Itinéraire d’un bibliophile fou de géopoétique.

Habiter, voici le thème de notre journée. Habiter un lieu pour un auteur, c’est le plus souvent vouloir y implanter une bibliothèque. Que celle-ci soit riche de quelques dizaines de livres ou bien de milliers importe peu à l’auteur. Ce qui compte, c’est que ce lieu devienne pour lui un lieu de prédilection, un lieu de méditation et de travail. Et bien plus encore : un creuset favorisant l’élaboration de l’œuvre. Le modèle classique qui vient immédiatement en tête est bien sûr celui de la librairie de Montaigne établie dans sa tour et aux maximes latines peintes sur les poutres.

J’aimerais en préambule partager avec vous cette étonnante anecdote rapportée par Kenneth White dans Une Apocalypse tranquille se rapportant à Thomas de Quincey, l’auteur des Confessions d’un mangeur d’opium. Dans le chapitre intitulé Le Mangeur d’opium et le petit basque, White évoque l’étrange manière qu’avait son compatriote de s’entourer de livres : « A cette époque-là, en 1847, de Quincey vivait à Glasgow. Où que fût son domicile principal, l’écrivain avait l’habitude de louer des chambres qu’il remplissait de livres et de manuscrits jusqu’à ce qu’elles soient pleines à craquer : alors, il fermait la porte et s’en allait ailleurs ». Cette anecdote traduit peut-être pour certains un comportement de type pathologique, mais il est évocateur surtout pour moi s’agissant de livres, d’une dialectique complexe oscillant entre l’accumulation possessive et le détachement vis-à-vis des biens de ce monde, entre le dedans et le dehors, entre la résidence et l’errance, entre la concentration et l’isolement tous deux nécessaires à la phase créatrice et l’ouverture au monde et à la vie.

Ainsi j’en viens à m’interroger. Est-il vraiment raisonnable d’amasser tous ces livres ? A quel moment est-il temps de s’en détacher ? En ce qui me concerne, je me pose ces questions depuis des décennies.

En premier lieu, je propose de me présenter afin d’éclairer mon propos. Je suis né en 1967 à Besançon dans l’Est de la France, l’ancienne capitale de la Franche-Comté. En tant que Bisontin, je suis fier de préciser que cette ville a vu naître d’illustres auteurs. Parmi eux, je nommerai pour le XIXe siècle : Victor Hugo, Pierre-Joseph Proudhon, Charles Fourier et Charles Nodier. Vous conviendrez aisément qu’avec une telle lignée, on ne peut qu’être influencé dans son cheminement intellectuel. Il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire sur les liens que chacun de ces auteurs pourrait tisser avec le champ de la géopoétique. Pour ma part, et très immodestement, je crois devoir à Hugo une vision océanique de la poésie, à Proudhon une certaine idée de l’anarchie, à Fourier un idéal utopique et enfin à Charles Nodier (1780-1844) une haute idée de la bibliophilie.

Le rôle de précurseur et promoteur du romantisme joué par Charles Nodier est reconnu mais on connait moins sa passion pour les livres rares. Or, Nodier doit être considéré comme un des plus grands bibliophiles de son temps. Cette passion pour le livre l’a mené à occuper la fonction de conservateur en chef de la Bibliothèque de l’Arsenal. Durant la Restauration, le dimanche soir, il y tenait salon et le Tout Paris littéraire et artistique s’y retrouvait. Sa philosophie de collectionneur était la suivante : avoir peu de livres mais posséder les plus précieux dans la meilleure condition possible. Avec la nouvelle intitulée Le Bibliomane (1831), il a tourné en dérision sa propre manie en décrivant le sort d’un bibliophile dévoré par sa passion. Il invente le personnage de Théodore, un amateur de belles reliures et de grandes marges, atteint par la « monomanie du maroquin ou Typhus du bibliomane ».

C’est en mémoire de Charles Nodier, et pour lui rendre hommage, que j’ai choisi il y a quelques années le pseudonyme de Bibliomane dans mes activités bibliophiliques qui vont de la collection à l’expertise et à la vente de livres rares et précieux. Je vais évoquer devant vous, dans un premier temps, ce que signifie être bibliophile de nos jours. Ensuite, j’évoquerai ce qu’a représenté pour moi le fait d’avoir rassemblé depuis maintenant 35 ans une importante bibliothèque consacrée à l’œuvre de Kenneth White et plus largement à la géopoétique. Avec plus de 400 ouvrages, documents et revues inventoriés, il s’agit vraisemblablement d’une des plus importantes bibliothèques privées consacrée à l’auteur. Ceci me conduira en dernier lieu à réfléchir à la notion d’œuvre complète : que représente en effet aujourd’hui l’œuvre complète de Kenneth White ? Et plus largement, qu’est-ce qu’une œuvre complète ? Ces questions méritent d’autant plus d’être posées que nous fêtons en 2023 les 60 ans de Wild Coal, premier recueil publié par l’auteur et que l’Université d’Edimbourg a entrepris il y a peu la publication des œuvres complètes de Kenneth White (Collected Works).

 

Le Bibliophile et la Bibliophilie

Une définition rapide du bibliophile est donnée dans les dictionnaires : « amoureux des livres ». C’est un peu court. Il est nécessaire ici d’être plus précis. Le bibliophile cherche à détenir l’édition originale des ouvrages qu’il convoite. Qu’est-ce qu’une édition originale ? Sans entrer dans un débat de spécialiste, en effet la question fait l’objet de controverses chez les amateurs, il s’agit de la première édition d’un livre, de son édition princeps. Grâce à son érudition et à sa connaissance bibliographique, le bibliophile sait reconnaître une édition originale d’une édition courante ou d’une réédition. C’est cette caractéristique qui donne à ses yeux de la valeur à l’ouvrage. Comme tous les collectionneurs, il s’attache en outre à dénicher, comme le faisait Charles Nodier, les ouvrages en parfait état de conservation. Le moindre défaut en effet est à ses yeux rédhibitoire car dévaluant considérablement l’ouvrage.

