Tout au long de sa vie, Kenneth White a accordé une importance toute particulière au Nord. S’il a voyagé dans des contrées septentrionales telles que l’Alaska, le Labrador, la Scandinavie et le Hokkaido, il n’a pas exploré les pôles, malgré l’attrait de ces terres rudes. L’intérêt jamais démenti de White pour le Nord dépasse la géographie. L’Idée du Nord situe l’esprit à la racine de l’expérience humaine et le projette plus loin. Tout cela a d’ailleurs commencé pour White sur la côte Ouest de l’Écosse.

 

1.   L’Idée du Nord

Pour débuter notre périple autour de l’Idée du Nord chez Kenneth White, nous pouvons prendre comme point de départ son essai « A Sense of High North » publié dans On Scottish Ground[1].

Il y expose les différentes acceptions que le Nord peut avoir et y précise la signification qu’il lui a donnée au fil des ans. White rappelle rapidement ce qu’est le Nord géographique, qui se décline, selon Louis-Edmond Hamelin et selon les latitudes, en Near North, Middle North, Great North et Far North. Puis il évoque d’autres facteurs tels que le climat, la végétation, l’économie et la population. Mais il s’arrête tout particulièrement au Nord en tant que valeur.

That’s when it becomes really complicated, or rather complex’. (HN 202)

Il s’agit d’un processus mental qu’il appelle en anglais ‘northernisation, or nordification’, ce dernier pouvant être utilisé en français également. Ses Études nordiques, comme il les nomme, ont commencé très tôt, à Fairlie. Elles ont eu pour point de départ la bataille de Largs, en 1263, qui a mis fin à l’Âge viking en Écosse et permis à celle-ci de commencer à devenir une nation. Je cite : « Ce moment historique de 1263 fut pour moi le point de départ de toute une série d’investigations dans la matière nordique relatives, d’un côté, aux textes et aux poèmes, et de l’autre, aux cartes et aux livres de bord. » (HN 204) Ce qui retient son attention dans la littérature du corpus poeticum boreale, c’est-à-dire le Heimskringla, les Eddas et les sagas, ce sont des éléments tels que ceux-ci : un héros, Gylfi, cherche les secrets de la mythologie et, lorsqu’ils lui sont révélés, un vacarme retentit, la Salle des Sages disparaît et il se retrouve seul au beau milieu d’une plaine où souffle le vent. ‘That’s a radical situation, the radical situation’, commente White. Quant aux sagas, il apprécie qu’elles soient « dépouillées et austères, marquées par un humour laconique, une perception claire des choses et une transcendance froide des circonstances » (HN 205) De ses investigations cartographiques, voici ce qu’il retient : « Voir le paysage, esquisser un paysage mental, rassembler les éléments d'un monde, c'est de cela qu'il s'agit ici. C'est pourquoi je considère ces premières explorations nordiques comme l'une des principales approches de ce que, au fil des ans, j'en suis venu à appeler la géopoétique. Je parle d'une théorie-pratique qui commence à la limite et qui ouvre un nouvel espace. » (HN 207)

« La géopoétique et le Nord », telle est la dernière partie de ‘A Sense of High North’.

A sa façon si précise et lumineuse de pointer des moments essentiels chez des auteurs, Kenneth White identifie un « moment géopoétique primaire » par lequel Coleridge conclut sa Biographie littéraire : il s’agit de l’observation, en Mer du Nord, d’un canard sauvage solitaire nageant sur les vagues. Un autre moment, qui est immortalisé de la main de Kenneth sur un schiste accroché dans son Atelier atlantique de Gwenved, est issu du Finnegans Wake de Joyce : ‘A gull. Gulls. Far calls. Coming, far !

White rattache cela à la naissance de la phénoménologie qu’il considère comme ‘a nodal point in the field of geopoetics’ (HN 215) — « un point nodal dans le champ de la géopoétique ». Si cette ouverture du champ est essentielle, indispensable, il faut néanmoins évoluer dans ce champ, y progresser. À ce titre, il rappelle la citation de Paul Valéry : « Personne ne va au Nord, à l’extrême-Nord humain » — quelqu’un y va, ajoute White : ‘The geopoetician does.’

