Il nous arrive, individuellement et collectivement, de regarder notre espèce d’un œil critique.

Ces derniers temps, on peut même dire que c’est devenu un passe-temps général qui tient souvent lieu de réflexion.

Il faut admettre que le portrait n’est pas reluisant.

Jamais espèce n’aurait eu un tel impact sur son environnement, au point de compromettre non seulement l’existence d’autres espèces mais la sienne propre.

Un dérèglement climatique express.

Une sixième extinction de masse.

Dans mon esprit, on ne trouverait pas le premier début de remise en cause de ces faits. La Terre est un lieu tellement étonnant, varié et beau que je suis consterné par les effets dévastateurs des idéologies philosophico-religieuses plaçant l’humanité au-dessus de tout, en valeur et en droit — certains représentants de l’espèce, dans un égoïsme abyssal, agissant comme si rien ne primait sur leur intérêt personnel.

C’est l’effet d’une pensée dualiste qui a séparé le physique du métaphysique (ou spirituel), qui a surévalué ce dernier à l’infini, qui a établi une hiérarchie entre les êtres et qui a légitimé la mise à disposition de tout ce qui pouvait servir son but.

Une pensée de la démesure, de l’hubris.

Mais s’en prendre à notre espèce dans un mouvement de culpabilisation, de mépris et d’opprobre, n’est-ce pas encore succomber à l’orgueil et à l’excès ?

 

Par son nombre et les moyens techniques qu’elle s’est donnés, l’espèce humaine a un impact considérable sur le monde naturel.

Cela ne date pas du siècle dernier.

Pourtant, si l’on devait désigner les êtres vivants qui ont le plus changé le cours de la vie sur Terre, notre espèce ne viendrait pas parmi les toutes premières.

Demi-surprise ? Voire…

Il est vrai qu’avec la diffusion des connaissances sur le biotope, ce genre de propos étonne moins. Ainsi a-t-on entendu dire récemment des baleines bleues — selon cette tournure de pensée si caractéristique des esprits unidimensionnels — qu’elles pourraient ‘sauver le climat’ grâce à leurs excréments. Comprendre : la quantité formidable qu’elles défèquent ensemence les océans, nourrit le plancton dont elles font ensuite leur mets selon un cycle vertueux qui les fait prospérer, mourir et finir tout au fond des océans où elles séquestrent le carbone.

Passons des grosses bêtes aux petites…

Par deux fois dans l’histoire de la Terre, des êtres vivants en ont radicalement changé le cours.

La première et plus ancienne, appelée Grande Oxydation, date de plus de deux milliards d’années, lorsque des bactéries photosynthétiques ont libéré dans l’eau, puis dans l’atmosphère, de l’oxygène libre. Ce nouveau gaz était un poison pour les organismes d’alors. Ils ont dû s’adapter ou mourir. Mais l’oxygène libre a surtout provoqué la disparition du principal gaz à effet de serre, le méthane, qui maintenait une température douce sur Terre. En très peu de temps, la Terre s’est presque intégralement couverte de glace. Ce fut une crise écologique majeure.

Vers la fin du Précambrien, il y a environ 850 millions d’années, l’apparition des plantes terrestres et leur colonisation des continents ont à nouveau permis une rapide augmentation du taux d’oxygène libre dans l’atmosphère nécessaire à l’expansion de la vie pluricellulaire.

Deux exemples en forme de rappel : l’espèce humaine n’a ni à s’enorgueillir de sa puissance, ni à se flageller constamment de ses nuisances.

La vérité est plus complexe.

 

Comme n’importe quelle espèce, nous essayons de tirer le meilleur parti de notre environnement en nous y adaptant et en l’adaptant à nos besoins.

L’adaptation se fait à la fois par des processus individuels rapides, et, au-delà des limites d’un organisme vivant, au niveau de ce qu’on appelle un organisme étendu.

Contrairement à ce que pensait Darwin, le temps pour que les Pinsons des Galapagos adaptent leur bec à la nourriture disponible n’est pas un temps long, qui dépasserait largement la vie d’un spécimen. Il a été prouvé récemment que des individus pouvaient modifier la forme de leur bec en peu de temps, et même de façon réversible. Un phénomène comparable a été observé, encore aux Galapagos, sur les iguanes dont les individus réagissent au changement climatique (augmentation de la fréquence des tempêtes) en rétrécissant leur colonne vertébrale le temps que la disette passe.

