjà répéré deux strates de sa réflexion : les pensées de l’Asie et le lieu.
Le rapprochement de ces deux termes rejoint le nomadisme intellectuel théorisé par White en ce qu’il ne fait pas, a priori, le départ entre ce qui vaudrait d’être étudié, pensé, et ce qui serait à laisser de côté. Le rapport entre le dedans et le dehors, entre l’ésotérisme et l’exotérisme, entre l’occidental et le non-occidental est dès lors posé de manière ouverte et non contradictoire. De même que le rapport entre la ville et son extérieur, qui n’est pas forcément le monde naturel.
Du point de vue méthodologique, il n’est pas inutile de préciser qu’il ne sera ici question ni d’une étude du mandala, notamment parce que l’usage que White en a fait est rien moins qu’orthodoxe ; ni d’une étude de l’atopie dont le champ sémantique — comme l’a montré Alexandre Gillet[1] — est vaste ; en outre, il ne sera pas question d’une trajectoire depuis la pratique du mandala jusqu’à celle de l’atopie. Alors, de quoi sera-t-il donc question ?
En suivant chronologiquement une double piste, celle de la ville et celle de l’Asie, nous verrons apparaître une convergence entre pratique mandalique et ouverture au non-lieu. Pour cela, nous allons, de Glasgow à Paris, puis de Hong Hong et Macao à Taipei, Bangkok et Tokyo, voir comment Kenneth White a développé « une capacité à se mouvoir, désencombré, dans l’espace atopique, capacité qui ne peut venir que de l’acquisition d’une autre pensée, d’une autre manière d’être. » (FD, 146)
Le départ du village de Fairlie pour Glasgow a consisté pour Kenneth White à laisser les « collines matricielles » et la Cailleach — force élémentaire homophone de la Kâli indienne — pour les « Fournaises de la ville ». « Glasgow et ses foules houleuses, leur rumeur et leur sueur, un grondement qui répond à l’Atlantique comme l’Enfer répond au Paradis. Glasgow, où les dragons prolifèrent — et chantent » (ETC, 41) est dès les premiers textes des années 50 associé à l’Asie. De façon explicite ou implicite, les poèmes donnent de la ville une image duelle. La ville est le lieu de « l’esclavage anonyme / qui pourrit l’esprit »[2], elle est qualifiée de « ventre rouilleux » (« rusty womb », Soir d’hiver, repris dans ETC, 121) où l’on peut entendre l’écho pas si lointain de l’Asie « matrice du monde » (Michelet). Cela charrie les images de foules ouvrières d’Asie qui affolèrent la fin du XIXe siècle et la première moitié du XXe, avec leur caractère anomique et leurs métaphores animales. Dans En toute candeur, White écrit :
Lorsqu’il est fait référence au parsisme, c’est-à-dire à la version indienne du zoroastrisme, c’est pour se lancer un défi apollinien : « A man in a strange land worshiping the fire of the sun. I shall make of this city a City of Sun ! ». Atteindre la lumière sera d’ailleurs le but des Limbes incandescents, mais pour l’instant, dans les années 50, la cosmologie du mouvement prévaut encore. Cependant immobilité et mouvement ne sont pas nécessairement opposables : si le recueil inédit « Le Monde de Zénon » penche plutôt pour l’immobilité (nous connaissons tous les paradoxes de Zénon pour montrer l’inexistence du mouvement, et ainsi défendre Parménide selon qui le monde est un et continu), ce texte extrait du « Monde blanc » articule les deux :
« L’Écossais est un nomade, comme le Scythe, son ancêtre. Mais il y a aussi en lui une quiétude. C’est ce double délice du mouvement et de la tranquillité que je ressens sur la lande. Peut-être, originellement, l’aire de vagabondage était-elle la grande steppe eurasienne qui s’étend de la Chine au Danube ; mais une lande à l’ouest de l’Écosse suffit. De l’espace pour le mouvement et de la tranquillité pour la vision. C’est là le terrain originel de la poésie. » (ETC 63)
« The story of Zeno [alias KW] in Glasgow » est celle d’un nomade souvent pétrifié[4] qui entrevoit la nécessité de mettre quelque chose en mouvement dans cet enfer urbain : « une nouvelle voix s’élève » : « New time / New Voice / New Movement »[5].
