Résumé : Le parcours de Kenneth White, depuis un demi-siècle, se distingue par un retour à l’idée de monde et par un retour au monde. Pour cela, il a inventé et pratiqué le nomadisme intellectuel et la géopoétique. Il a puisé à diverses sources extérieures à la pensée européenne classique et souvent antérieures à la pensée grecque classique, effectuant un « retour amont » qui est un retour à l’expérience du monde. C’est le travail d’un cosmologue d’un genre nouveau.

Les fonctions que Kenneth White a exercées depuis un demi-siècle sont nombreuses : fondateur de groupes, voyageur, prosateur, professeur, essayiste, piéton et poète. Sur le ton du gai savoir, Kenneth White s’est d’ailleurs dit « Maître de Désagrégation / au collège Archipélagique / ou Professeur d’Érotocosmologie / à l’Académie des Goélands »[1]. Il est en effet une fonction qui lui convient tout particulièrement : cosmologue. Mais il l’est en un sens qui ne se laisse approcher qu’après un long parcours. Après avoir abordé son nomadisme intellectuel en Orient au colloque qui lui a été consacré à Glasgow l’an dernier, je voudrais montrer ici combien le retour à l’idée de monde, qui caractérise la géopoétique, est aussi un retour aux sources occidentales de la pensée — en précisant d’emblée que nous n’opposons pas Orient et Occident. Dire que ces sources sont un extérieur de la pensée européenne n’est pas inexact. Celle-ci s’est construite depuis plus de deux mille ans, pour paraphraser Nietzsche, en commentant l’œuvre de Platon. Tout un édifice, qui a connu des ravalements, des modifications de plan, des extensions, voire des reconfigurations ; un édifice qui nous est parvenu avec ses stigmates et son atmosphère devenue irrespirable. Cet édifice forme comme l’intériorité de la pensée européenne. Puis, un jour, quelqu’un s’est rendu compte qu’il avait été construit sur un sol qui le dépassait en profondeur et en horizon. Pour retrouver le questionnement enfoui sous la massive réponse, il fallait aller dehors, il fallait nomadiser.

L’attaque en règle de Nietzsche contre le platonisme, contre Socrate et contre le christianisme en tant que platonisme pour le peuple avait pour but de renouer avec la sagesse grecque antérieure à Platon et Socrate. D’où le nom de penseurs présocratiques qui est utilisé depuis pour regrouper des penseurs aussi différents que Thalès, Pythagore, Héraclite ou Empédocle. Dans le sillage de Nietzsche, c’est Heidegger qui retourna aux Présocratiques pour y trouver, en écho à ses propres idées, une expérience primordiale de la pensée de l’être. Tout cela est connu.

Découvrant Nietzsche assez jeune puis Heidegger durant ses années d’étude à Münich, Kenneth White a rapidement saisi ce qu’il y avait chez eux d’ouverture possible de la pensée au monde, au cosmos. Ces deux philosophes tournés vers les Présocratiques ont aussi eu une grande importance pour René Char, mais à la différence de White, Char est resté dans l’héritage gréco-latin, découvrant assez tardivement la pensée et les arts d’Asie, notamment Milarepa[2]. Kenneth White a, quant à lui, élargi avec le nomadisme intellectuel l’horizon des ressources qui permettraient de reprendre contact avec le monde et qui permettraient — c’est la géopoétique — de créer un monde humain en accord avec la nature tout en s’en détachant. Dans le nomadisme intellectuel, les sources asiatiques sont très présentes, mais il ne faut pas oublier non plus, au-delà des oppositions superficielles, le soubassement commun à tout le continent eurasiatique, qui nous vient de la préhistoire.