Au-delà des limites d’un organisme vivant, on parle de la construction d’une niche écologique, selon l’expression utilisée en biologie évolutive, qui implique le choix d’un site, une reconfiguration des ressources et la sécurité physique — niche qui est transmise à la descendance.

Les termites font cela, les lombrics aussi, à leur manière, et les castors bien évidemment.

La sélection naturelle peut ainsi être modifiée par une espèce, pour elle-même et pour d’autres espèces. On peut considérer la sélection comme le résultat des interactions réciproques entre les espèces et leur environnement.

Qu’en est-il pour l’espèce humaine ?

 

Sur les quelque derniers 400 000 ans, nous nous sommes dotés d’un moyen dont les effets cumulés sur l’environnement terrestre sont tout à fait considérables.

Le feu.

Singulier moyen dont on parle là.

Il s’agit en effet du plus puissant moyen dont l’humanité se soit dotée, si l’on peut dire, étant donné que le feu n’est pas son invention.

A la fois élément et outil, le feu est l’exemple même du rapport ambigu des hommes à la matière. Un usage intelligent non dénué d’arrière-pensées et qui, au fil de notre histoire commune, a montré son efficacité. Rappelons-en les principales étapes.

Dès Homo erectus (moins de 2 millions d’années), le feu permet aux hominidés d’inverser le rapport chasseur-chassé instauré par les grands fauves.

Face aux prédateurs des ténèbres, il confère lumière, chaleur et une certaine sécurité.

Les cavernes changent de locataire.

Après observation, nos lointains ancêtres ont dû constater à quel point les incendies naturels bouleversaient le paysage. Le gibier fuyant le feu, il était envisageable de le regrouper, de l’acculer pour mieux le chasser. De plus, ce même gibier revenait naturellement sur les terres brûlées, attiré par la nouvelle végétation faite d’herbes et d’arbustes offrant baies, fruits et noix également très recherchés par les hominidés. Au fil des millénaires, de véritables réserves de chasse et de cueillette ont été aménagées.

C’est ainsi, en modifiant le paysage pour concentrer les ressources, qu’ils ont créé une niche.

Ces pratiques d’ignition ont eu pour effet d’avantager les espèces végétales et animales adaptées au feu et favorisées par leur usage.

Un autre usage du feu a eu des conséquences extraordinaires : la cuisson.

En facilitant la digestion des aliments, la cuisson a permis des rations bien moindres, donc une économie d’énergie importante. L’éventail des ressources nutritives est devenu beaucoup plus large puisqu’on a pu dorénavant se nourrir de plantes protégées par des épines, des graines, des toxines. Se nourrir de viandes qui ne se seraient pas conservées ou qu’on a pu stériliser.

Le feu a permis de concentrer des populations sur un espace plus restreint.

Le feu nous a permis de coloniser des territoires où nous n’aurions pas pu survivre.

Les conséquences vont plus loin encore : en agissant comme une sorte de pré-mastication externe, la cuisson a permis chez Homo sapiens l’affinement de la mâchoire (dont les dents), donc le développement de la boîte crânienne, laquelle a nécessité la naissance anticipée des petits dont le sevrage était facilité par les progrès alimentaires. La néoténie de l’espèce a permis que nos petits aient un apprentissage très long, favorable au développement intellectuel. Sans oublier de mentionner la possibilité que les plus âgés survivent plus longtemps et puissent faire bénéficier de leur expérience, longtemps, très longtemps avant que l’écriture ne prenne le relais.

Nous sommes, de corps, de régime et d’habitudes, tellement adaptés à lui qu’on peut affirmer que feu nous a domestiqués.

Sans lui, nous ne survivrions pas.

 

Quels enseignements tirer des progrès de nos connaissances sur la préhistoire de l’espèce humaine ?

Un des premiers enseignements est qu’il faut parler des espèces humaines.

Même si nos connaissances sont encore loin d’être suffisantes pour dresser un panorama à la fois complet et précis, on sait désormais que le genre Homo est représenté par une douzaine d’espèces dont près de la moitié semble avoir vécu en même temps qu’Homo sapiens. Les plus célèbres sont les Néandertaliens et les Denisoviens. Les conjectures étant délicates sur ces derniers, en raison du peu d’informations disponibles à l’heure actuelle, je me concentrerai sur Néandertal.