Un second facteur est crucial pour lui : celui de la rareté. Certaines éditions originales ont en effet été tirées à très peu d’exemplaires et parfois imprimées spécialement sur des papiers de luxe comme les vélins ou les papiers japon. Ces papiers de luxe sont nommés « grands papiers ». Kenneth White a commencé à publier à une époque où cette tradition bibliophilique était encore préservée. Je prendrai pour exemple les deux premiers ouvrages qu’il a publiés : à savoir les 42 exemplaires sur papier japon, uniques grands papiers, de Wild Coal en 1963 et surtout le rarissime tirage de tête à 10 exemplaires sur vélin d’Arches seulement d’En toute candeur en 1964. Il y a une explication de cet attrait pour les « grand papiers » chez les bibliophiles. Elle est en partie technique. Les grands papiers sont grands de marge, donnant de l’espace au texte dans la page ce qui lui donne de l’ampleur. On considère par ailleurs qu’ils « prennent » mieux l’encre et enfin, étant imprimés les premiers, ils bénéficient des caractères d’imprimerie les moins érodés par l’impression. En résumé, on le comprend, ce sont les meilleurs exemplaires d’une édition originale. A cela s’ajoute aussi le fait de pouvoir découvrir et lire le texte tel que paru pour la première fois. Je peux vous affirmer qu’il est une chose de lire la Saison en enfer d’Arthur Rimbaud en édition de poche. C’est une toute autre chose de la lire dans l’édition originale de 1873, seul livre publié du vivant de l’auteur, qu’il n’est jamais venu récupérer chez l’éditeur par faute d’argent ou par abandon de la poésie, ce point restant obscur. Il s’agit pourtant à l’évidence du même texte. Certains diront qu’ils sont totalement indifférents à cela. J’ai du mal à les croire. En tout cas, comprenez que c’est ainsi que cela fonctionne en ce qui me concerne.

Outre les grands papiers, le bibliophile cherche également des ouvrages précieux. Ils peuvent l’être de plusieurs manières, cumulables entre elles. C’est connu, une dédicace de l’auteur va susciter son intérêt. Si celle-ci est adressée à quelqu’un de renommée ou à un proche de l’auteur, c’est préférable. On pourrait ajouter la découverte d’une belle reliure éventuellement signée par le relieur ou le fait que l’ouvrage soit illustré par un artiste de renom ou bien qu’il soit « truffé » c’est-à-dire qu’on lui ait ajouté des documents significatifs : une lettre de l’auteur, une photographie, une pièce manuscrite… La provenance d’un ouvrage peut également être déterminante. Je possède pour ma part de nombreux ouvrages de Kenneth White provenant tous de la bibliothèque de Lucien Biton, éminent bibliophile d’ailleurs et familier du poète dans les années 70. Dans Entre deux mondes, et dans d’autres écrits auparavant, Kenneth White a décrit ce qu’ont représenté pour lui « les conversations inutiles » avec ce personnage par ailleurs spécialiste de l’Orient. Il se trouve que, suite au décès de Biton il y a quelques années, sa bibliothèque a été dispersée. J’ai eu l’opportunité et la chance de pouvoir acquérir auprès d’un marchand parisien, une grande partie des ouvrages que Kenneth White lui avait dédicacés. Tous ces envois manuscrits, et quelques lettres ajoutées, constituent de rares témoignages de cette importante complicité intellectuelle et amicale entre les deux hommes. J’y reviendrai.

Le nec plus ultra pour un bibliophile est de dénicher un « unica »: un livre ou un document qui possède au moins une caractéristique qui le rend unique. J’ai en ma possession par exemple les épreuves d’imprimerie d’un recueil de poèmes d’André Breton traduit par Kenneth White (André Breton, Selected poems, Jonathan Cape Ltd, 1969). Ces épreuves sont corrigées de la main du traducteur et de l’éditeur, le poète Nathaniel Tarn, en vue de l’impression définitive. White a donné à l’époque deux traductions importantes de la poésie de Breton. On citera également sa traduction de l’Ode à Charles Fourier (Cape Goliard, 1970). Étonnamment, malgré la notoriété du maître à penser du surréalisme et l’influence de ce mouvement dans le monde entier, les poèmes traduits par Kenneth White étaient restés pour la plupart inédits en langue anglaise. Il faut dire que traduire la poésie de Breton représente un vrai défi. Il fallait un grand poète, de plus familier depuis des années avec le mouvement surréaliste et l’œuvre de Breton, pour restituer tout le « magnétisme » et les subtilités de tels poèmes. Un tel document nous place au cœur du travail de traduction. J’évoquerai d’autres « unica » de ma collection plus loin dans mon exposé.

En juin 1991, sous l’égide de l’Université de Glasgow, dans le cadre de l’Alexander Stone Lecture in Bibliophily, Kenneth White a donné une conférence intitulée Adventures of a Bibliomaniac. Cette conférence, inédite en français, a été publiée ultérieurement dans une revue écossaise (Adventures of a Bibliomaniac, Fras Publication, 2005). Je le cite justifiant le titre de sa conférence (c’est moi qui traduit) : « Par aventures, j'entends simplement l'excitation nerveuse et mentale que l'on ressent lorsqu'on trouve le ou les livres dont on a besoin à un moment donné, ainsi que la série d'événements et d'aventures qui contribuent à la constitution d'une bibliothèque […] En ce qui concerne la bibliomanie, tout en reconnaissant que des passions étranges et des fantasmes bizarres peuvent se cacher sous le crâne du bibliophile le plus sédentaire, je souhaite suggérer par ce mot quelque chose de beaucoup plus sauvage, qui a plus à voir avec le contenu intellectuel et spirituel des livres qu'avec leur apparence matérielle. »

Il y a quelques années, j’ai offert à Kenneth White une édition originale d’Ernest Renan, La Vie de Jésus, publiée en 1863. C’est un auteur qui intéresse White à plus d’un titre et pas seulement à cause de la proximité avec Tréguier, ville natale de Renan. Bien des années plus tard, j’ai eu l’occasion de visiter à nouveau la bibliothèque de Gwenved et j’ai retrouvé cet exemplaire bien rangé dans la bibliothèque. Quelle ne fut pas ma surprise de constater que l’édition était ornée de notes manuscrites marginales de la main de Kenneth White ! La surprise passée, en y réfléchissant à deux fois, je me suis dit que cela ajoutait à sa valeur. En effet, un libraire d’ancien pourrait indiquer pour décrire un tel ouvrage : « exemplaire personnel de Kenneth White avec ses annotations manuscrites marginales ». Cette anecdote illustre pour moi autre chose. Elle illustre le fait que cette bibliothèque, et Kenneth White le rappelle dans sa conférence et à chaque fois qu’il en a l’occasion, est avant tout pour lui une bibliothèque de travail. C’est-à-dire un lieu de concentration, de méditation, de lecture et d’écriture. Ce qui n’empêche pas qu’elle puisse contenir des ouvrages d’un grand intérêt bibliophilique. Cette conception de la bibliothèque comme bibliothèque de travail, s’oppose à celle du bibliophile. Celui-ci en fait un écrin pour sa collection et fait de ce lieu un lieu de contemplation et d’admiration où il fait bon passer du temps à feuilleter les exemplaires farouchement convoités.