Suivons, dans ses grandes étapes, l’itinéraire de Kenneth White dans le champ qu’il a ouvert.

 

2.   Le Monde blanc

2.1 Wild Coal & En toute candeur : le retrait glaciaire

Lorsque White affirme que tout a commencé pour lui entre un rivage marin et quelques kilomètres carrés de lande dans l’arrière-pays, il évoque plus qu’un itinéraire personnel. « Ce qui a donné sa forme à l’Écosse, c’est la Grande Époque Glaciaire d’il y a dix ou quinze mille ans », écrit-il dans En toute candeur (ETC 57). C’est le paysage radical à partir duquel il lancera le nomadisme intellectuel, c’est le paysage radical dans lequel la géopoétique proposera de fonder un monde ouvert.

Du recueil Wild Coal, Kenneth White a gardé la plupart des poèmes pour En toute candeur et les y a regroupés sous le titre de « Poèmes du monde blanc ». C’est dire que cette expression est précoce. L’un et l’autre livres sont reliés par une expérience fondamentale, transpersonnelle, qui est à la fois celle d’un hiver qui semble n’en plus finir et d’un feu indispensable.

 
MONDE BLANC
 
Ce monde d’arbres blancs
Il est là devant moi
Bouleaux dans le gel, nus
Présents, vivants, patents
Seul le feu peut écrire
Sur pareil fait ultime
Je réclame du feu
 
DU FEU pour détruire et créer
 
DU FEU pour brûler l’illusoire
 
DU FEU pour écrire sur le blanc

Hiver, lumière, glace et feu sont les caractéristiques de ce « monde ardent » dont White sent qu’il est son vrai paysage, là où la pensée est physique :

POÈME DU LIÈVRE BLANC
 
Une pensée qui a bondi hors comme un lièvre
Sur la lande de derrière un grand rocher
Oh de bondir le lièvre blanc et la bruyère
Lui faisait un beau monde où folâtrer
Justement ce jour-là sur la lande

 

« Une pensée qui a bondi hors comme un lièvre », c’est une pensée vive qui a de l’espace pour s’exprimer. White est revenu plus tard sur ce moment fondamental de la préhistoire que fut la sortie de la dernière glaciation. Enfin libéré de la calotte glaciaire, le paysage de lande et de toundra s’est ouvert aux plantes et aux animaux, dont les humains. Ce fut, déjà, le moment de choix importants pour notre espèce à laquelle le feu a ouvert des espaces autrement invivables.

Dans Territoires chamaniques, White précise qu’il a ajouté en 2007 à son recueil de textes ethnologiques rares Le Monde blanc (1989), une série de poèmes intitulée « À la lisière des glaces », qui « se situe dans un contexte précédant toute systématisation, au moment où l’homme redécouvre le monde avec des yeux neufs à la sortie de l’époque glaciaire » (MB 10).

Toutes différences gardées, c’est ce regard neuf qu’il s’agit de retrouver : « Ce territoire radical est fait d’énergie parfois féroce, et de grâce jamais mièvre. La vie y est liée à une esthétique à la fois forte, émouvante et belle. » (MB 11)

Avant d’arriver à nommer et caractériser ce territoire géopoétique radical, White a beaucoup nomadisé et rencontré des figures parfois transitoires, comme les pierres d’un itinéraire.

Le monde blanc, dit White, est là où la vie est la plus intense, où elle atteint son incandescence.

 

2.2  Les limbes incandescents : la culture circumpolaire

Ainsi que j’ai pu le dire à propos de « L’expérience urbaine extrême de Kenneth White », les Limbes incandescents, ou « Le livre des sept chambres », situé à Paris, est à la fois une auto-analyse et une expérience « de chamanisme urbain » (dédicace à l’auteur).

La deuxième chambre est ainsi celle d’une « Brève introduction aux études eskimo ».

À Paris, le désir de grands espaces est fort chez White : Chine ou Russie des restaurants, Kamchatka, Japon ou Écosse des espaces mentaux appellent à un double dépassement : de la simple identité, du lieu qui n’est que local.