La traduction physique de « To the East » fut Paris, ville lumière et, par une réminiscence scolaire du poème de Kipling Mandalay, la traduction mentale en fut le mandala :
Et si tout était parti d’un jeu de mot anglo-latin : Ad Asiam (vers l’Asie) et « to be as I am » ? Toujours est-il que Les Limbes incandescents peut se lire à au moins deux niveaux : la découverte extérieure de Paris, dans toutes ses dimensions, et une méditation intérieure, voire une autoanalyse. Dans sa préface à la nouvelle édition (1990), Kenneth White place d’ailleurs le livre sous le double auspice de la cartographie et du yoga. Sur le mur de chacune des sept chambres, White épinglait une carte détaillée de Paris et le mandala du Dharmodaya, un carré avec quatre portes, un cercle intérieur, et un triangle central (information fournie par White lors d’un entretien). De même que le « yoga des Limbes est un yoga qui… n’en est pas un » (LLI, 12), la pratique du mandala par White relève du psychocosmogramme (selon la définition de l’orientaliste Giuseppe Tucci dont White connaît bien les travaux) plus que de l’orthodoxie. Il écrit ainsi que la poésie de son texte est « une poésie dont la source n’est pas le moi et qui s’interdit à la fois de fixer et de développer » (LLI, 12-3). Yoga de la ‘non-fixation’ et ‘yoga poétique’ qui n’est pas sans rappeler celui de René Daumal en son Grand Jeu. Le recueil Les Rives du silence (1997) reviendra sur cette pratique dans un poème :
Les Limbes incandescents, je le rappelle, présente une série de sept chambres. Il s’agit d’un cheminement du corps-esprit depuis le premier chapitre, « Notes d’un homme de rien », jusqu’au septième, « Le cabinet de la méditation blanche », en passant par « Brève introduction aux études eskimo », « Errances hyperboréennes », « L’ermite de la rue Gay-Lussac », « Une petite chambre du côté du néant », « Il pleut du thé sur Darjeeling ».
La découverte, l’expérience de Paris, se faisait surtout par de multiples déambulations : au nord, au sud, à l’ouest et à l’est de Paris et, « hors les murs », dans les banlieues. Toujours loin des pôles d’attraction patentés, avec une prédilection pour les terrains vagues, et en dehors des chemins battus, le long de sentiers obscurs, dans un entre-deux qui est mentalement celui du Bardo et des Limbes (où il n’est pas interdit d’entendre le Rimbe et L’Ombilic des limbes d’Artaud).
White est au courant, intimement au courant, des récits de tous les grands flâneurs et arpenteurs de Paris : Apollinaire et son Flâneur des deux rives, Breton avec Nadja, Aragon avec Le Paysan de Paris, Henri Calet avec Les Grandes largeurs, Cendrars avec son « Paris port de mer » et « Paris grande bibliothèque » et Céline lors de ses déménagements, de la place Clichy à La Garenne-Rancy.
Ce qui distingue les déambulations parisiennes de White, c’est à la fois leur fréquence et leur intensité. À Glasgow, White avait déjà pratiqué ce qu’il appelait des « marches thaumaturgiques ». À Paris, cette pratique s’intensifie et s’approfondit encore. En dehors de l’atmosphère mythologique des surréalistes, en dehors de la psychogéographie sociale des situationnistes, en dehors de toute « littérature citadine » ou « poésie des rues ». On peut dire aussi qu’avec sa notion de mandala, White dépasse en intensification « la forme d’une ville » de Julien Gracq.
Suivons-le dans ces sept chambres qui constituent sept étapes sur le chemin tantrique vers l’identité suprême, à savoir « ‘un lieu qui n’est plus un lieu’, ‘où il n’y a plus ici ni là’, mais seulement ‘lumière calme’ ». (LLI, 18)
Les « Notes d’un homme de rien » plongent immédiatement le lecteur dans un questionnement atopique de la réalité, c’est-à-dire qu’elles rendent la frontière entre l’intérieur et l’extérieur labile. Le livre débute en effet par une vision enchaînant dans les plus grotesques situations, parfois, des personnages d’écrivains ou d’artistes en tous genres pour finir par le plus grotesque d’entre tous : l’auteur — comme s’il reprenait à son compte une des dernières lettres de Nietzsche à Jacob Burckhardt : « Au fond tous les noms de l’histoire, c’est moi. »[8] Suivent des récits de rêves alternant avec des rencontres en tous genres : un pensionnaire de Charenton, un moineau affolé, des policiers de Meudon qui enregistrent son état civil. A ce brouillage s’ajoutent des réminiscences écossaises, à la recherche de l’enfance par les trains et la mer qui fait le lien amont, dans Paris, avec la Seine par l’intermédiaire d’une « station-caverne, sinistre et suintante, une station-gueule de baleine ouvrant droit sur la Seine » (LLI, 31) et qui, en évoquant à la fois Platon et Melville, montre comment sortir de l’obsession métaphysique :
« C’est un univers de distance et de séparation, un monde où se font suite ennui et catastrophe, dépourvu de profondeur et de continuité essentielle. Je veux la réalité. Tout ce que j’écris est en mouvement vers un peu de réalité. » (LLI, 22)
Le chemin vers la lumière est cependant conditionné par l’acceptation du néant qui y mène. Comme un bateau ivre, ce n’est point « la flache / Noire et froide »[9] qu’il désire mais du fleuve le « néant froid, lointain, par-delà les ombres et les reflets, son néant froid, lointain » (LLI, 33). Les rues se succèdent, dans le froid et l’humide, les cafés et les quais, et les nuits d’insomnie :
« La vie indifférenciée — c’est la pluie et la brume blanche, la substance insinuante, vagabonde que j’aime sentir autour de moi, autant que j’aime la détermination du soleil. Aujourd’hui Meudon est noyé dans la brume. » (LLI, 41)
Dans ces limbes, « homo candidus atten[d] calmement la naissance » (LLI, 42).
La dérive pousse alors son kayak vers une « Brève introduction aux études eskimo » — deuxième chambre. Dans ce Paris, la dilection pour les grands espaces est forte chez White : Chine ou Russie des restaurants, Kamchatka, Japon ou Écosse des espaces mentaux appellent à un double dépassement : de la simple identité, du lieu qui n’est que local.
