En 1961, lorsqu’il s’installe à Gourgounel et qu’il écrit son premier livre de prose, Kenneth White n’a pas encore en tête la notion, ni même la théorie ni le mot de géopoétique. Celui-ci lui viendra à l’esprit en 1979 lors d’un voyage au Labrador évoqué dans La Route bleue — qui lui vaudra son premier prix, le Médicis étranger en 1983. Le premier essai à mentionner très explicitement la géopoétique est Le Plateau de l’Albatros (1994).

Et pourtant de nombreux éléments de la théorie-pratique sont déjà sensibles dans les Lettres de Gourgounel. (Je suppose, à ce stade, que vous en avez été lecteurs ou que vous le serez). Comme le titre de mon petit exposé l’indique, je ne ferai pas une communication savante sur ce tout-premier des livres de résidence (ou staybooks) que l’on trouve dans l’œuvre de Kenneth White — et qui se distinguent des livres-du-chemin ou waybooks. Je me contenterai de dégager les différentes strates et structures du livre en sautant d’un élément à l’autre, comme en géologie, donc, où la saltation est le « mode de transport des matériaux par bonds successifs ».

Un lieu est quelque chose de très complexe. Si tout ce qui arrive a lieu, le lieu n’est pas qu’un espace physique, et dans la géopoétique le lieu n’est jamais un enfermement mais une ouverture. En l’occurrence le lieu, donc, c’est Gourgounel.

Dans le livre de Kenneth White, comme dans ses futurs livres-du-chemin (ou livres-de-la-voie), on trouve des strates qui sont aussi des cercles.

La première strate correspond à ce qu’il a caractérisé, dans la conférence que je vous ai lue, comme un monde qui « nous assaille trop », qui « nous accable de soucis » : l’étroit monde socio-culturel qu’il a si bien évoqué dans Dérives (essentiellement Glasgow) et dans Les limbes incandescents (Paris) — et que le « désert » ardéchois lui permettait de mettre à distance. Pourtant, et c’est une des caractéristiques sympathiques du livre, l’auteur offre toute une galerie de portraits hauts en couleur ou, parfois, de simples silhouettes pas moins intéressantes. C’est l’occasion d’ouvrir le lieu, à travers des destins, à son histoire : les espoirs des uns, l’opportunisme des autres, et parfois aussi le cul-de-sac existentiel dans lequel ce monde pousse les individus.

On peut appeler « nature » cette autre strate, bien sûr, mais vous n’aurez pas manqué de retenir de la conférence de White que l’approche géopoétique n’est pas seulement celle de l’écologie — en fait, les préoccupations écologiques, au sens le plus fort du terme, sont englobées par la géopoétique. Il n’est pas anodin que ce soit après avoir reçu des nouvelles de ses amis parisiens perplexes face à son initiative, ces amis qui incarnent le type même d’individus enfermés dans un monde humain, trop humain — il n’est pas anodin, donc, que ce soit en réaction que White décide de « se mettre au travail ». Cette deuxième strate, donc, s’approche par un contact physique, musculaire qui engage les cinq sens. Le travail physique, avec des outils rudimentaires, est omniprésent pendant la plus grande partie du livre. Il s’agit de nettoyer, de débarrasser, de réparer — des verbes qui sont à prendre autant au sens propre qu’au sens figuré. Ce faisant, le corps et l’esprit, le corps-esprit se mesure(nt) aux matériaux, à la matière, aux caractéristiques physiques du lieu (topographie, météorologie, etc.). Dans les Lettres de Gourgounel, le corps est le premier à se mettre au diapason des rythmes naturels, qu’ils soient les rythmes internes au corps ou les rythmes externes : la marche en est un excellent exemple, mais l’auteur va même plus loin en parlant d’une danse qui se fait en suivant « la musique du monde », « le monde terre à terre ». Il est essentiel de remarquer l’absence de sacralisation de la nature, qu’elle se fasse par l’intermédiaire de mythes ou de réflexions religieuses ou métaphysiques. Le monde naturel — que White préfère nommer cosmos ou bien concentrer dans l’élément géo- — nous est devenu, depuis longtemps, très longtemps, étranger : un sentiment de séparation, plus ou moins enfoui, nous ronge. Et face à ce constat, auquel beaucoup n’arrivent jamais, l’activité physique ne suffit pas.