Cette espèce disparue il y a moins de 30 000 ans en péninsule ibérique a ceci d’intéressant qu’elle nous offre des éléments de comparaison avec l’espèce moderne Homo sapiens — dont certains disent qu’elle en serait une sous-espèce.

Si les deux espèces ont maîtrisé et utilisé le feu, aménagé leur environnement, leur évolution et leurs choix ont été différents.

Anatomiquement, les Néandertaliens n’ont pas suivi l’évolution de sapiens : leur crâne avait un volume cervical bien plus important que le nôtre (1700 cm3 pour 1450 cm3) et réparti à l’arrière et sur les côtés, plutôt que vers l’avant. Cela a coïncidé avec une face prognathe et massive, associée à un corps puissant et également massif. Cette apparence a été utilisée par les préhistoriens et la littérature pour mettre en valeur les Homo sapiens. Au moment où l’idéologie du Progrès commençait à se diffuser dans tous les cercles de la société, on tenait avec l’Homme de Néandertal une brute épaisse au front fuyant qui pouvait servir de repoussoir, de contre-modèle à la gracile humanité moderne, parangon de l’intelligence en voie d’émancipation totale.

La réhabilitation des Néandertaliens est récente, mais elle est en cours.

Qu’y découvre-t-on ?

La leçon d’humilité est peut-être à prendre ici.

A rebours du primitivisme qui a longtemps été associé à l’espèce, on sait désormais que personne n’a égalé leur aptitude à utiliser les silex. En choisissant des pierres à grain fin, et grâce à la technique dite Levallois, ils étaient capables de préparer le bloc initial pour en tirer ensuite des éclats aux formes très variées, attestant par là même aussi bien d’une grande habileté technique que d’une capacité de prévision de leurs besoins, tant immédiats que pour de futurs déplacements.

En fait, ce qui caractérise les Néandertaliens, c’est l’étonnante stabilité de leur culture associée à sa grande variabilité. Vers 350 000 ans, cette espèce à répartition européenne est partout sur le continent : mais alors que son anatomie ne diffère pas d’un bout de l’Europe à l’autre, au moment où la technique Levallois s’impose, les préhistoriens observent des régions culturelles, définies par des styles : styles techniques, certes, mais aussi pratiques collectives telles que les modes d’habitat, le traitement des morts ou le rapport au monde animal.

Comment ces cultures ont-elles pu traverser des dizaines de millénaires, affronter tous les environnements et s’y adapter ?

La réponse d’un préhistorien comme Marcel Otte est simple : en deçà des différences culturelles régionales, les Néandertaliens ont conçu des modes de vie aussi stables parce qu’« ils faisaient réellement partie de la nature ».

Ma première pensée a été que j’assistais à un retour du mythe du Bon sauvage, souligné d’ailleurs par l’expression que l’ère néandertalienne aurait été un « Âge d’or de l’Europe ». Mais l’argumentation avancée est intéressante.

Elle concerne le rapport à l’animal.

L’animal, c’est d’abord l’humain qui vit auprès de soi, qui forme des groupes, et qui meurt.

Dans le lointain passé des hominidés, l’alimentation était exclusivement végétarienne, puis il s’est agi de tuer des animaux pour prendre leur force. Ce fut sans nul doute une étape difficile à franchir, un sacrifice qui demandait une compensation symbolique, par exemple sous forme de rituels, avant, pendant et après la chasse. La mise à mort ne concerne pas que l’animal, il s’agit d’un sacrilège contre-nature, ce qui en explique finalement la marginalité.

Contrairement au récit que les modernes ont voulu en faire, la nourriture carnée, même si elle a pris de l’ampleur au fil du temps, restait minoritaire, surtout lors des périodes interglaciaires lors desquelles l’apport en fibres végétales restait la base alimentaire.

Il n’est jamais anodin de préserver sa propre existence au détriment d’autres formes de vie.

Une observation saisissante est ainsi la quasi absence, sur des centaines de milliers d’années, d’outils ou d’armes en matières osseuses d’origine animale du côté des Néandertaliens, au contraire des Homo sapiens. Comme si cette autre espèce humaine avait considéré comme impensable de commettre un deuxième sacrilège en faisant de l’animal quelque chose de neutre, à l’instar de la roche. Et encore plus de retourner contre lui-même sa propre matière. En cela, le respect que les Néandertaliens semblaient vouer aux animaux était bien différent de celui des hommes modernes.