La méditation mandalique fait se conjoindre les deux. De même que l’écriture à sauts et à gambade, comme ferait un lièvre variable : « Perdre toutes identités pour devenir à la fin (peut-être ?) une densité anonyme. » (LLI, 48).
« On me considère toujours comme un Écossais. Pourtant je suis esquimau, par naturalisation. Et cette nationalité elle-même n’est qu’une convention de passeport, en fait, je suis hyperboréen. Personne ne sait rien des Hyperboréens. L’Hyperboréen est un homme en chemin erratique vers une région située par-delà. Les gens ne voient que l’erratique (les pierres qu’il laisse sur son chemin), mais lui voit par éclairs la région par-delà. De ce qui se trouve par là-bas, aucune définition n’est possible. On est à vingt mille lieues de toute civilisation. » (LLI, 50-1)
Dans le quartier du Marais, un matin froid, la dérive se fait de Paris à la Celtie extérieure, puis au Japon, grâce au silence blanc de neige sur la ville et grâce au vide d’une chambre où les ivresses se succèdent. Le lieu n’est pas fermé sur lui-même : il se met en relation avec quelque lieu, quelque époque qui l’augmentent en le reliant à plus large et profond que ses seules coordonnées euclidiennes. « Chute de neige épaisse recouvrant Paris. Le bois de Vincennes est une collection de parfaites peintures Song » (LLI, 57). « Approcher le non-lieu, écrit Alexandre Gillet, c’est relever des correspondances inédites entre des lieux extrêmement différents »[10]. La présence dans Les Limbes d’une citation du mathématicien Paul Dirac rappelle que « les états d’un système dynamique et les variables de ce système se trouveront en interconnexion selon des modes surprenants et inintelligibles si l’on s’en tient au point de vue classique » (LLI, 52). Telle est bien l’intention de Kenneth White — et lui de « battre le tambour de chaman » !
La troisième chambre est prête pour des « Errances hyperboréennes ». L’espace hyperboréen est non seulement celui d’une géographie physique, culturelle et historique — mais aussi celui d’un climat mental. Ce sont les prémisses du surnihilisme qu’il faut reconnaître dans ces lignes :
« C’est cet iceberg, ce froid, présent à l’extérieur de moi cette nuit, mais toujours là au-dedans, c’est lui qui m’a guéri des maux de ce temps, qui a glacé, puis expulsé de moi les illusions cancéreuses, les pensées tuberculaires qui lient mes contemporains à un destin en technicolor. » (LLI, 59)
Ce qui domine en ces pages est la solitude et le mouvement — malgré ou en raison de nombreuses rencontres ! L’eau y est présente sous toutes ses formes : brume, pluie, neige, glace, eau du fleuve et de la mer. La triade eros, cosmos, logos rejoint celle-ci : landscape, mindscape, wordscape (paysage physique, paysage mental, paysage verbal). Arpenter Paris, c’est procéder à une mise en mouvement : « Si j’écris, c’est pour faire repartir les choses, par magie sympathique. C’est bloqué quelque part. […] Ça va pas vite, les gars, je suis pris dans les glaces. » (LLI, 72). Aussi est-ce bon signe quand la glace se liquéfie, voire se sublime en vapeur : les nuages et la pluie sont des moments de condensation toute taoïste :
La « colline de pluie qui grandit en surgissant du silence » n’est-elle pas la même que la Montagne-Sainte-Geneviève où, peut-être, se cache la dame de la montagne Wu, et où les paysages physique, mental et verbal se rejoignent pour « rétablir les communications » : « Je suis un survivant d’une grande catastrophe et j’essaie de rétablir les communications. Je marche et j’écris pour les mêmes raisons. Pour faire les mouvements efficaces et renouer les rapports perdus » (LLI,76). Et toujours pour horizon le fleuve écumeux de sa vie allant à la mer : « Tout le paysage de glace devient une mer démontée, je me sens tiré, tressautant sur le fond de la mer, balloté dans les courants et je suis finalement rejeté sur une île par la marée. » (LLI, 81)
La quatrième chambre est celle de « L’ermite de la rue Gay-Lussac », « heureux, incroyablement heureux [d]ans cette chambre misérable » (LLI, 84), parce que « le tattva [la réalité], écrit-il en citant Nagarjuna, on ne peut le trouver par l’entremise d’autrui, seulement par soi-même » (LLI, 85). Sur la voie publique et tantrique, au détour d’une rue, « ce visage mongol. Perdu dans la foule. […] Mon vrai, mon propre visage. Passé avec cette fille, et perdu là ? » (LLI, 86)
Le rôle du mandala y est rappelé à plusieurs reprises, d’abord par une citation de Tucci, qui signale son rôle dans le processus de « la désintégration et de la reconstitution cosmiques, tel qu’il est revécu par l’individu, seul auteur de son propre salut » et le rapproche du logos spermatikos ou ‘verbe fécondant’ (LLI, 86). Ensuite par un tantra : « Qu’il voie dans tout ce qui l’entoure le mandala de lui-même en tant que Vajrasattva [c.-à-d. ‘être de diamant’ »] (LLI, 88). Enfin par les propos suivants, lors d’une rencontre à la Bibliothèque nationale à l’occasion d’une recherche sur Osaka : « Je me fous pas mal du Japon. Mais cette fille, et Osaka comme mandala. » (LLI, 91-2) De cela nous constatons l’utilisation hétérodoxe du mandala par White en dépit de la grande connaissance qu’il en a. Le mandala de Dharmodaya (du bouddhisme tantrique) et le plan de Paris, fixés au mur de cette chambre comme à celui des précédentes, forment ensemble un support de méditation ambulatoire à triple face : logos, cosmos et eros dont le but est, depuis cette rue portant le nom d’un célèbre chimiste, un processus de dissolution-cristallisation (en ‘être de diamant’) par une augmentation du mouvement physique et mental et par la recherche de la formulation.