« On me considère toujours comme un Écossais. Pourtant je suis esquimau, par naturalisation. Et cette nationalité elle-même n’est qu’une convention de passeport, en fait, je suis hyperboréen. Personne ne sait rien des Hyperboréens. L’Hyperboréen est un homme en chemin erratique vers une région située par-delà. Les gens ne voient que l’erratique (les pierres qu’il laisse sur son chemin), mais lui voit par éclairs la région par-delà. De ce qui se trouve par là-bas, aucune définition n’est possible. On est à vingt mille lieues de toute civilisation. » (LLI 50-1)

Dans le quartier du Marais, un matin froid, la dérive se fait de Paris à la Celtie extérieure, puis au Japon, grâce au silence blanc de neige sur la ville et grâce au vide d’une chambre où les ivresses se succèdent. Le lieu n’est pas fermé sur lui-même : il se met en relation avec quelque lieu, quelque époque qui l’augmentent en le reliant à plus large et profond que ses seules coordonnées euclidiennes. « Chute de neige épaisse recouvrant Paris. Le bois de Vincennes est une collection de parfaites peintures Song » (LLI 57).

La troisième chambre est pour White celle des « Errances hyperboréennes ». L’espace hyperboréen est non seulement celui d’une géographie physique, culturelle et historique — mais aussi celui d’un climat mental. Ce sont les prémisses du surnihilisme qu’il faut reconnaître dans ces lignes : « C’est cet iceberg, ce froid, présent à l’extérieur de moi cette nuit, mais toujours là au-dedans, c’est lui qui m’a guéri des maux de ce temps, qui a glacé, puis expulsé de moi les illusions cancéreuses, les pensées tuberculaires qui lient mes contemporains à un destin en technicolor. » (LLI 59)

Ce qui domine en ces pages est la solitude et le mouvement. L’eau y est présente sous toutes ses formes : brume, pluie, neige, glace, eau du fleuve et de la mer. La triade eros, cosmos, logos rejoint celle de landscape, mindscape, wordscape (paysage physique, paysage mental, paysage verbal). Arpenter Paris, c’est procéder à une mise en mouvement : « Si j’écris, c’est pour faire repartir les choses, par magie sympathique. C’est bloqué quelque part. […] Ça va pas vite, les gars, je suis pris dans les glaces. » (LLI 72). On retrouve ici la même situation que celle évoquée pour l’Écosse dans En toute candeur : « Tout le pays gisait sous une nappe de glace, dans un cauchemar. L’Écosse telle que nous la connaissons est le fruit de ce cauchemar. » (ETC 57).

Dans Les Limbes incandescents, White cherche à ce que les paysages physique, mental et verbal se rejoignent pour « rétablir les communications » : « Je suis un survivant d’une grande catastrophe et j’essaie de rétablir les communications. Je marche et j’écris pour les mêmes raisons. Pour faire les mouvements efficaces et renouer les rapports perdus » (LLI 76). Et on trouve toujours pour horizon le fleuve écumeux de sa vie allant à la mer : « Tout le paysage de glace devient une mer démontée, je me sens tiré, tressautant sur le fond de la mer, balloté dans les courants et je suis finalement rejeté sur une île par la marée. » (LLI 81)

 

2.3  La Figure du dehors : première grande synthèse

White a poursuivi ses recherches sur les traditions des hommes du Nord, aussi bien du côté des Celtes que des Vikings ou des Esquimaux, comme on nommait encore les Inuits. Il lui est assez vite apparu de s’était constituée une culture circumpolaire depuis la fin de la dernière glaciation voici dix mille ans environ. Les Celtes y ont puisé leurs références. Les chamanes et les druides s’y ressemblent, la nature y est fortement mise en avant dans des pensées privilégiant la fluidité, le mouvement et rejetant les systèmes. Cette culture circumpolaire s’étend de l’Alaska à la Scandinavie, à la Sibérie et au Nord du Japon.