Dans la conférence que je viens d’évoquer, Kenneth White se fait également l’écho d’un reproche souvent fait aux bibliophiles : « Nous avons tous entendu parler, voire rencontré, des bibliophiles qui s'étendent pendant des heures sur le papier, l'impression et la reliure, mais qui ne songeraient jamais à lire le livre en question, parce que le lire, c'est l'ouvrir, et l'ouvrir, c'est courir le risque de l'abîmer ».

Il y a du vrai dans ce reproche sur l’aspect maniaquerie. Par contre, certains bibliophiles sont de vrais lettrés et connaissent très bien les textes qu’ils collectionnent. Je considère en faire partie. Je vais donc maintenant évoquer pour vous mes propres aventures d’un bibliomane.

 

Aventures d’un bibliomane

En 1987, alors âgé de vingt ans, je recevais des mains d’un de mes meilleurs amis, François, La Figure du dehors en me recommandant vivement sa lecture. Cette période pour moi était une période de lecture boulimique. Mais mes goûts littéraires étaient éclectiques et mes choix de lecture désordonnés. Je tâtonnais à vrai dire. J’avais déjà eu la révélation du surréalisme que j’explorais tant en lecteur avide qu’en bibliophile (à hauteur de mes faibles moyens à l’époque). La découverte de l’œuvre de Kenneth White fut pour moi une révélation. Non seulement je me trouvais face à une parole forte et à une pensée dense mais La Figure du dehors, et les autres essais de Kenneth White m’ouvraient des pistes de lecture nombreuses et cohérentes. J’ai su alors orienter mes lectures et distinguer quelles œuvres méritaient mon intérêt. Je dois dire que je n’ai eu de cesse d’explorer toutes ces pistes avec à noter des rencontres ou des relectures capitales : Victor Segalen (dont White parmi les premiers signalait l’importance dès 1979), Artaud (Le Monde d’Antonin Artaud est un essai majeur), Pessoa, Thoreau, les auteurs du Grand Jeu, Nietzsche et bien d’autres …

Très vite, je me suis en tête de lire « tout » Kenneth White. Ce qui à l’époque passait déjà par la recherche sur le marché de l’occasion d’éditions à petit tirage ou de textes parus dans des revues à petite diffusion parfois. C’est alors que ma passion bibliophilique a pris le dessus et le projet s’est transformé et est devenu assez vite : détenir toute l’œuvre de Kenneth White en première édition.

Après 35 années de recherche, je dois dire que j’ai fait des acquisitions remarquables :

— Un précieux « unica » des années soixante : le brouillon manuscrit du premier poème écrit par le poète Le Goéland Préchantre, poème inaugural d’En toute Candeur déniché par hasard il y a quelques années chez un marchand d’autographes. Il s’agit là d’un véritable mystère. Ce poème manuscrit devrait normalement se trouver au département des manuscrits de la Bibliothèque nationale d’Ecosse. Mais il manque à son inventaire. Peut-être s’agit-il d’une version manuscrite en vue d’une édition en revue ? Je m’interroge toujours à l’heure qu’il est à ce sujet.
 
— Plusieurs éditions originales des Letters from Gourgounel chacune truffée de lettres manuscrites à différents interlocuteurs ou de poèmes :
- Un précieux exemplaire avec une lettre adressée à Lucien Biton avec ce magnifique envoi : « Pour Lucien – ce champignon pousse sur la montagne Ken, cueille-le, mange-le, tu vivras deux mille ans, Ken ».
- Un autre avec une lettre adressée à Sax Shaw, un artiste écossais. Dans cette lettre du 9 octobre 1967, White évoque son installation à Pau dans la résidence d’Aspin et ses débuts à l’université.
- Un exemplaire dédicacé à Ross Higgins, bouquiniste de Glasgow, avec cet émouvant envoi : « Pour Ross Higgins, en souvenir de ses mots enthousiastes cet après-midi de septembre dans Byres Road (Février 1966). » Une version inédite tapuscrite du poème « Notes towards a Pyrenean Tantra » est jointe à l’ouvrage. Dans l’essai déjà cité, Adventures of a Bibliomaniac, White évoque ces moments passés en compagnie des bouquinistes, en Écosse mais aussi ailleurs dans le monde, et les découvertes faites auprès d’eux.

 — La quasi-totalité des grands papiers. Il m’a fallu attendre trente ans pour mettre la main sur un des 50 exemplaires sur vélin d’Arches du Grand Rivage publié au Nouveau Commerce ! Dans ce type d’entreprise, la patience est le meilleur atout avec la chance.

— Une trentaine de livres d’artistes à tirage très limité pour la plupart épuisés…

Mon propos n’est pas ici de dresser un inventaire, ce serait bien trop fastidieux mais de faire en quelque sorte un bilan de toutes ces années de recherche.

En premier lieu, et malgré tout ce temps et tous ces efforts, je dois avouer que je ne suis pas encore arrivé au bout de ma quête. Ce simple constat nous montre toute l’étendue de l’œuvre de Kenneth White, une œuvre « énorme » au sens whitien, c’est-à-dire prolifique et « hors norme ». Je reviendrai plus loin sur toutes les caractéristiques de cette œuvre.

En second lieu, je ne fais pas ici devant vous un constat d’échec ou d’abandon. Au contraire, je me réjouis d’avoir encore des trouvailles à faire, des éditions rares à dénicher. Et je me considère comme un bibliophile heureux et chanceux d’avoir choisi de collectionner l’œuvre de Kenneth White : par la qualité, la richesse et la profusion de l’œuvre, par le fait d’avoir pu au fil du temps rencontrer et côtoyer l’auteur à maintes occasions (privilège rare pour un bibliophile !).