Il est probable que la consommation de chair animale prit de l’importance au fur et à mesure que les consciences sentaient leur emprise sur le monde animal. La chasse néandertalienne semble avoir eu un rôle majeur dans l’évolution, à la fois en renforçant la solidarité du groupe par des ‘tests d’excellence’ — il faut dire que les Néandertaliens utilisaient des armes d’hast, avec combat au ‘corps à corps’ là où les Homo sapiens utilisaient des sagaies —, en proclamant et en rappelant la distinction entre le monde animal et le monde humain par l’emprise ritualisée de l’un sur l’autre.

La différence de type d’armes est représentative des voies divergentes prises par les deux espèces : là où les Néandertaliens maintenaient une proximité physique avec le monde naturel, les Homo sapiens choisissaient de développer des armes de jet, par lesquelles la pensée pouvait voir éclater sa puissance à distance.

L’éloignement est sensible dans les manifestations symboliques de représentation animale.

Ce n’est pas le choix des espèces animales qui différencie les Néandertaliens et les Homo sapiens, mais plutôt que les premiers cités n’ont pas établi une distinction nette entre la vie naturelle et leur propre pensée. Ainsi le monde naturel et surtout les animaux étaient-ils évoqués directement par des images réelles : trophées (crâne, ramures), voire fossiles rappelant la nature vivante ou même cristaux soigneusement rapportés dans l’habitat, sans souci d’une utilisation technique. De leur côté, les hommes modernes ont déployé un art graphique rupestre qui montre une distance beaucoup plus grande au monde naturel. À l’image réelle s’oppose l’image virtuelle.

La conclusion à laquelle le préhistorien Marcel Otte arrive à la fin de son livre Les Néandertaliens — l’âge d’or de l’Europe, dont je vous ai présenté les grandes lignes, est sans appel pour les Homo sapiens que nous sommes.

« Le succès des Homo sapiens, écrit-il, semble précisément lié à leur façon de voir le monde : ils conquièrent la nature avec des armes très efficaces et très rapides (des sagaies propulsées). Ils brisent ainsi l’équilibre entretenu jusque-là par les Néandertaliens et amorcent la fin des peuples chasseurs par une surexploitation des ressources sauvages. » (Otte, 158) Son hypothèse pour la disparition des Néandertaliens est que les Homo sapiens auraient été contraints, par leurs propres excès de population, à une expansion géographique traumatisante qui les aurait mis en contact avec cette espèce apparentée, qui aurait été déstabilisée par cette irruption et par le rythme démographique des nouveaux venus.

Amérindiens, Aborigènes d’Australie ou Inuits n’ont-ils pas rencontré les mêmes problèmes non seulement d’acculturation mais de dilution démographique face aux Européens ?

Le préhistorien conclut son argumentation en beauté : « S’il fallait trouver un modèle afin de résoudre nos graves problèmes écologiques actuels, il serait plutôt à chercher du côté des Néandertaliens, dont les limitations géographiques et le respect de la nature ont assuré leur subsistance durant trois cent mille ans sur le même territoire ».

Bon…

Quelque chose en moi se dit qu’il n’a peut-être pas tort. Peut-être est-ce l’expression de ces quelques % de gènes néandertaliens hérités par les Européens ? J’aurais leurs yeux bleus, surmontés d’une barre osseuse ? Ou leur manie de ramasser et collectionner des fossiles et des cristaux ? Ou leur immense respect des animaux ?

Mais comme je l’ai déjà indiqué au début de cette conférence, je refuse en tant qu’Homo sapiens de céder à l’auto-flagellation. Et nos problèmes ne sont pas qu’écologiques.

Voici une dizaine d’années, j’ai écrit un petit essai intitulé Le vol du Harfang des neiges et sous-titré « Des grottes peintes à la géopoétique ». J’y suivais plusieurs pistes, dans le but de comprendre ce que l’émergence de l’art avait pu signifier pour les Homo sapiens. L’idée principale, qui suivait en cela les interprétations de Georges Bataille, est la suivante : c’est par le travail, qui appartient au domaine des fins, que l’animal devint humain ; l’art prend sa valeur par opposition au monde utilitaire qui lui préexistait ; l’art pariétal, caractéristique des Homo sapiens, manifeste l’émotion d’un être en métamorphose qui mesure tout ce qu’il perd à devenir humain.

