Avant de parler de ce que j’entends par “habitation”, et plus particulièrement habitation d’un lieu, il faut parler d’espace. Car, sans une appréhension, une compréhension de l’espace, le lieu peut se réduire au local, voir au localisme.

Par “espace”, précisons que je ne me réfère pas forcément à l’espace interstellaire, que je peux admirer en tant que tel, mais sans aucune envie de m’y rendre, étant très bien adapté à l'espace terrestre.

Je parle dans un premier temps de cette ruée d’eaux sauvages qui surgit de l’océan glacial arctique (Jan Mayen, Islande) descend jusqu’à l’espace de l’atlantique nord, vers les Açores, et le Cap Vert, et de là jusque dans le bassin sud atlantique indien.

C’est que je suis né au bord de cet océan, et il me semble entendre encore sa rumeur dans mon cerveau. Je vais prendre pour point de départ La poétique de l’espace de Gaston Bachelard, un scientifique qui voyait dans la poésie, une certaine poésie, autre chose qu’un délassement : « La maison habitée transcende la géométrie. ». Si l’espace géométrique a son importance, et si l’intimité psychologique dont parle Bachelard dans son livre, peut avoir son intérêt, avec le verbe transcender (c’est moi qui souligne), il va plus loin, il plonge dans une autre dimension. Dimension dans laquelle il se retrouve en compagnie de Friedrich Hölderlin, celui qui installé, cliniquement fou, dans une tour surplombant la rivière Neckar, qu'il contemplait sans relâche, parle dans un de ses derniers poèmes comme un legs à l’humanité, de l’habitation poétique de la terre.

Comment je vais progresser d’une habitation de la terre, en général, à l’habitation atlantique, deviendra clair au cours de cette conférence. Ce qui semblerait de prime abord une restriction s'avère en fait un agrandissement. Songez qu’on appelle le cahier de notes de Leonard de Vinci codex atlanticus. Atlantique signifie à la fois grand et précis. C’est assez rare.

Je me rappelle ma première visite d'un lieu d’habitation significatif : la maison de Thomas Carlyle, un rude édifice écossais situé sur les bords d’un torrent impétueux. Cela devait avoir lieu au cours de ma première année à l’Université de Glasgow, étudiant en Lettres classiques, Lettres modernes et Philosophie. Voici comment Carlyle présente sa situation à son ami écossais John Stuart Mill, utilitariste de l’école de l’Anglais Bentham, mais converti à la bande des transcendentalistes parce qu’ils ouvraient des perspectives plus larges, existentielles et intellectuelles :

« Aucun philosophe au monde ne mène une existence comme la mienne, dit Carlyle. J’ai pour me promener une longue terrasse. De là, j’ai vue sur le pays granitique de Galloway, et jusque dans l’Ayrshire. C’est une vision austère où la pensée n'est la plupart du temps interrompue par aucun objet vivant et l'on peut avancer sans obstacle jusque dans l’infini. »

Sur le plan anecdotique, lors de ma visite à la maison de Carlyle, à un moment donné où le gardien avait le dos tourné, j'ai mis sur ma tête le grand chapeau rond et noir de l’écrivain. Il m’allait parfaitement. Je ne tire de cette scène aucune conclusion, y voyant seulement le geste de reconnaissance d’un jeune étudiant envers quelqu’un qui, dans ses premiers mouvements, avait voulu attirer l’attention du public sur des individus, solitaires, situés en dehors du système du patronage (le besoin d’un patron), et chez qui existaient des ressources intellectuelles rares.

C’est ainsi que le courant le plus intéressant de la pensée et de la littérature américaines anime la correspondance de Carlyle avec Ralph Waldo Emerson. Ce que le transcendantalisme américain oubliait, c’était le descendantalisme que recommandait aussi Carlyle pour que tout ne se perde pas dans l’Empyrée. Seuls Henri Thoreau et Herman Melville ont su entrer dans cet espace. Dans un pays où tout se transforme en show, le moment le plus significatif à mes yeux a lieu dans ce passage du livre de Thoreau Cape Code où il dit vouloir tourner le dos aux États-Unis et vivre dans « une maison atlantique ».

Ce qui signifie quoi ?

Beaucoup de choses.

Disons d'abord, globalement, une prise de position contre le “progressivisme” outré des États-Unis, une volonté d'étendre le champ des références, de reprendre les choses à la base, et même de tout recommencer.

C'est sans doute parce qu'ils ont lu le texte que j'ai écrit et publié sur la maison de Carlyle, et sur le rayonnement possible d'une maison comme celle-là que les organisateurs de la réunion pour la création d'une organisation nationale des Maisons d'écrivains en France m'ont demandé d'en faire la conférence inaugurale. J'ai donné cette la conférence, et apparemment j'ai disparu dans la nature. Mais en fait, je n'ai oublié ni l'idée ni le contexte.