Il est important de préciser que cela prend forme dans un espace géographique : « Ce que je cherche, écrit White, c’est un élément, un espace, un espace élémentaire. Les tentatives de discours total m’ennuient. Trouvons un peu d’espace respirable, un peu d’air frais. » (LLI, 100) :
« Il pouvait être midi et je marchais rue de Médicis, quand je sentis tout à coup une joie pleine et entière. Depuis deux jours, j’étais dans les limbes, et là, tout d’un coup, sans aucune raison apparente, j’étais plein de joie, des frissons de joie pure me parcouraient le dos de bas en haut, de haut en bas. » (LLI, 104)
Alors que l’espace de la chambre — la cinquième, « Une petite chambre du côté du néant » — se fait plus exigu, la sensation d’espace augmente. Ainsi les manuscrits sont « une façon de partir en reconnaissance de [lui]-même, en voyage à travers [lui]-même » (LLI, 108) ; socialement, il n’y a pas de niche à occuper, White se voit comme « proche du clochard » et « en mouvement vers une réalité transpersonnelle » (LLI, 110) — tout en rappelant la nécessité de l’égocentrisme : « Il faut se centrer sur l’égo, se concentrer sur lui, et le traverser pour entrer dans le champ libre. » (LLI, 112) De façon assez nette, Kenneth White lie dans ce chapitre les questions de l’autoanalyse, de l’espace et du langage dans la notion de topique :
« Travailler et vivre à tous les niveaux, essayer toutes les localisations, jouir à plein de ta ‘perversité polymorphe’. […] Ta danse a lieu par-delà — dans un ‘non-lieu’, pour ainsi dire. Ton centre est cette ‘chambre vide’ ». (LLI, 110-1)
Pour l’instant, cet espace reste mental : « Je préfère ma Chine de par-delà » (LLI, 113), convient-il, parce que sa recherche est mue par un « appel à l’espace » qui ne parvient pas à trouver de l’espace réel : « Pratique le nomadisme, oui, pour la technique et la démarche, mais souviens-toi, le lieu réel est un non-lieu », « ne va pas te figurer qu’il y a une issue géographique ! » (LLI, 117). L’espace limbique, pâle et incertain, est travaillé par le mouvement afin que l’énergie le transforme en lumière : « Je suis une longue lignée de spectres, d’esprits dont pas un ne fut saint, mais en moi le spectralisme tend à se faire lumière, toutes ces âmes dans les ténébreux sentiers de l’histoire en chemin vers une lumière concentrée en son propre lieu comme le soleil. » (LLI, 121)
Le travail limbique réunit le mandala et l’atopie dans une cosmologie de la lumière, aspiration adamantine au moi réalisé. Ce chapitre nous montre la genèse du Monde blanc en milieu urbain, faisant la jonction avec la sixième et avant-dernière station ou chambre.
« Il pleut du thé sur Darjeeling » s’attache à faire le départ entre l’attrait exotique pour l’Inde et ce qui relève du nomadisme intellectuel — à savoir, ce qui lui emprunte des démarches et des techniques. Le Vajrasattva (être de diamant) reste l’horizon à atteindre : les limbes sont de plus en plus souvent traversés de moments lumineux où White « irradie », « arpente toujours / ces rues ordinaires / dans une extase indéfinie » (LLI, 134) :
« […] je me sens au-delà de la fin, ou j’essaye d’y parvenir, pressentant du moins les premiers feux follets annonciateurs […] d’autre chose : une nouvelle danse, une autre folie, qui sait. Dans les limbes, moi aussi, mais les miens sont incandescents. » (LLI, 137)
La trajectoire du surnihiliste vers l’atopie connaît parfois ses pauses lorsque « l’envie [l]e prend de [s]e flanquer dans un coin n’importe où et de [s]e mettre à rire » tant « tout ce qui se passe est si invraisemblablement con ». Mais « les mouvements et études erratiques, préliminaires obligés à un domaine d’existence entièrement inédit » (LLI, 142) s’appuient sur les tantras pour ouvrir l’esprit aux lieux. L’un, l’Hevajra Tantra, affirme que pour les atteindre il y a « d’abord la danse, ensuite il faut entrer en tranquillité complète » ; l’autre, le Vishvasara Tantra, dit : « Ce qui est ici est partout ; ce qui n’est pas ici n’est nulle part. » (LLI, 141). La réalité multiple est un « champ des transmutations » dans lequel il faut entrer pour développer « la belle, claire et calme lumière qui est la blancheur du ‘monde blanc’. » (LLI, 143).