Le personnage emblématique de cette culture paléolithique est le chamane qui, ayant constaté le divorce entre le monde et l’homme, essaie de rétablir la communication, et dont Kenneth White parle ainsi : « Quand je dis poétique, je pense, dans des cultures à travers le monde, à ce qu’était le chamane dans une tribu paléolithique, néolithique, c’est-à-dire quelqu’un qui garde les énergies de la tribu et qui garde le contact entre le groupe social, la tribu en l’occurrence, et le grand univers non-humain, c’est ça la fonction du poète-chamane ».

Le chamanisme qui intéresse Kenneth White n’a rien à voir avec le néo-chamanisme. En parlant de ‘chamanisme abstrait’ pour approcher la tâche du géopoéticien, White demande à l’art géopoétique de « trouer la subjectivité pour rejoindre un proto-monde, encore bruissant des signes sauvages de la terre ». Mais l’art des cavernes a beau être un cri contre la séparation, un chant du cygne, un au revoir aux signes sauvages, il n’en est pas moins la preuve que la distance entre les hommes et le cosmos s’amplifiait. White fait d’ailleurs remarquer que la société des cavernes est « une société communautaire, relayée sans doute par un peu de nomadisme » et dont la limite fut peut-être l’immobilisme : « je me demande, écrit-il, si la sédentarité prolongée des grottes n’a pas mené à une préoccupation obsédante de la fertilité, de la procréation ». Celles-ci relèvent du projet et du travail et non de l’érotisme et participent de l’aménagement d’un espace humain qui se coupera de plus en plus du cosmos. En cela, la voie à suivre est moins celle de sapiens que celle de Néandertal. De même pour ce qui concerne la fuite en avant vers l’image virtuelle de la nature des uns et le rapport réel et concret évident chez les autres.

Dans le nomadisme, sorte d’antidote aux dérives de la sédentarité, il « existe un rapport à la terre qui n’est ni de l’ordre de l’exploitation (‘ressources naturelles’), ni de l’ordre de la sacralisation […] Le rapport est de l’ordre du parcours, de l’itinéraire. » L’art nomade, qui est un art géopoétique, est un art qui « évolue en lignes et en spirales sur la surface de la Terre ».

 

Revenons, pour conclure, au feu qui a guidé notre réflexion.

Si le feu est un élément — la science dit désormais qu’il est un mélange de gaz et de plasma émetteur de lumière —, sa signification pour la culture humaine va bien au-delà.

Déployant son activité dans l’espace extérieur, le feu a permis à l’espèce humaine d’habiter le monde à sa façon propre.

Avec les excès, certes, d’une espèce pyromane.

Mais il semble qu’on tienne là un modèle de synergie naturelle.

Nous sommes une espèce pyrophile à qui le feu a ouvert l’espace.

Il a déployé l’horizon, éclairé les cimes et ouvert les abîmes.

La même chose s’est produite dans l’espace intérieur.

Je ne parle pas seulement de la possibilité, la nuit tombée, de poursuivre des activités diverses, dont symboliques, comme le chant, la musique, le dessin ou la gravure.

Je parle de l’espace mental, que le feu a permis de prolonger en dedans. Espace dont les limites ont reculé avec la connaissance, transmise de maître à disciple. Espace où le feu a apporté, simultanément, sa chaleur.

Avec le développement de notre espace intérieur, le risque d’un éloignement du monde a augmenté. L’illusion et l’orgueil que ce feu serait nôtre a lentement, insidieusement ruiné notre rapport au Tout. Et l’on s’est retrouvé avec des Prométhées, avec des voleurs de feu, pour avoir oublié que ce feu interne est d’origine externe.

La conjonction de ces espaces intervient lorsque l’esprit reconnaît en lui la lumière du monde.

Cette Illumination, cet Eurêka ou ce Satori correspondent au moment où l’évidence frappe la conscience comme un éclair frappe le vide.

Il n’y a plus qu’un seul espace aux dimensions nombreuses.

Le feu devient soleil, le feu devient lumière.

Le feu est dans le vent, le feu est dans la terre, le feu est dans les eaux.

Et l’on ne porte plus seulement son feu intérieur, on baigne dans la clarté cosmologique de l’Un et du Multiple.

Charbon ou glace, toute présence y est lumière et chaleur.

 

 

Régis POULET
Conférence donnée à Joyeuse (Ardèche)
le 28 avril 2024