En troisième lieu, je m’interroge sur la réception de l’œuvre de Kenneth White. C’est un auteur qui a été bien édité par des dizaines et des dizaines d’éditeurs qui ont fait un travail remarquable. Pour autant, je pense qu’on se trouve en présence d’un auteur qui est mal lu (par ses admirateurs, par la critique, par l’Université…). En effet, étant en prise direct avec un fonds documentaire extrêmement riche et fourni, je pense pouvoir dire, sans vouloir fanfaronner, que je fais partie des happy few qui ont pu lire et relire l’ensemble de l’œuvre. Selon moi, rares sont ceux qui peuvent le dire.

J’ai bien conscience aujourd’hui de ne pas avoir simplement fait une collection mais d’avoir fait, à la mesure de mes moyens, une œuvre patrimoniale. En effet, ce fonds réuni au fil des ans n’est pas mon exclusive. C’est un bien commun. Il existe aujourd’hui plusieurs lieux patrimoniaux dédiés à l’œuvre de Kenneth White : l’atelier atlantique de Trébeurden au premier rang d’entre eux, ensuite les archives conservées à la Bibliothèque nationale d’Écosse (avec notamment de nombreux manuscrits dont certains inédits), enfin les archives déposées par l’auteur en Normandie à l’IMEC. A tous ces lieux s’ajoutent donc, des bibliothèques qui, comme la mienne, sont riches de nombreuses ressources. Je profite de l’occasion qui m’est donnée pour signaler que, d’une part, ce fonds documentaire est accessible aux chercheurs qui en feraient la demande. D’autre part, je considère que la destinée de celui-ci est à terme de rejoindre une institution publique qui sera mieux à même que moi de le conserver et de le faire vivre.

En préambule, j’ai indiqué que ma rencontre avec l’œuvre de Kenneth White, avait considérablement influé sur ma construction intellectuelle. La collectionner a eu d’autres conséquences pour moi. Il y a une quinzaine d’années, je me suis convaincu de devoir faire quelque chose de cette bibliothèque whitienne. J’ai alors entrepris la rédaction du Dictionnaire de Géopoétique m’improvisant lexicographe avec ce recensement d’une centaine de termes propres à l’auteur, leur définition et le détail de leur occurrence dans l’œuvre. Ce travail a tout d’abord été mis en ligne en 2012 par l’Université de Montréal (UQAM) et se trouve également accessible en ligne sur le site de l’Institut International de Géopoétique.

Je suis devenu également archiviste. J’explore les fonds d’archives pour trouver des documents rares. J’ai ainsi découvert deux tapuscrits inédits intitulés A Propos of the Old Savage (Juin 1965) et English Poetry 1950-1969 ainsi que le tapuscrit annoté d’Open Letter to all Hyperboreans dans le fond Nathanaël Tarn conservé à la bibliothèque de Stanford (USA). Je pense également à cette autre trouvaille : une lettre inédite de Kenneth White à André Breton dans le fonds consacré au poète surréaliste et dont j’ai demandé la photographie par le photographe accrédité par la BNF. Ou bien encore la trace de quatre lettres adressées par Kenneth White à Lawrence Durrell conservées dans la Bibliothèque consacrée à cet auteur de l’Université Paris X de Nanterre.

Les lecteurs de L’Océanite, le bulletin apériodique de l’Institut International de Géopoétique, savent que j’ai par ailleurs entrepris l’année dernière la bibliographie exhaustive des livres d’artiste réalisés par Kenneth White en lien avec de très nombreux artistes plasticiens. Dans un document interne émanant de l’Association des Amis et Lecteurs de Kenneth White, intitulé Bio-bibliographie de Kenneth White, un premier recensement des livres d’artiste de l’auteur a été établi, conduisant à l’année 1999. La librairie Nicaise (librairie de Bibliophilie contemporaine), dans son catalogue n°12 publié en mai 2000, a prolongé l’exercice. A travers cette rubrique, mon ambition est de revoir, améliorer et actualiser ces premières tentatives bibliographiques. Dans le numéro 1 de L’Océanite, j’ai donné la définition suivante du livre d’artiste : « Rencontre heureuse de trois personnes, un auteur, un artiste et un éditeur autour d’un texte et avec pour ambition de créer un bel ouvrage, le plus souvent à tirage limité, sortant des normes habituelles de réalisation des ouvrages de diffusion courante (par le format, le papier, la composition, la typographie, l’illustration, la reliure…). »

Enfin, je me suis lancé dans la traduction en donnant une version d’un chapitre inédit en français des Lettres de Gourgounel. En effet, en comparant l’édition anglaise de 1969 et l’édition française ultérieure, je me suis rendu compte qu’un chapitre avait été écarté de celle-ci. Avec l’accord et l’aide de l’auteur, j’ai pu mettre en ligne ce texte inédit (Post-scriptum de Gourgounel, La Revue des Ressources, 1er mars 2021).

J’ai par ailleurs en tête d’autres travaux d’exégèse de l’œuvre, en particulier un travail de compilation et d’édition critique des premiers écrits de Kenneth White. Ce travail se concentrerait principalement sur les nombreuses contributions en revue de l’auteur en France et au Royaume-Uni à compter de l’année 1963.

Ce portrait de bibliophile fou de géopoétique étant fait et le diagnostic de bibliomanie étant définitivement posé me concernant, il est temps pour moi d’évoquer la question de l’œuvre complète en général et de celle de Kenneth White en particulier.

 

L’œuvre complète de Kenneth White : un système complexe

L’œuvre complète de Kenneth White appartient à la littérature mondiale (pour plus de précision sur cette notion, je renvoie à l’entrée correspondante dans le Dictionnaire de géopoétique). Elle est aussi bilingue, également binationale car principalement publiée au Royaume Uni et en France. Avec des traductions dans de nombreux pays, elle peut aussi être considérée comme internationale.