Avant la dernière chambre nommée « Le cabinet de la méditation blanche », White fait le point sur son itinéraire et constate qu’à Glasgow, ses marches « dans un état aux allures de limbes, ni ici ni ailleurs » furent pour lui « une sorte de laboratoire transcendantal — d’un point de vue clinique, on est ici », écrit-il, « en terrain psychopathologique. J’étais ‘fou’ à Glasgow ». A Paris, cela a changé : « Et maintenant, qu’est-ce que je suis ? Un champ ouvert. Vagabondages au champ ouvert… » (LLI, 145). Grâce à sa pratique mandalique de Paris, Kenneth White a réussi à s’ouvrir un espace atopique qui s’enrichit et se précise à mesure que le corps-esprit se met en mouvement dans l’espace physique et mental.
« Renaissant dans mon propre espace.
Maintenant je suis propriétaire établi
j’ai dix arpents de silence blanc
là tout au fond de ma tête
Des collines matricielles au monde blanc. » (LLI, 165)
Quoiqu’il ait semblé tenir l’espace géographique asiatique pour dérisoire par rapport à l’Orient mental dans Les Limbes, l’itinéraire de Kenneth White — nous l’avons montré à plusieurs reprises — pousse plus loin que ses devanciers qui étaient soit des aventuriers de l’esprit soit des aventuriers du monde physique. Les premiers sont presque tous restés prisonniers d’une vision métaphysique de l’Asie (c’est l’Orient) ; les seconds ont souvent manqué de la hauteur de vue nécessaire.
Familiarisé avec les textes de l’Asie depuis sa jeunesse, Kenneth White a poursuivi son exploration de l’Asie dans deux grandes villes rendues prospères en tant que comptoirs par des Européens : Hong Kong et Macao, toutes deux à l’embouchure de la rivière des Perles, au sud du Guangdong et de sa capitale Guangzhou. Il relate ces expériences dans deux livres qui sont partiellement consacrés à ces villes : Le visage du vent d’est — errances asiatiques (1980) et Scènes d’un monde flottant (1983).
White a trouvé avec le titre explicitement taoïste de « visage du vent d’est » (expression désignant le Tao) une autre façon d’aborder par la dérive le continent atopique. Il rappelle dans la préface : « Dans le voyage tel que je l’entends, il s’agit, en s’exposant, en s’ouvrant, d’aller jusqu’au bout du chemin et de voir le visage du vent. » (VVE, 10). Après la dérive parisienne dont les coordonnées mentales étaient surtout tantriques, après les « errances imaginaires », voici venu le temps de « la pure jouissance de la matière » (VVE, 15). Désormais, le psychocosmogramme n’est plus le mandala ; White écrit, arrivé à Hong Kong : « mon être est un idéogramme », ce type de signe qui serait en prise plus directe avec les choses.
Pour qui ne connaît pas Hong Kong, la ville portuaire est divisée en deux parties principales : Kowloon sur le continent et Hong Kong Island l’autre côté de la baie. L’énergie intense qui semble parcourir la ville est faite d’accumulation et de dissipation grâce à un flux incessant d’ordre élémentaire, humain, financier.
Le monde incertain, à Paris, était celui des limbes. A Hong Kong, il s’agit du monde flottant qui prend toutes sortes de visages : celui du bac traversant la baie de Hong Kong, qui lui rappelle celui de Brooklyn ou ceux de Glasgow : « le bac est porteur de sens, le bac est un lieu de méditation qui rassemble les souvenirs et laisse respirer l’esprit, le laisse ‘monter dans le ciel en plein jour !’ » (VVE, 20). C’est le monde flottant de ceux « dont l’espace mental se situe quelque part, dans une région non qualifiée […] entre l’intellectualisme (amor intellectualis) et la sensation. » (SMF, 29), autrement dit dans un espace atopique. C’est le monde flottant de la pensée eurasiatique : « Héraclite devisant avec Tchouang-tseu sur les berges du fleuve du temps. Et les filles du fleuve. » (SMF, 78). C’est également, à Hong Kong, le port d’Aberdeen (nommé ainsi par des aventuriers écossais) : « une population flottante de vingt mille personnes vivant sur trois mille bateaux, de la jonque massive au frêle sampan coiffé de bleu. » (VVE, 21). Kenneth White écrit, dans ses extraits des carnets chinois regroupés sous le nom de « China Sea Poem » :
Le « clochard scribouillard, une sorte d’homme-du-vent-et-de-la-vague, économiquement paléolithique » — nous aurons tous reconnu Kenneth White ! — atteint à Hong Kong un désencombrement qu’il n’avait pas à Glasgow (son enfer), ni à Paris (son purgatoire). La recherche de son ‘paradis’ s’est faite par toute une série de pérégrinations, dont celle-ci, dans le Port aux parfums, à propos de laquelle il écrit :
Le processus de désencombrement[11] est caractéristique de l’atopie. « N’être rien », dans ce processus, ne consiste pas en une néantisation toujours perçue comme négative lorsqu’on la considère depuis une pensée de l’être. Il s’agit, comme le confie White dans ses carnets chinois, de « surnihilisme (atopique, pas défini, en cours) » (SMF, 110). Par « idéogramme », il faut comprendre un signe qui est motivé par une décision relative à une vision du monde. Tel est bien ce que l’auteur cherche à mettre en œuvre par la géopoétique.