« Le chamanisme, dit-il lors d’une conférence à l’Institut finlandais de Paris en 1995, conférence intitulée ‘La danse du chamane sur le glacier’, a peut-être commencé quand l’homme s’est mis à circuler sur la terre après le retrait du dernier glacier. Il chasse les animaux, c’est sa nourriture, mais c’est avec révérence, presque à regret, et il a une peur sacrée du glacier, dont les restes sont là sur les hauteurs. Et je m’avance à dire que ça pourrait être l’origine du mythe de la déesse blanche. Je ne suis pas en train de dire qu’il faudrait adorer une quelconque déesse de la montagne. Ce que je dis c’est que nous pourrions essayer de retrouver un certain sens de la terre, un certain sens du fondamental, et la perception fraîche du monde qui était celle que connaissaient ces compagnons de Finn quand ils se déplaçaient sur une terre dont la glace venait juste de se retirer. Voilà l’aube de ce que j’ai appelé la géopoétique. »

Comme il l’écrit dans sa préface à la réédition de 2014, « La Figure du Dehors a été ma première cartographie. Elle avait été précédée par toutes sortes de lectures et de cogitations, par toute une série de voyages, mais ce livre était une première tentative pour dessiner une configuration, créer un champ de références. » (FD 8, 2014)

Le Nord y exerce toujours une attraction majeure, mais il se complexifie, s’enrichit et se précise tout à la fois.

Premier essai où Kenneth White regroupe ses investigations de nomade intellectuel, La Figure du Dehors (1982) fut pour moi une porte d’entrée dans l’œuvre et une révélation.

« Il s’agit peut-être de jeter les bases d’une nouvelle anthropologie, en allant vers une autre expérience de la terre et de la vie. Il s’agit d’aller vers un état très simple, mais nullement simpliste, et de dire le chemin qui y mène, et qu’on appelle ce dire ‘poésie’ ou non n’a aucune importance, pourvu que l’on sache qu’il s’agit, comme dit le Livre de Tchao, ‘de s’élever au-dessus des symboles et d’entrer dans la région dépouillée. » (FD 65)

La ‘région dépouillée’ qu’il évoque commence à prendre des allures différentes.

Après avoir parlé du ‘Paysage archaïque’ et présenté ‘Le projet poétique fondamental’, White chemine dans les œuvres de Rimbaud, Saint-John Perse, Delteil, Segalen, Thoreau, Pound ou Olson. Toujours il revient à Nietzsche, non plus trop pour mentionner les Hyperboréens que pour évoquer un surnihilisme à travers lequel peut, éventuellement, s’ouvrir un monde de plénitude existentielle.

« Sans le moins du monde renier les anciens, j’avais trouvé de nouveaux compagnons, plus ou moins proches d’ailleurs de certains aspects des anciens. C’était Dôgen, Hakuin, Bashô, Sesshu…Tous ceux qui marchent sur la ‘voie du vide’ (sunyavada). » (FD 64)

 

3.  Les trois livres de la voie du Nord

Lire un waybook de Kenneth White est une expérience singulière.

Ni littérature de voyage, ni récit d’exploits, encore moins tourisme cultivé, il s’agit d’« un autre ordre d'écrits, celui des voyageurs de l'esprit, des pèlerins du vide »[2], un livre qui cherche à « découvrir des chemins de culture occultés par l'histoire, des pistes de pensée (un lieu, un moment, peut être l'occasion, non d'une vague réflexion, mais d'une percée de l'esprit), et des sentiers du sentir »[3], où jaillissent les sensations les plus fraîches possibles.

Les trois dont nous allons parler sont résolument travaillés par la question du Nord.

 

3.1  La Route bleue (1983) : un Labrador de l’esprit

Comme il a eu l’occasion de le dire ici et là, l’intérêt de Kenneth White pour le Labrador remonte à ses neuf ans[4] lorsqu’il reçut en prix de lecture le livre de Sir Wilfred Grenfell The Romance of Labrador (1934) dont l’épigraphe est la suivante :

« Vers le nord Ho ! Il y a un attrait pour les endroits lointains de la frontière terrestre que seuls ceux qui y sont allés peuvent pleinement comprendre. Il peut s'agir du désert, des montagnes, de l'Afrique, de l'Orient, des îles des mers du Sud, des jungles tropicales infestées de fièvre ou des étendues arides de l'Arctique. Où qu'il soit, et quelles que soient les épreuves endurées, le désir d’y retourner est toujours le même, et ceux qui l'ont ressenti ont vraiment vécu. »

Il est intéressant de noter combien l’ensemble des zones géographiques, des limites et des marges ici nommées ‘frontières’, anticipe les futures explorations mentales et physiques du nomade intellectuel et voyageur White et comme elles sont rassemblées sous la devise « Vers le Nord ! ».