Muriel Détrie, dans un article publié dans la revue TRANS (Muriel Détrie, « L'identité mouvante des œuvres littéraires de Kenneth White », revue TRANS numéro 22, 2017) a très bien montré que les ouvrages publiés au Royaume-Uni différaient de ceux publiés en France. Je la cite : « Que les œuvres littéraires de White soient publiées d’abord en traduction française ou d’abord en version originale anglaise n’y change rien : aucune édition ne constitue une édition de référence qui aurait le statut d’œuvre première ou d’œuvre définitive, et entre éditions françaises et éditions anglaises, on ne peut établir d’équivalences, chaque édition recomposant un nouveau texte, que ce soit en langue originale ou en traduction ». A titre d’illustration, j’ai déjà précédemment signalé que l’édition originale anglaise (Londres, 1966) différait de l’édition originale française ultérieure (1979). Pour ma part, et pour simplifier les choses, je considère que le domaine anglais de l’œuvre est très différent du domaine français. Il s’agit de deux histoires éditoriales différentes réalisées à des périodes différentes et reflétant une évolution de la pensée de l’auteur au fil du temps. Ce qui n’est pas sans poser des difficultés dans la réception de l’œuvre. Des textes fondamentaux, je pense au Plateau de l’albatros ou à Une Apocalypse tranquille notamment, ne sont pas disponibles pour le lecteur anglophone comme beaucoup de textes poétiques. L’inverse est vrai également. Certains essais publiés en Écosse sont inédits en français : je pense à The Wanderer and his charts, On Scottish Ground ou The Remapping of Scotland. Ceux-ci sont très marqués par le contexte intellectuel écossais mais pourraient intéresser les lecteurs francophones avertis.

Ce caractère binational de l’œuvre a une incidence en matière de conservation. Je prends pour exemple une publication underground des années soixante : The Moving times, publiée en 1964 sous la direction d’Alexandre Trocchi, écrivain d’avant-garde écossais (cf. Gavin Bowd, The Outsiders : Alexandre Trocchi et Kenneth White, 1998). Dans les années 60, le projet Sigma qu’il a fondé, un groupe para-situationniste, visait à établir un réseau international d'activisme contre-culturel. The Moving Times, un poster autoédité, destiné initialement à être affiché dans le métro, constitue le portfolio n°1 du projet Sigma. D’autres publications de ce mouvement suivront, certaines signées de White comme les Jargon Papers 1 & 2. Pour revenir à The Moving Times, ce portfolio comprend une contribution de William S. Burroughs et un texte de Kenneth White intitulé The Real Climate (il s’agit d’un texte précurseur publié dans Cleft à Edimbourg l’année précédente et inédit en français). Vérification faite, cet imprimé rare est absent de la Bibliothèque Nationale de France comme la revue Cleft. Ce qui veut dire que ce texte fondateur n’est pas disponible pour le lecteur ou le chercheur francophone. A l’inverse, le numéro 8 de la revue surréaliste La Brèche (1965) qui contient un poème de Kenneth White est cette fois absent de la Bibliothèque Nationale d’Écosse. Cette revue est pourtant importante car elle représente la seule contribution de l’auteur à une publication surréaliste à l’initiative d’André Breton. Et on pourrait multiplier ainsi les exemples de part et d’autre. En fait, tout fonctionne a priori comme si chaque institution nationale préservait chacune son domaine sans véritablement s’enquérir de l’autre. Le fonctionnement du dépôt légal explique peut-être ce fait. En effet, chaque institution reçoit par ce biais les publications relevant du territoire national. Mais cela peut aussi selon moi vouloir dire que concernant la création contemporaine, un travail d’exploration et d’acquisition de l’œuvre complète n’est pas effectif. Que ce soit en France ou Outre-manche. Autant vous dire, mais vous l’avez déjà compris, que ma collection comble cette lacune. Ceci simplement par le fait que j’ai dès le départ emprunté une approche biographique, chronologique et exhaustive de l’œuvre.

Une autre caractéristique de l’œuvre est de comprendre plus d’une centaine de livres d’artistes comme déjà évoqué. De nombreux poèmes ont tout d’abord paru dans ce type d’édition, en édition originale donc, et ont ensuite été repris dans des recueils pour être accessibles à un plus large public. Or, j’estime que l’ensemble de ces textes n’ont pas été repris en recueil et sont non pas inédits mais peu accessibles aux lecteurs compte tenu du tirage limité de tels ouvrages. Le plus grand livre de Kenneth White est à n’en pas douter Le Livre des Roches et des nuages. Le plus grand par la taille : il mesure en effet 47 cm de haut et 31,5 cm de large. Lorsque je l’ai acquis aux enchères à New-York, la notice américaine le désignait comme étant un elephant folio. En fait le commissaire priseur a un peu exagéré. Dans le système américain, on a en fait affaire à un medium folio c’est-à-dire un ouvrage avoisinant les 18 inches. Je vais m’efforcer de vous le décrire dans la « manière » du bibliophile (ce qui représente une véritable poésie à mes oreilles) :

Kenneth White, [Raffi Kaiser, illustrateur], Le Livre des Roches et des nuages. Paris, Imprimerie Nationale, 1994. Grand In-folio en feuilles sous double emboitage cartonné blanc crème à double rabat estampé de l’éditeur. Orné de 26 triptyques dépliant en trois volets représentant 72 dessins à l’encre et au crayon de Raffi Kaiser exécutés sur esquisses tirées sur Lanaquarelle 300 g, les poèmes de Kenneth White sont imprimés sur papier calque composés à la main en Garamond corps 24. Les calques des poèmes sont montés en onglet de manière à se superposer aux dessins de l’artiste israélien. Ouvrage tiré sur les Presses typographiques de l’Imprimerie Nationale. Tiré à 70 exemplaires numérotés signés au colophon par l’auteur et l’artiste. Edition originale en français.