Là où l’on bute dans la tentative de fixer une définition, là où l’on touche à l’aporie — c’est-à-dire, étymologiquement, α + πορος , « sans chemin, sans issue » — c’est lorsque le lieu et le temps semblent s’évanouir devant l’élémentaire. Ainsi, la triade pluie-vent-soleil évoquée à Hong Kong, n’est-elle pas tout aussi caractéristique de l’Écosse, n’est-elle pas même matricielle ? La partie consacrée à Hong Kong dans Le visage du vent d’est se termine sur une semblable clausule atopique, au spectacle d’une cascade qui rappelle celles de Fairlie et de Gourgounel : « Mais temps et lieu s’effacent tout doucement. Ceci n’est même plus la Chine, ce n’est plus rien que de l’eau, de l’eau se mêlant à de l’eau. » (VVD, 53).
De l’eau se mêlant à de l’eau et à un peu, non, à beaucoup de vent, c’est précisément ce que Kenneth White a rencontré sur son chemin pour Macao : un typhon. Quel autre obstacle eût été digne de la réputation de cette ville ? En tous cas, il convoque un maëlstrom mental :
« Macao — ce seul nom suffisait, aux alentours de mes quinze ans, à mettre mon esprit en ébullition : un lieu de perdition, un enfer oriental, un paradis perverti. Macao, le mythe… Quand on débarque, le mythe s’évanouit, faisant place à une petite cité endormie de type méditerranéen aux teintes pastel — bleu, rose, jaune —, désuète et d’allure bien inoffensive. » (VVE, 57)
C’est tout un pan de l’illusion orientale[12] que White rappelle à cette occasion. Une construction mythique d’essence idéaliste et nihiliste. De cela, il est sorti notamment par sa pratique urbaine du mandala et de l’atopie. Rien d’étonnant alors à ce que la ville lui apparaisse dans une atmosphère de quiétude. C’est d’ailleurs la disposition qu’il fera sienne durant ces « Jours tranquilles à Macao » :
Rien ne résiste à cette quiétude toute taoïste de White : ni le surnom de Macao — ‘la cité du nom de Dieu’ — ; ni les figures nationales comme Camoens et ses Lusiades ou Sun Yat-Sen ; ni les morts plus ou moins illustres dont il va lire les épitaphes ; ni même le sanctuaire de la déesse A Ma, un peu trop barbouillé à son goût. Au lieu d’idoles, de mythes et d’idéologies, Kenneth White retient que Luiz Vaz de Camoes fut ce navigateur « qui a passé le cap de la Malchance et gardé les yeux ouverts (ou plutôt l’œil, le gauche — le droit, il l’avait perdu dans une rixe) sur les vagues et les récifs » (VVE, 63). Il retient que la ville a intelligemment reçu son nom des marins portugais qui l’ont nommée A-Ma-gao (la baie d’A Ma) ; que depuis le sanctuaire d’A Ma, on a « une belle vue sur le port intérieur et les eaux couvertes de jonques […]. Si vous prêtez l’oreille, vous entendrez peut-être le faible clap-clapotis des calmes eaux de Macao ». (VVE, 69) Je n’ai pas le souvenir d’autant de moments de repos en si peu de pages dans les waybooks de Kenneth White. En voici trois étapes : dans le jardin de Camoens,
Sur un quai :
« Il est des instants où être simplement étendu sur le dos au soleil nous suffit, nous ravit, nous comble. Voilà bien ce que j’éprouve en ce moment, allongé sur un quai à Macao. […] Oui, tout le long des quais, les poissons sont mis à sécher, et je suis étalé à côté d’eux, et l’odeur de ma sueur se mêle à leurs exhalaisons marines. » (VVD, 76)
Dans un autre jardin :
« Assis sur un banc rouge à regarder un bassin de lotus ; rayons du soleil à travers les bambous verts ; rochers rocailleux à souhait : après-midi dans un jardin chinois. » (VVE, 77)
En somme, si l’on peut dire, ces moments de repos visent à susciter un certain éveil, et c’est peut-être pour cette raison que le récit du séjour macanais se conclut sur la puissance cosmique du dragon opposée à sa signification religieuse et impérialiste. « Mais il fait trop chaud pour la dialectique. De toute façon, le vieux dragon s’en fout. » (VVE, 79). Aporie, atopie.