White a ainsi su, un des premiers, tirer les conséquences culturelles planétaires des découvertes relatives aux Paléolithiques. La comparaison avec Georges Bataille est explicite à cet égard. Confronté à l’art pariétal, Bataille a poussé l’hypothèse chamanique de son origine vers les questions de la part maudite, de l’outil, de la mort et de la transgression. White, de son côté, a émis dans un premier temps comme hypothèse heuristique l’existence d’une culture circumpolaire chamanique. (Pour un développement de cette question, je renvoie à l’analyse que j’ai menée dans Le Vol du Harfang des neiges). White a alors rapidement compris que ce qui nous venait des Paléolithiques se retrouvait aussi bien dans le yoga indien que chez les Aïnous du Japon, chez les Amérindiens que chez les habitants et descendants de la grande steppe de Scythie. Il est ainsi un personnage qui fait précisément le lien entre la Préhistoire et les Présocratiques : Orphée.

Orphisme et personnage d’Orphée sont deux choses différentes. Pour Eric R. Dodds, auteur de la célèbre étude The Greeks and the irrational (1951), Orphée a les caractéristiques des chamanes : il associe les fonctions de poète, de magicien, de prêtre, d’oracle ; il est capable de rassembler oiseaux et bêtes sauvages par sa musique et, comme les chamanes, il visite le monde souterrain. Pour Dodds, le chamanisme est venu de Scythie, est passé par la Thrace (dont Orphée est originaire) où il s’est peut-être combiné avec des restes de tradition minoenne, puis il a émigré jusqu’à l’Occident avec Pythagore avant de connaître son représentant le plus frappant avec Empédocle — en qui il voit non pas un nouveau mais au contraire un très ancien type de personnalité : le chamane en qui magicien et naturaliste, poète et philosophe entre autres fonctions sont indifférenciés[3].

Mais si White a beaucoup parlé du chamanisme, c’était sans aucune intention de déboucher sur un néo-chamanisme. Son chamanisme est abstrait en ce sens que ce personnage réunit à ses yeux des qualités depuis longtemps dissociées dans notre civilisation : celles d’explorateur du monde physique et mental, de poète et de penseur. Le substantiel qui peut l’intéresser chez le chamane est sa sensibilité aux lignes du monde, à sa beauté, bref son érotisme cosmique.

White range ainsi parmi les Primordiaux ceux qu’on appelle les Présocratiques, mais aussi les Paléolithiques. Pourquoi un tel intérêt ? Il ne s’agit pas d’une fascination pour l’origine, c’est-à-dire l’origine temporelle. Il s’agit pour White de comprendre comment les Primordiaux gardaient le contact avec le monde tout en l’interrogeant. Ce que nous avons perdu depuis longtemps. Le retour au monde est un retour aux coordonnées premières de l’existence : les éléments, les montagnes, la Terre :

« De toutes parts
écritures géologiques
contorsions et convulsions
de la roche tectonique » [4]

écrit-il dans « Ars geopoetica », avant d’ajouter :

« l’essentiel
est d’être totalement
présent à ce qui est présent »

Rien n’est plus puissant que la roche pour faire sentir la présence du passé, de même que la présence de ce qu’on ne nomme plus aussi légèrement l’Être, tant ce concept a connu d’évolutions depuis plus d’un siècle. Ce qui est caractéristique de la vision de White, c’est son dynamisme. Ainsi dans Au large de l’Histoire, White explique : « L’Origine est toujours présente. C’est un champ d’énergie, un foyer de forces et de formes, pourvoyeuse à la fois de liberté et d’un sens de l’ordre, la source de toute créativité fondée, puissante, et rayonnante. »[5] Pour le cosmologue qu’est White, le Big Bang se joue à chaque instant. Nul besoin de sonder le fond de l’univers, nulle nécessité d’un bout-du-monde alors qu’un bout de monde, un lieu suffit puisque tout est dans un lieu. Ce « champ d’énergie », ce « foyer de forces et de formes », il en est ainsi question dans le long poème intitulé « La logique de la baie de Lannion » :

« C’est dans la forme des caps
c’est dans la façon qu’ont les vagues de se briser sur la côte
(avec un long et lent chpouf contre les rocs)
c’est dans la lumière changeante
c’est dans le clair silence de ce matin d’avril

[…il écrit qu’il s’agit]

de regarder ce lieu
de regarder dans ce lieu
et tout à la fois
dans les circuits de mon cerveau
dans les aubes d’été
dans les soirs dorés de l’automne
dans les brumes glacées de l’hiver