En prenant en main cet ouvrage volumineux, pesant et onéreux, on se trouve en présence d’un livre monumental : une « montagne » éditoriale en quelque sorte. Un véritable cérémonial d’ouverture s’opère grâce à l’emboitage et au système de double rabat. On est invité à entrer progressivement dans un espace : un espace poétique. Le déploiement de chaque triptyque, de presque un mètre de long une fois déplié, nous ouvre un panorama montagneux composé uniquement de crayonnés très fins. Le procédé graphique surprend : l’artiste arrive à représenter d’imposantes montagnes avec juste des traits graciles. On ne peut pas vraiment dire de quelles montagnes, ni de quel continent, il s’agit : une Chine de rêve, un Tibet inaccessible...? On contemple des montagnes très escarpées, vides de toute présence humaine ou animale. Pas de brume, ni de nuages à l’horizon, juste un vaste écheveau délimitant les versants, les crêtes et les vallons. Nous suivons les lignes de la terre. En superposant les calques, les poèmes, des haïkus par essence très courts, s’installent dans l’espace montagneux à des endroits très précis, comme autant de stations où le poète dans son périple a fait une halte et a laissé une trace, une archi-trace. La magie du livre d’artiste opère lorsqu’il est réussi et c’est le cas ici : l’image sert le texte, le texte sert l’image. Aucun ne cherche à supplanter l’autre. Le texte poétique évoque une ascension du poète. Le troisième verset de chaque triptyque est repris tel quel au début du triptyque suivant provoquant un effet de scansion. Le premier verset répété marque selon moi ce que Rimbaud nommait « le pas gagné » (Une Saison en enfer) c’est-à-dire le chemin accompli. Les deux autres versets reflètent la poursuite inlassable de l’ascension. De poème en poème, nous prenons de la hauteur. La présence au monde s’intensifie degré par degré. Le texte mais aussi le monde se déploient au fil des pages : « Ça respire ! Ça se déploie ! » pourrait conclure Kenneth White. Le poète se transforme au fil de l’ascension et nous vivons avec lui ce périple tant physique que métaphysique. Le livre lu et contemplé, il faut le remplier et le ranger et sortir de cet espace montagneux et poétique. Mais l’extase est là et sans bouger vous avez participé à l’ascension avec le poète.

J’ai tenté en quelques mots de vous décrire cet ouvrage bibliophilique et surtout de vous donner un aperçu de l’expérience de lecture qu’il provoquait. Deux remarques s’imposent maintenant :

D’après mes recherches, il apparait que cet ouvrage magnifique n’a pas été repris ultérieurement en recueil. Or, je le considère comme un chef d’œuvre à placer au même rang que Le Grand Rivage ou bien Ode fragmentée à la Bretagne blanche, un de mes recueils préférés.

Seconde remarque : une édition courante permettra de prendre connaissance du texte. Et c’est déjà beaucoup. Par contre, il sera très difficile voire impossible de reproduire l’expérience de lecture que je vous ai décrite. Ce quelle que soit la qualité éditoriale de la nouvelle édition. Ce problème n’est pas propre à l’œuvre de Kenneth White. Si on considère cette fois l’œuvre de Victor Segalen et son livre phare Stèles, l’édition originale date de 1912. Elle a été imprimée en Chine en 1912 sous la direction de l’auteur et aux frais de l’auteur à l’imprimerie du Pei-T’ang et tirée seulement à 81 exemplaires hors-commerce réservés aux proches et amis de l’auteur. Le texte est imprimé d’un seul côté sur feuilles pliées à la chinoise, l’ensemble est relié à la chinoise, imprimée sur papier impérial de Corée, comporte une couverture de soie doublée d’une reliure faite de deux ais de bois sculptées du titre reliées par un cordon de soie. J’ai lu et relu ce texte comme vous peut-être dans une édition courante. L’expérience de lecture de l’original en est bien supérieure d’autant que dans ce cas de figure précis c’est l’auteur lui-même qui a présidé aux choix éditoriaux de l’ouvrage. Sauf coup de chance extraordinaire, je ne pourrai jamais acquérir cette rarissime édition. Par contre, je détiens une excellente réédition fac simile éditée par Julien & Chatelain en 1994, imprimée en Chine comme l’édition originale et tirée à 640 exemplaires. Cette réédition a eu beaucoup de succès en particulier auprès des bibliophiles.

La troisième caractéristique de l’œuvre est d’être riche de nombreux écrits annexes, ce qui dans mon propos ne veut pas dire secondaires : cours, conférences, interviews, articles de presse, contributions en revues, correspondance…

On le sait l’activité d’enseignement, principale activité professionnelle de l’auteur, a été particulièrement féconde. Les nombreux séminaires qu’il a donnés à la Sorbonne (le « Séminaire Orient-Occident » à Paris VII, connu familièrement sous les noms de « Séminaire de la Montagne froide », ou « Séminaire du Vieil Etang », et le Séminaire « Poétique du Monde Ouvert » à Paris IV, qui est devenu graduellement un séminaire de géopoétique) ont influencé nombre d’étudiants qui sont devenus par la suite de fervents lecteurs de l’œuvre. Il est certain que les travaux liés à l’œuvre en cours ont fécondé l’enseignement et vice versa. On pourrait dire de même selon moi pour les conférences, les interviews et les articles. Il n’y a pas d’écrit mineurs ou de circonstance chez lui. Toutes ses contributions répondent à la même exigence de rigueur de la pensée, de précision du vocabulaire et d’envergure du propos.

J’ai décrit quelques caractéristiques majeures de l’œuvre de Kenneth White. J’aurais pu en détailler d’autres, par exemple, préciser les différents types d’ouvrages qui la composent (essais, waybooks, recueils de poèmes…) ou bien encore montrer comment l’œuvre est entièrement orientée depuis le début des années 80 selon un paradigme fécond : la géopoétique.

Après toutes ces années de collection et d’étude approfondie de l’œuvre, il m’apparait de plus en plus que celle-ci doit être considérée comme un système complexe. Ce qui me conduit à élargir mon propos en réfléchissant à la nature même d’une œuvre complète et aux problèmes éditoriaux soulevés par l’édition de telles œuvres.


Comment éditer une œuvre complète ? Qu’est-ce qu’une œuvre complète ?

Classiquement, quel que soit l’auteur, l’édition d’œuvres complètes pose des questions éditoriales récurrentes. Par exemple, faut-il choisir une édition chronologique des textes ou bien les regrouper par thèmes ou forme littéraire ? Faut-il faire une place aux œuvres de jeunesse, aux œuvres inachevées, aux brouillons, à la correspondance, aux écrits de circonstances ou travaux réalisés sur commande… ?