En France, j'ai habité avec ma femme surtout deux maisons : Gourgounel en Ardèche, et Gwenved en Bretagne.

À ce moment-là, l'Ardèche faisait partie de ce que l'on appelait en sociologie le désert français. Ce n'était pas un désert, il avait seulement été déserté par une grande partie de sa population, qui avait laissé terres (terres dures à travailler) et maisons pour aller vers les grandes villes.

Elle est simplement redevenue sauvage, splendidement sauvage, avec ses maisons à l'abandon, destinées à tomber en ruine.

Stéphane Mallarmé, poète pur de Paris, y avait enseigné l'Anglais et il s'amusait (avant de penser différemment) à résumer sa vie dans ce pays ainsi : « L'art et la dèche ». Pour une vraie étymologie du nom, il faudrait plutôt penser au latin ardesco, je brûle. Ou encore mieux, ard, celte pour haut. Disons le haut pays brûlant. J'avais fait mes études de lycée dans la ville d'Ardrossan, les hauteurs du promontoire.

On montait de Largentière, dans la voiture d'un agent immobilier, le long de ce qu'on appelait « la route de la montagne ». Ce qui dominait le paysage, c'était la chaîne du Tanargue (du celtique tonnerre – le mont du tonnerre).

Et puis, à mi-hauteur du flanc de la berge gauche de la Baume, la maison : un édifice austère, mais avec une tour qui surplombait la vallée, et une vue sur les hauteurs du Tanargue.

Je l'ai nommée Gourgounel. C'est un nom que j'ai trouvé sur un vieux plan cadastral. Ça gargouillait, ça parlait la langue des sources.

Le livre du ressourcement

Cela commençait par la citation d'un passage d'un des derniers livres de Nietzsche où il évoque

« Le besoin le plus criant de notre civilisation, l'isolement temporaire, la concentration sur soi-même, et le recouvrement de ses propres forces, non pas pour fuir des tentations, mais des obligations. Le besoin de fuir des stimuli qui nous condamnent à dépenser notre énergie en réactions et ne la laisse pas s'accumuler jusqu'à la possibilité d'une action originale, originelle… ».

Une action originelle, recommencer à la base.

J'ai intitulé ce livre Lettres de Gourgounel comme pour dire : il ne s'agit plus ici de littérature, selon les recettes habituelles, mais de quelque chose d'inédit.

Le livre fut écrit en grande partie en l'espace de trois semaines d'inspiration forte, très souvent pendant l'orage (tonnerre, éclairs, pluie) venu du Tanargue.

Je plongeais dans l'ancienne culture, avant sa provincialisation par les romains, ou, par exemple, les Bogomiles bulgares rôdaient à travers les terres. J'explorais à fond le taoïsme chinois et la poétique du haïku japonais, qui fut pour moi l'entrée dans une poétique de l'ouverture. Je méditais des pièces Nō, très shinto (c'est d'un lointain rivage que je viens, vers un autre rivage que je vais).

Présenté dans la presse britannique comme « un phénomène rare de la littérature qui annonce sans doute une œuvre très significative », le livre fut présenté en France carrément comme le début d'une nouvelle littérature.

Notons qu'il fut publié dans une nouvelle maison d'édition fondée par Jean-Pierre le Dantec, natif de l'Île Grande, longtemps très actif dans les milieux marxistes et maoïstes de Paris.

L'habitation de Gourgounel m'a permis, au cours d'une douzaine d'années, d'explorer surtout le territoire immédiat, de pousser mes investigations géopoétiques jusque dans le delta du Rhône, en Camargue, sur la côte basque et les Pyrénées atlantiques.

Là, un autre cycle commençait (méditations pyrénéennes d’Atlantica) et le besoin se faisait sentir d'un retour sur un autre rivage du nord.

Ce fut l’autre grande habitation, celle de la côte nord de la Bretagne.

Mon approche générale de la Bretagne est celle d’un front pélagique. Ces fronts pélagiques existent partout dans le monde. Au sud de l’Australie. Entre l’Espagne et le Maroc. Il y en a plusieurs dans nos régions, par exemple l’Accore, entre le Golfe de Gascogne et la mer celtique. Et, plus proche encore, le front d’Ouessant.

Un front pélagique est un lieu où les eaux de différentes régions se mêlent, un lieu de dynamique intense où la vie est abondante. Je me souviens d’une étude du géologue Carl Sauer sur la post-glaciation : le rivage comme un premier lieu de fréquentation de l’être humain. Ce qui rejoint dans mon esprit un vieux texte celte, déjà évoqué dans ma première conférence, La conversation des deux savants : le rivage a toujours été un lieu de prédilection pour les poètes profonds.

Pour donner plus de sens encore à mon usage du mot pélagien, je note que Pelagius était le nom que se donnait le premier opposant à la théorie augustinienne du Péché Originel, devenu dogme de l’Église. Saint-Augustin avait envoyé un émissaire, Jérémie pour convaincre Pélage de son erreur. Devant les arguments et la claire logique de Pélage, celui-ci était réduit à l’insulter, disant qu’il était scotis pultibus praegravatus, « alourdi de porridge écossais ». Le balourd de l’affaire était évidemment Jérémie.