[…]

en homme qui a étudié
la grammaire du granit
j’ai marché en ce lieu
en homme qui voudrait faire l’équation
entre paysage et pensée
j’ai marché en ce lieu
en homme qui aime
les voies et les vagues du silence
j’ai marché en ce lieu »[6]


La logique évoquée dans ces vers semble pour le moins inhabituelle. Il y est certes question d’une équation, mais celle-ci serait entre paysage et pensée ; et pour le reste, si des lignes et une certaine grammaire naturelles sont convoquées, le lecteur peut rester surpris face à ces associations de flux et de forme, d’ambiances et d’errance. Il saisit pour le moins que la logique de ce logos n’est pas peu large ni rayonnante.

Nomadisme intellectuel et influence de Martin Heidegger aidant, l’acception du logos est devenue chez White bien différente de ce qu’elle est la plupart du temps et depuis longtemps. On le sait, logos recouvre des sens philosophiques, théologiques et linguistiques qui découlent de l’inflexion majeure que Platon et Aristote ont fait subir au mot. Avec eux, logos a dévié du sens primordial et a été compris comme « raison » et « discours », puis « logique ». On doit à Heidegger d’avoir recherché le sens primordial du mot. Cette recherche est d’ailleurs étroitement liée à la notion de phusis (nature) : pour Heidegger, sortir la phusis de l’emprise de la rationalité humaine d’ascendance métaphysique permettrait à l’homme de retrouver le chemin de la vérité (alètheia) de l’être.

Lorsque les Romains ont traduit phusis en natura, comme ce mot vient de nasci, « naître », ils ont pensé conserver la notion de « naître » et « croître » présente dans le verbe phuesthai, « pousser ». Ce sont celles qu’on retrouve chez Héraclite et Empédocle[7], qui a écrit dans son livre intitulé Physique :

« tantôt l’Un / augmente jusqu’au point d’être le seul existant / à partir du multiple ; et tantôt de nouveau / se divise, et ainsi de l’Un sort le Multiple. / […] Ce qui s’était formé se dissipe et s’envole. / Jamais les éléments ne cessent de pourvoir / à leur mutuel échange. » (Empédocle, XVII)[8]

Le mot de phusis est donc d’abord une question posée sur l’origine des choses et leur croissance. Cette présupposition de leur devenir s’accompagne de l’idée que leur croissance est spontanée et réglée en même temps par une nécessité inhérente à chacune comme à l’univers entier, le cosmos, de par un dynamisme profond et caché. Comme le fragment d’Empédocle l’atteste, la phusis exprime la tension entre l’Un et le Multiple, mais aussi que cette création (genèse) qui se fait d’elle-même donne naissance à des êtres organisés (structures). C’est cette autorégulation de la production naturelle ajoutée à la seule production qu’Aristote évoquera encore dans sa Physique : « la nature [phusis] comme naturante [genèse] est le passage à la nature proprement dite [phusis] ou naturée. »[9]

Heidegger constate alors que les concepts de logos et de phusis sont très semblables pour les Présocratiques, et chez Héraclite « l’unité de la phusis, la φύσις est maintenue au sein même des oppositions du jour et de la nuit, de la paix et de la guerre, de l’abondance et de la disette et la loi qui porte l’ajointement des contraires, c’est ça le ‘Logos’, [le λόγος]. »[10] La rencontre entre logos et phusis rouvre la possibilité pour l’homme de recueillir dans la parole la manifestation de la totalité de ce qui est, une totalité dans sa diversité, comme le jeu de l’un et du multiple nous le rappelle. Mais la phusis, comme le Tao, est obscure et ne se livre sous forme de logos que dans certaines conditions. Pour Heidegger (comme pour René Char d’ailleurs), c’est sur le mode de l’éclair. Pour White, la question se pose différemment.