Une question centrale s’impose souvent : faut-il tout éditer ? avec son corollaire : sur quels critères écarter tel ou tel texte de l’ensemble ? Alfred Jarry a tranché sur ce point : « L'œuvre est plus complète quand on n'en retranche point tout le faible et le mauvais ». Joseph Delteil lui en a décidé autrement. En 1961, il décide d’expurger son œuvre et déclare n’en retenir que six romans rejetant tous ses autres textes : "Je désavoue et tiens pour nul et non avenu tout autre ouvrage ou texte de moi que ceux qui composent le présent recueil : et, en ce qui m'appartient, j'en interdis à jamais la vente ou la réimpression." (extrait de la Préface, Grasset). Après tout on pourrait se dire que l’auteur a tous les droits sur son œuvre. Mais a-t-il le droit de renier un ouvrage qu’il a autrefois décidé de publier, qui existe donc aux yeux de ses lecteurs ? Un autre exemple célèbre existe dans la littérature mondiale. Max Brod, ami de Kafka a été désigné son exécuteur testamentaire. Or, en 1924, Kafka, atteint de tuberculose, lui demande de détruire ses manuscrits, carnets, dessins, lettres... A la mort de l’écrivain, Brod n’a pu s’y résoudre et, en n’exauçant pas les dernières volontés de l’écrivain, on lui doit donc la publication de chefs d’œuvre de la littérature du XXe siècle comme Le Procès, Le Château ou L’Amérique.

Il me vient à l’esprit cette anecdote parfois rapportée par les bouquinistes qui évoquent ces auteurs confirmés qui sillonnent les quais de Paris pour racheter dans les boites des bouquinistes tous les exemplaires de leurs œuvres de jeunesse qu’il renient les jugeant sur le tard indignes de leur talent.

Ainsi, pour revenir à l’œuvre de Kenneth White, les œuvres de jeunesse ou des années de formation doivent-elles être publiées au même titre que les œuvres reconnues de la maturité ? Ceci même si de nombreux poèmes de cette période ont été repris dans certains recueils (je pense à En toute Candeur). Pour autant, tout un travail reste à faire concernant les revues para-universitaires fondées par Kenneth White et dont les contributions ne doivent pas être considérées comme des galops d’essai d’un auteur en germe talentueux mais de prémices prometteurs et féconds pour l’œuvre à venir.

Je m’interroge en outre sur la nécessité de publier par exemple les séminaires dont une trace est gardée sous la forme d’enregistrements audio. On pourrait opposer à bon droit que ceux-ci n’étaient pas destinés initialement à être publiés. Pour moi, ils font partie intégrante de l’œuvre.

Que dire également des traductions de l’auteur ? J’ai déjà évoqué celles de Breton et leur importance. Il existe également une traduction inédite du livre de René Daumal, Le Mont analogue, qui n’a pu être publié pour des questions de droit. Seul subsiste l’introduction dans le Cahier de l’Herne consacré à René Daumal.

Idem, quel statut pour la correspondance ? On sait que Kenneth White a eu une grande activité épistolaire avec de nombreux interlocuteurs : auteurs, critiques, éditeurs, universitaires…. On pourrait par exemple s’inspirer de la publication de la Correspondance complète d’Yves Bonnefoy qui comprend aujourd’hui 2 tomes et qui a été initiée avec la collaboration de l’auteur (qui comprend en passant des lettres à Lucien Biton cité en préambule).

En y regardant de plus près, j’ai moi-même ajouté une difficulté en ce qui concerne l’édition des œuvres complètes de Kenneth White en donnant la traduction d’un chapitre inédit en français des Lettres de Gourgounel. A l’inverse des exemples précédents, j’ai permis je crois une forme de réhabilitation de ce texte par son auteur puisqu’il accepté de bon gré que je le traduise et y a même contribué (qui m’aurait dit en 1987, lorsque je découvrais son œuvre, que j’irais jusque-là !). Je m’interroge : ce chapitre inédit devra-t-il figurer dorénavant dans les prochaines rééditions des Lettres ? Je réponds volontiers pour ma part par l’affirmative. Mais avec cette réponse, je créé en quelque sorte une forme de « jurisprudence » qui autoriserait par principe à réhabiliter d’autres textes écartés également par l’auteur. A cela ajoutons que, dans le tome I des Œuvres Complètes publiées initialement en 2013 par l’Université d’Aberdeen, ce chapitre n’est plus présent. En effet, l’ouvrage entier a été totalement remanié. En effet, plusieurs chapitres ont été supprimés et six nouveaux ont été ajoutés. Cette dernière édition doit-elle être considérée comme définitive ? Une nouvelle édition en français doit-elle être envisagée ? Je laisse ces questions en suspens en notant qu’elles confirment le jugement porté précédemment par Muriel Détrie : « aucune édition ne constitue une édition de référence qui aurait le statut d’œuvre première ou d’œuvre définitive ». En définitive, le poète est bien ce « stratège des mutations » pour reprendre cette formule de Mandelstam souvent citée par White. Je pense pour ma part que Les Lettres de Gourgounel en tant qu’œuvre fondatrice et emblématique mériterait une édition critique bilingue analysant et précisant la génétique du texte.

Penchons-nous maintenant de plus près sur ce projet éditorial ambitieux en cours en Écosse. En 2021, l’Université d’Édimbourg a repris la publication des œuvres complètes de White sous la direction de Cairns Craig, poursuivant les travaux initiés quelques années auparavant par l’Université d’Aberdeen. Le premier tome, intitulé Underground to Other Ground comprend trois récits : Incandescent Limbo, Letters from Gourgounel et Travels in the Drifting dawn. Composer cette trilogie et lui donner un titre est une recomposition postérieure qui s’appuie sur la cohérence formée par ce triptyque : deux livres de dérives, dérives parisiennes, dérives européennes et un staybook (c’est-à-dire un livre de la résidence, cf. Dictionnaire de géopoétique) en Ardèche. Avec en arrière-plan de ces trois récits, les années 60-70 et l’autoportrait du jeune poète en nomade intellectuel. Le statut éditorial de ces trois œuvres diffère ce qui illustre la complexité déjà notée du parcours éditorial whitien. Incandescent Limbo a été publié pour la première fois en 1976 en France traduit de l’anglais et avec le sous-titre de roman. Ce texte était jusque-là inédit au Royaume Uni. Travels in the Drifting Dawn a d’abord été publié en France sous le titre de Dérives en 1978 et réédité seulement en 1989 au Royaume Uni. Comme déjà évoqué, Letters from Gourgounel a été édité en 1969 à Londres cette fois et édité seulement en 1979 en France avec le succès que l’on connait. Le Tome 2 reprend sous le titre Mappings : Landscape, Mindscape, Wordscape trois textes déjà cités uniquement publiés en Écosse et concernant son contexte culturel, intellectuel et littéraire.