Revenons au grand rivage.

Sur le plan topographique, le massif armoricain d’aujourd’hui est pratiquement une pénéplaine, mais elle a connu de grands mouvements géologiques. Témoin, le “complexe centré” dont on peut discuter la nomenclature, mais le phénomène du granite liquide en fusion tourbillonnant est là, et sur la Montagne Noire ou sur les Monts d’Arrée, la présence archaïque (première) est sensible.

Une semaine après le début de la recherche d’une maison adéquate, nous l’avons trouvée : après Gourgounel, un vieil ensemble tout en granite et en schiste sur la Baie de Lannion, avec deux lieux de travail pour Marie-Claude et moi, et un troisième pour le travail que je mène avec des peintres, des graveurs, des photographes avec lesquels j’ai réalisé plus d’une centaine de livres d’artiste. J’ai nommé ce lieu Gwenved, « le territoire blanc » en gallois et en breton, finn mag en gaélique irlandais et écossais – le lieu de la plus haute concentration.

Nous y vivons depuis quarante ans. C’est là que j’ai composé la plus grande partie de mon œuvre. C’est aussi là que fut créé le siège social de l’Institut International de Géopoétique, celui-ci qui a désormais essaimé à travers le monde.

Il me vient à l’esprit également qu’ici en Bretagne, nous sommes en plein centre de l’Arc Atlantique qui, à partir des archipels écossais (les anciennes Hébrides), longe la côte atlantique de la France par Cap breton, et descend jusqu’au sud du Portugal, d’où, comme on sait, on a pu partir vers ce qu’on a appelé, trop rapidement, le Nouveau Monde.

C’est à partir de cette idée de lieu stratégique que j’ai conçu un projet d’envergure que, pour terminer cette conférence, je vais vous soumettre, du moins dans ses grandes lignes. Ce projet concerne mes principales demeures : Gourgounel et Gwenved.

Dans un état de désarroi général dont les causes réelles ont été analysées dans ma première conférence, les propositions culturelles abondaient localement, les manœuvres de premier secours se multipliaient, prenant souvent la forme d’un show.

Le projet géopoétique est une démarche à la fois plus profonde et plus durable.

Considérons d’abord le contexte en France.

Avec Gourgounel, il s’agit d’un partage des eaux de la société française : le mouvement d’une culture essentiellement agricole vers une culture industrielle avec les ruptures et les déséquilibres que cela implique. Aspect qui est mis en évidence par les photographies de Helmut Krackenberger, arrivé en Ardèche peu après moi, et qui fut inspiré par les Lettres de Gourgounel. Quant au texte du livre, il évitait à la fois la solution de Droite : retour à la Religion, au Mythe, à la Métaphysique et la solution de Gauche, prônant l’industrialisation à outrance.

Avec Gwenved, à un moment où la France commençait à toucher le fond, il s’agissait de créer une œuvre en dehors de toutes les modes, avec la volonté de refonder un monde, à travers essais, récits, poèmes. Comme dans La Maison des marées et, avec un humour noir et blanc, dans Borderland.

Avec cette association de Gourgounel et de Gwenved, j’ai aussi pensé guérir une vieille blessure française, la séparation du nord et du sud : le nord comme progressiste, le sud comme province pittoresque ; le nord comme inculte, le sud comme héritier de l’ancienne culture classique. C’était pour faire revivre cette idée du sud qu’Albert Camus et René Char auraient voulu créer un mouvement, avant d’abandonner cette idée, perçue par la suite comme une aggravation plutôt qu’une solution. Avec les Lettres de Gourgounel, écrit dans le Sud, et La Maison des marées écrit dans le Nord, il s’agissait dans mon esprit d’apporter la guérison à cette blessure atavique.

Pour considérer le sillage de la France dans le monde, outre les livres et les conférences, évoquons les innombrables cogitations et méditations qui ont donné lieu à des publications assumées avec zèle et passion par Marie-Claude White : l'Estran, puis Les Cahiers de Géopoétique.

Concernant le projet concret que j'ai évoqué au cours de cette conférence, ce que j’envisage, en coordination avec l'Institut International de Géopoétique, c’est une « Maison d’écrivain » d’un genre élargi, qui donnerait une idée immédiate de la géopoétique à des écrivains et des artistes en résidence, lesquels seraient dotés de bourses de leur différents pays à commencer évidemment par la France, ensuite par l’Écosse, puis partout dans le monde où se sont créés des groupes autour de la dynamique géopoétique.

Nous verrons…

Merci en tout cas de nous avoir écoutés durant ces deux journées.


Le dimanche 16 juillet 2023, Trébeurden

(Actes des premières « Rencontres géopoétiques Kenneth White »)