White a proposé trois formules pour la géopoétique : information, enformation, exformation ; paysage physique, paysage mental, paysage verbal ; eros, logos, cosmos. La seconde formule est à l’évidence une approche de « l’équation entre paysage et pensée ». Cette formule s’appuie (déjà) sur le rapport de la phusis au logos. Le paysage verbal consiste à révéler, à manifester, à dévoiler la vérité du paysage physique. La troisième formule constitue pour Kenneth White la plus haute approche de la géopoétique. Qu’y trouve-t-on ?

  • Eros, c’est l’expérience esthétique du monde, des points de vue physique et mental, c’est une ouverture à la belle totalité du cosmos — dont la racine signifie « l’univers » et « la beauté ». Eros représente aussi l’énergie vitale
  • Logos, c’est la manifestation de la puissance de la phusis dans l’esprit et son expression
  • Cosmos, c’est à la fois la belle totalité et le lieu où elle s’expérimente : la Terre — belle totalité en elle-même ; mais cosmos est aussi pour White le lieu où peut naître un monde. C’est ce que vise la géopoétique par l’expression d’une logique érotique, par une parole dense et intense issue de la phusis : la création d’un monde humain en harmonie joyeuse avec le monde naturel.

Dans une analyse tout à fait pénétrante de l’usage extensif de logos dans l’œuvre de Kenneth White, Arnaud Villani y reconnaît :

« [un] accueil cosmique qui convoque à sa table, aussi grande que le monde, toute chose vive ou inerte, importante ou méprisable, passagère ou durable, pour un partage où chacune est traitée à égalité et vient dire son mot. Que tout dise son mot, c’est cette grande idée que ne cesse d’anticiper et d’annoncer White. Et que les hommes cessent de se croire seulement entre eux. »[11]

Il est cet écrivain, pour qui, écrit de son côté Muriel Détrie, « tout texte n’est toujours qu’un texte provisoire, une étape à l’intérieur du processus de transformation universelle à l’œuvre en lui-même comme au sein du monde. Un écrivain pour qui finalement il n’y pas de traduction, ni même d’auteur, parce qu’il n’y a pas de langue originelle, ni de texte définitif, mais seulement un désir de dire le monde dans toute sa diversité et ses transformations. »[12]

Ainsi White est-il cosmologue au sens propre, en ce qu’il prend sa parole dans le cosmos, en en suivant les modes de manifestation. Étant donné que le cosmos de référence des humains, et pour longtemps encore je pense, est la Terre ; étant donné aussi que le sens premier de « poétique » évoque une capacité de créer qui l’apparente étroitement à Logos, on peut alors considérer que le cosmologue est un géopoéticien.

Régis POULET



[1] Kenneth White, « Le testament du littoral » in Les Rives du silence, Mercure de France, 1997, p. 265.

[2] Voir Régis Poulet, « René Char, Milarepa et la voie de la foudre », site de la Revue des ressources, https://www.larevuedesressources.org/rene-char-milarepa-et-la-voie-de-la-foudre,795.html

[3] Eric Robertson Dodds, The Greeks and the irrational (1951), chap. 5.

[4] « Ars geopoetica » in Les archives du littoral, Mercure de France, 2011, pp. 195-7.

[5] Kenneth White, Au large de l’Histoire, Le mot et le reste, 2015, p. 187.

[6] in Les rives du silence, op. cit., pp. 159-63.

[7] Dans le fragment VIII, Empédocle évoque cette naissance en la niant.

[8] Empédocle, Fragments, in Les Présocratiques, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1988, pp. 379-80.

[9] Aristote, La physique, traduction de Henri Carteron, Les Belles Lettres, Paris, 1966, livre II, chapitre 1. Ajouts entre crochets personnels.

[10] Jean Beaufret, Dialogue avec Heidegger : tome 1- Philosophie grecque, Éditions de Minuit, 1973, p. 41.

[11] Arnaud Villani, « L’œuvre complète comme pensée du monde », Europe, Kenneth White, Juin-Juillet 2010, p. 247.

[12] Muriel Détrie, « L’identité mouvante des œuvres littéraires de Kenneth White », TRANS- [En ligne], | 2017, mis en ligne le 29 septembre 2017, consulté le 29 novembre 2017. URL : http://trans.revues.org/1657 ; DOI : 10.4000/trans.1657