Dans l’introduction au Tome 2 des Œuvres, voici comment l’auteur lui-même présente cette réunion de textes :

« Le Tome 1 des Œuvres Complètes contient trois de mes premières proses narratives avec une progression, en partant d’un portrait existentiel et intellectuel d’un individu se déplaçant dans la ville moderne tardive (Incandescent Limbo) à une expérience de ressourcement dans une partie sauvage de la nature (Letters from Gourgounel), et de là à un mouvement à travers une multiplicité de territoires (Travels in the Drifting Dawn). Le volume 2 commence par une plongée dans des ressources culturelles oubliées (On Scottish Ground), puis passe à des considérations plus sociopolitiques (Ideas of Order at Cape Wrath), avant de s'ouvrir à un espace plus vaste de méditation cosmologique (The Wanderer and his Charts). L'objectif ultime est la cartographie et l'expérience d'un monde vivant et ouvert. » (traduit par mes soins).

J’aimerais à ce stade, formuler quelques remarques ou interrogations concernant cette publication :

— L’idée d’une composition thématique plus que chronologique a été privilégiée.
— Les Early Works seront édités ultérieurement ou peut-être écartés ?
— Le tome 1 est consacré à des proses narratives, le second à des essais, la forme poétique n’apparait pas encore (au tome 3 peut-être ?).
— Le tome 1 évoque principalement la France, et à l’exception de Londres, l’Europe continentale. Il était à mon sens prépondérant que le tome 2 soit consacré à l’Écosse, ce d’autant plus que l’auteur s’est écarté pendant une longue période de la scène intellectuelle écossaise.
— J’appelle de mes vœux une initiative de même nature en France portée par une maison d’édition ou une institution universitaire, ce qui nous permettrait d’avoir une vue d’ensemble de l’œuvre.

En 2014, la Revue des Ressources a publié un entretien de Kenneth White avec Régis Poulet au sujet de la publication de ses œuvres complètes amorcée par l’Université d’Aberdeen (L’œuvre complète de Kenneth White, entretien avec l’auteur, RdR, 17 février 2014). Citons un extrait de cet échange :

« Peut-être faut-il préciser en tout premier lieu qu’il ne s’agit évidemment pas d’une œuvre complète close, mais d’une œuvre complète en cours. L’idée est de suivre un système à deux pistes (two-track system). Sur une de ces pistes, de nouveaux livres – je viens d’en lancer trois : Ideas of Order at Cape Wrath (essais), The Winds of Vancouver (prose narrative) et Latitudes and Longitudes (poèmes). Sur l’autre, des rééditions, qui porteront à chaque occasion une nouvelle préface situant le livre dans l’ensemble. Petit à petit, les parutions de la piste nouvelle rejoindront les ouvrages de la piste permanente. L’édition sera assurée non pas par une maison commerciale, mais par le Research Institute of Irish and Scottish Studies de l’université d’Aberdeen, ce qui devrait garantir une solide continuité dans le processus. Le gros de l’entreprise (une vingtaine de volumes) devrait être achevé dans l’espace de cinq ans. ».

L’auteur nous engage non pas à suivre une chronologie éditoriale mais des pistes : la « piste nouvelle » et la « piste permanente ». L’œuvre n’est pas close mais en cours, foisonnante, un work in progress dans lequel les textes nouveaux irriguent et modifient par leur survenue tout l’ensemble. L’auteur confirme l’analogie avec la théorie des systèmes ouverts : « Comme dans la théorie des capacités auto-organisatrices de systèmes ouverts, c’est-à-dire à travers lesquels coulent de la matière et de l’énergie. Ou comme dans la théorie biologique de l’autopoiesis, selon laquelle l’évolution se fait par drift (flux, dérive), élément ajouté après élément, sans « but » connu à l’avance. Petit à petit, à un rythme de plus en plus soutenu, un ensemble de textes se constitue, que l’on peut appeler une « œuvre ».

Comme souvent dans la pensée de Kenneth White, le paradigme géographique supplante le paradigme historique. Régis Poulet avance l’idée de considérer le projet d’ensemble comme un topogramme. Kenneth White soutient l’idée : « Tu as raison de mettre l’accent d’abord sur la dimension géographique, à l’intérieur de laquelle le topographique joue un premier rôle. Je n’ai jamais considéré mon travail simplement comme une série de productions dont l’ordre serait seulement numérique et la somme seulement quantitative. Mais, tu l’as dit, comme un topogramme que je compléterais au fur et à mesure, selon à la fois les hasards de la vie et le développement d’une logique. J’ai eu souvent recours aux métaphores géographiques et navigationnelles ». Et plus loin d’affirmer « Tous mes livres sont configurés « en archipel » ».

Kenneth White n’a jamais voulu créer de système, « la géopoétique n’est pas un système mais un champ ». Il n’a pas cherché à créer une somme mais y est au final, au fil du temps, parvenu. Il reste à donner un titre à l’œuvre. Avec l’humour qui le caractérise, voici sa proposition : « Pour conclure, disons, avec, comme toujours, le rire du gai savoir dans la gorge, que si Dante a écrit la Comédie divine, Balzac la Comédie humaine, ce soi-disant moi, le dénommé Kenneth White, est l’auteur d’une Comédie surnihiliste, nomade et géopoétique ».

Et pour clôturer moi-même mon intervention, j’aimerais vous livrer cette citation de Friedrich Schlegel (Entretien sur la poétique) qui définit selon White le mieux cette notion d’œuvre complète et qui indique également la perspective qui doit être la sienne : « Une œuvre est complète quand elle est partout parfaitement délimitée, mais en même temps illimitée et inépuisable. Il faut qu’elle ait voyagé à travers les trois ou quatre continents de l’humanité, non pour limer les angles de l’individualité de l’auteur, mais pour élargir sa vision, donner à son esprit plus de liberté et de pluralité internes, et par là même plus d’autonomie ».

Le voyage à travers les trois ou quatre continents de l’humanité a commencé. J’achève sur cette sentence le récit de mon périple bibliophilique à la recherche de l’œuvre complète de Kenneth White. Il nous restera à établir quelque part, ici peut-être, une librairie géopoétique ouverte aux quatre vents de l’esprit, où les nomades intellectuels des quatre coins du monde pourront se croiser et contribuer à poursuivre plus avant l’exploration du champ du grand travail.

 

Stéphane BIGEARD

Secrétaire de l’IIG et bibliophile

Dimanche 16 juillet 2023, Trébeurden

(Actes des premières « Rencontres géopoétiques Kenneth White »)