Dans l’itinéraire taïwanais de White, arrêtons-nous à Taipei. Dans la nuit de Taipei, c’est la même recherche du dragon qui le motive, celle d’une « réalité un peu plus dense » : « Dans la vieille science chinoise de la géomancie, le fong chouei, les lignes du paysage, et en particulier les chaînes de montagnes, la terre et l’eau, sont les manifestations d’une puissance incarnée par le dragon » (VVE, 111). Du coup, la capitale n’est pas le lieu le plus propice, et il faut bien s’en éloigner d’une quinzaine de kilomètres, jusqu’au parc national de Yanmingshan, pour renouveler l’expérience hongkongaise de la cascade :
« C’est pur délice que de s’asseoir un moment dans l’une de ces niches au bord de la cascade et d’écouter le bruit de l’eau. Jusqu’à devenir la cascade ? Disons plutôt jusqu’à ce qu’une cascade vous coule à travers le corps, jusqu’au moment où vous vous sentez partie intégrante d’une cascade, conscient que votre être personnel jaillit d’un ruissellement de force pure. » (VVE 128)
En revanche, le Musée National du palais de Taipei est un lieu urbain grâce auquel il est possible d’atteindre « la beauté du monde silencieux » par la contemplation de rouleaux chinois peints :
« Ce qui frappe en elles c’est leur distante froideur. Elles n’ont pas de préoccupations humaines immédiates, on peut même dire qu’elles sont ‘inhumaines’, mais il s’en dégage une force qu’on croirait venue d’un grand espace paisible, elles semblent rayonner d’énergie vitale » (VVE, 121)
Pour qui chercherait une formulation alternative à atopie, ce grand espace paisible est aussi nommé, dans un livre chinois : le pays qui n’existe pas :
Revenu dans l’espace topique, Kenneth White considère que l’afflux de millions de Chinois vers Taipei a fait pousser la ville « comme un cancer, labyrinthe après labyrinthe » (VVE, 186), si bien qu’une bonne carte est nécessaire pour se délabyrinthiser. C’est d’ailleurs ce que remarque un de ses hôtes : « Il avait eu peur de se perdre, parce qu’il ne possédait pas une carte comme la mienne. Il faisait allusion à mon vade-mecum lourdement annoté qu’il avait admiré à Chiayi. Je le ressortis, encore plus annoté, couvert de cercles, de triangles, de flèches, de remarques, d’itinéraires et d’orientations ». (VVE, 189) Et le voilà prêt à affronter un autre lieu : Bangkok metropolis.
De « région des pruniers sauvages » sur la rive gauche du Chao Phya, la future métropole thaïlandaise devint Krungtep, ou ‘Cité des Anges’, à partir de 1785. White trouve qu’elle apparaît désormais « comme un paradis pollué, un marécage pourri » qui fait penser à la Région infernale du bouddhisme chinois où sont torturés ceux qui ont « enfreint le Tao en insultant et maltraitant les éléments ».
Que faire dans cet enfer ?
« Chaque lieu, chaque situation constitue une sorte d’épreuve, une sorte de défi. Chaque localité contient les quatre royaumes de l’existence tels que les conçoit le bouddhisme : le royaume du châtiment, le royaume de la félicité, le royaume de la forme et le royaume de l’informe. Ce qu’il faut, c’est les traverser tous les quatre, pour atteindre, définitivement peut-être, le Grand Espace, le grand Non-Lieu. Telle est mon approche de Bangkok. » (VVE, 194)
Et White d’explorer la ville sous tous ses aspects, ne négligeant surtout pas de cultiver le paradoxe, il fréquente ces lieux interlopes que sont les temples et les bordels dans lesquels il expérimente une vacuité joyeuse tout en glosant sur l’évolution du bouddhisme qui sert de fil conducteur à son exploration :
« Alors, où cela peut-il nous mener ? Eh bien, étant donné qu’il n’y a pas de ‘nous’ (distinct du mouvement, tout n’est qu’un seul continuum), et que ‘où’ n’est ni ici ni là, il n’y a assurément aucun problème, aucune question. Il n’y a qu’à continuer, qu’à vivre, joyeusement, une dissolution. Voilà le résultat de mes méditations sur le Dharma au Musée national. » (VVE, 219)
De Glasgow à Bangkok, les sonorités gutturales ancrent le discours dans la chair, et pourtant ce n’est plus le même White qui les parcourt. D’un enfer urbain l’autre, White s’est non seulement désencombré, il est devenu, à l’instar de Dante, « stratège de mutations ».
Dans ces pages, il constate sa dilection pour les villes portuaires : « Pérégrinations à travers la ville, et de ville en ville, des ports presque toutes. / Glasgow, Bangkok. / Anvers, Amsterdam, Barcelone. / Hong Kong. » (VVE, 230) L’ouverture de ces villes mais surtout la prévalence de l’eau dans leur géographie les met en relation avec du tout autre :
C’est ce monde qu’il recherche lorsqu’il veut s’échapper du « tohu-bohu de Bangkok sans quitter réellement la ville » (VVE, 230) soit en se posant au bord de l’étang d’un wat (un temple) tranquille, soit en se laissant glisser le long des klongs (canaux) de la ville.