La troisième strate que l’on peut discerner dans les Lettres de Gourgounel est à la fois très visible et plus subtile.

Elle est visible dès l’épigraphe, elle est visible dans un quart des titres de chapitres, elle est visible dans le propos de nombreuses pages et, pour tout dire, elle constitue une des caractéristiques de l’œuvre de Kenneth White : la référence à l’Asie, à ses poètes, à ses chercheurs, à ses peintres… Pour avoir longtemps étudié ce terrain, je peux dire que si White n’est pas le premier à s’être intéressé à l’Asie dans l’histoire de la pensée, des arts et de la littérature, il est celui, à ma connaissance, qui a su le mieux en tirer parti. Il a pour cela inventé une méthode appliquée à d’autres cultures, en fait, à toutes les cultures de tous les temps : le nomadisme intellectuel. Celui-ci consiste à y repérer les éléments culturels susceptibles de remettre les hommes en contact avec le monde naturel, avec le cosmos, afin de faire émerger une nouvelle culture et une nouvelle civilisation qui pourrait être à la fois universelle et particulière.

Le nomadisme intellectuel tel qu’on l’observe dans les Lettres de Gourgounel est encore à l’état brut, il n’est pas conceptualisé comme il le sera dans L’Esprit nomade (1987). Mais ce qu’il y opère déjà, à Gourgounel, c’est l’ouverture du lieu à autre chose que lui-même : à d’autres lieux, à d’autres époques. Un exemple parmi d’autres qui apparaît dans ce livre et que Kenneth White a emprunté à la Chine est la distinction entre l’intellectuel du marché et l’intellectuel de la montagne. L’un se débat dans le monde humain, l’autre s’ouvre à plus grand que l’humain.

Dans le prolongement du nomadisme intellectuel se trouve la géopoétique.

La quatrième strate est accessible au corps-esprit qui s’est affranchi, qui s’est désencombré de nombreuses scories (religieuses, psychologiques, etc.), de diverses illusions et qui commence à regarder le monde en entrevoyant sa complexité, son dynamisme et sa beauté native. Dans les Lettres de Gourgounel, White a déjà commencé à se demander comment construire à partir de cela, c’est-à-dire à partir de ces expériences de fraîcheur, de lumière, d’extase : cela va de la rencontre merveilleuse d’un champignon dit ‘planétaire’ à l’expérience de la pluie, de tout ce qui peut ravir les sens, ce qu’il nommera plus tard un érotisme cosmique, mais aussi de cet espace mental entrevu pendant ces expériences : un espace de blancheur que les violents orages sur le Tanargue lui révèlent et qu’il associe à plusieurs reprises dans le livre à l’espace océanique. 

Il est temps de faire un dernier saut vers une conclusion provisoire.

Ce que Kenneth White a inauguré à Gourgounel, voici plus d’un demi-siècle, est une œuvre capitale pour notre présent et notre futur, une œuvre qui dépasse largement la littérature : un grand projet géopoétique qui permettrait, et c’est déjà essentiel, à chacun d’habiter pleinement un lieu ouvert à tout ce qui existe et qui le traverse. C’est une perspective qui s’offre à qui fait l’effort d’emprunter le chemin de la théorie-pratique de la géopoétique. 

Le lancement de la « Maison géopoétique » à Valgorge, soutenu par différents acteurs et institutions que je remercie, permet de faire un grand pas dans cette direction.

Régis POULET,
conférence prononcée à Valgorge le 31 août 2019