« Quel que soit le lieu où l’on parvient à l’Illumination, ce lieu est comme un diamant » (VVE, 249), est-il écrit dans le Çurangama Sutra. Quelques années plus tard, à Tokyo, Kenneth White tentera de nouveau l’expérience…
Le moins que l’on puisse dire est que le premier contact avec Tokyo fut une déception. Même si ce n’est pas le seul waybook à être construit ainsi, Les cygnes sauvages (1990) a une construction centrifuge par rapport à la mégalopole nipponne. Pour ce qui nous intéresse ici, voici l’image de Tokyo :
« Non-lieu tentaculaire sur la frontière du Far East », « cité-cancer », la ville ne répond pas à ce « pays de l’esprit », « ce que les Français appellent japonisme » (CS, 23) et dans lequel White déclare aimer vivre. Plutôt qu’atopique, Tokyo semble en l’occurrence cacotopique. Mais en ce mauvais lieu et avant de filer droit vers le nord, White entreprend son exploration bon gré mal gré :
Mais rien à faire : alors que Hong Kong offre encore des vues du monde flottant, Tokyo semble avoir sombré dans tout autre chose. Le souvenir de Bashô lui fait visiter Ueno. Il se retrouve presque sur le chemin du nord puisque Ueno est une sorte de Gare du Nord tokyoïte. Mais du nord il ne trouve au parc d’Ueno que la misère des provinciaux émigrés. Un jeune poète japonais qui fut son compagnon et son guide pendant quelques jours le concède : « Il ne reste rien du charme du vieux Tokyo, dit le jeune poète, les maisons de thé ont disparu, les vieux canaux ont cédé la place aux autoroutes, mais même ici, même dans les ambiances les plus tapageuses, subsistent encore quelques vestiges » (CS, 26). De même que les ‘salons d’amour’, la section aïnoue du Musée national, le marché du livre de Jimbocho avec ses récits de voyage du temps jadis et ses cartes anciennes, ou encore le marché au poisson de Tsukiji semblent à Kenneth White les seuls pourvoyeurs d’espace vivable. On ne trouve évidemment pas, sous la plume de White, ce lieu commun de la pensée paresseuse qui dépeint Tokyo comme la métaphore d’un Japon ayant victorieusement concilié tradition et modernité. White lutte pour trouver un attrait à Tokyo. De même que les collines matricielles lui permettaient de survivre à l’enfer de Glasgow, le marché aux poissons répond à ses « besoins de sensations et d’images » car le « grouillement de vie marine, là-bas », est une échappée vers l’archaïque, vers « la vie d’ailleurs » (CS, 24).
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L’expérience de la ville dans l’œuvre de Kenneth White n’est pas, comme une vision rapide voire simpliste aurait pu le faire croire, fondée sur une antinomie avec la nature. Certes, nous l’avons constaté, la ville est souvent marquée du sceau de l’acosmisme et de l’horreur moderne. Mais elle peut être, pour le nomade — certes plus difficilement qu’un espace naturel non aménagé — un lieu qui s’ouvre sur le Grand Lieu. L’œuvre entière de White le prouve, c’est bien l’espace qui pose désormais problème. Foucault rappelait qu’à l’espace de localisation (hiérarchisé en ouvert/fermé ; profane/sacré, etc.) a succédé dès le XVIIe siècle l’étendue d’un espace infini et infiniment ouvert par Galilée, avant qu’à ce dernier espace ne se substitue l’emplacement, lequel est défini par ses « relations de voisinage entre points ou éléments ; formellement, on peut les décrire comme des séries, des arbres, des treillis. »[13] La pratique urbaine de Kenneth White s’est révélée extrême en ce qu’elle ne s’inscrit pas, au dedans comme au dehors, dans ces espaces striés (pour reprendre une autre terminologie, de Deleuze & Guattari) mais dans un espace lisse ou, plus exactement, un espace ouvert au non-lieu. Ce que son expérience nous transmet par la théorie-pratique de la géopoétique n’est ni l’enracinement dans le lieu, ni l’effroi d’une dissolution du point dans l’infini, pas davantage la mise en réseau ou en rhizome des lieux — mais l’ouverture du lieu à la présence du non-lieu.
[1] « Dérives atopiques. », EspacesTemps.net, Travaux, 08.05.2006, http://www.espacestemps.net/articles/derives-atopiques/
[2] « City » : « City the anonymous slavery that / rots the mind » in Lowland testament. (inédit)
[3] in The Glasgow Parsee, inédit.
[4] « Myron » (in City Time, inédit) : « I reduce my actions to the essential, I make the act an essence, I am the essence. Actions are petrified in my solitude. I gaze upon myself in stone. »
[5] in « New time » (in City Time) : « a new voice rises / in the city’s throat / a new voice rising / in the vomit-choke throat / a new voice rushing / along the tongue / a new voice opening / the teeth and lips / like a tide on flow / the shellfish and the weed / like a thunder rain / the city’s silence / New Time / New Voice / New Movement / come."
[6] Rudyard Kipling, « Barrack Room Ballads » (1892).
[7] Kenneth White, Les Rives du Silence, Paris, Mercure de France, 1997, pp. 283-4 & 289.
[8] Lettre de Friedrich Nietzsche à Jacob Burkhardt du 6 janvier 1889.
[9] Arthur Rimbaud, « Le Bateau ivre », 1871.
[10] « Dérives atopiques. », EspacesTemps.net, Travaux, 08.05.2006, http://www.espacestemps.net/articles/derives-atopiques/
[11] Christophe Roncato, « L’atopie ou le processus de désencombrement », Études écossaises [En ligne], 11 | 2008, mis en ligne le 30 janvier 2009, consulté le 27 décembre 2013. URL : http://etudesecossaises.revues.org/73 ; ainsi que dans Kenneth White, une œuvre-monde, P.U.R., 2014.
[12] Voir notre étude : L’Orient : généalogie d’une illusion, 2002, P.U. du Septentrion, 756 p.
[13] Michel Foucault, « Des espaces autres » (conférence de 1967) in Dits et écrits, II, 1976-1988, Quarto Gallimard, 2001, p. 1572.