Mais pour ce qui concerne le Labrador, il est résolument au Nord géographique.

La préface à la nouvelle édition de 2013 nous éclaire sur les intentions de son auteur. Il y dit que s’il s’agit bien d’un voyage qui va de Montréal au Labrador en longeant la rive nord du Saint-Laurent, son ambition était de suivre ces paroles du poète John Milton lues à l’adolescence : « Nombreux sont ceux qui s’occupent des circonstances, rares sont ceux qui remontent aux principes. Ô terre, terre, terre ! » Et White de commenter : « Les principes, ici, sur la route bleue, sont élémentaires, radicaux et extrêmes. / Ils ont pour nom roche, vent, pluie, neige, lumière. / Il s’agit, passage après passage, d’entrer en dernier lieu dans le grand rapport. / C’est sur les routes bleues du monde que recommence, avec tout le reste, la vraie littérature. » (RB 13, 2013)

Quant à la préface à la première édition, elle fait notamment ce lien : « certaines traditions anciennes me reviennent en mémoire : celles, en particulier, où l’on parle du mystique ‘itinérant’ et où l’on dit que l’homme prisonnier de l' ‘exil occidental’ pourra trouver l' ‘Orient’ par le passage du Nord. » Cette préface dit aussi : « peut-être la route bleue est-elle ce passage parmi les silences bleus du Labrador. Peut-être l’idée est-elle d’aller aussi loin que possible — jusqu’au bout de soi-même — jusqu’à un territoire où le temps se convertit en espace, où les choses apparaissent dans toute leur nudité et où le vent souffle, anonyme. / Peut-être. / La route bleue, c’est peut-être tout simplement le chemin du possible ? » (RB 16, 2013)

 

3.2 Les Cygnes sauvages (1990) : le chemin du Nord profond

Trouver l’Orient par le passage du Nord ou trouver le Nord en passant par l’Orient, les deux voies s’adressent à ceux qui sont désorientés ou qui ont perdu le Nord. « Depuis quelque temps, écrit Kenneth White, l’idée mûrissait dans mon esprit d’une virée au Japon, qui serait un pèlerinage géopoétique de plus : un hommage aux choses du Japon (choses précieuses et précaires) et un voyage-haïku dans le sillage de Bashô, un récit rêveur de routes et d’îles, un plongeon elliptique dans le Vide – bref, un petit livre nippon extravagant, plein d’images et de pensées zigzagantes, écrit dans le « style blanc volant », comme disent les peintres. » (CS 15)

Dès son arrivée à Tokyo, seule la section aïnou du Musée national l’enchante, ainsi que le marché aux poissons. Son esprit est déjà sur la route du Nord, dans les pas de Bashô, qui avait lui-même suivi d’autres exemples tels que Saïgyo et Soji, non pas, précise White, dans le but « de couvrir des kilomètres, mais d’ouvrir un espace pour l’esprit ». (CS 57)

En essayant de « pénétrer dans les profondeurs du pays », il va son chemin vers le Nord, avec « le sens de la beauté éphémère » tout « en jouissant du monde », comme le voyage zen le recommande. Il suit le chemin blanc, celui où un sens fluctuant de l’identité personnelle permet une perception claire des choses de la nature, et va aux limites, en compagnie de corbeaux croassant dans le vent, entre en territoire chamanique. Au détroit de Tsugaru, les corbeaux font place aux mouettes. De l’autre côté, s’étend le Hokkaido et le pays aïnou. L’automne laisse place à l’hiver : neige, vent et tempête, White traverse l’île et arrive à sa destination :


« Me voici enfin sur le lac d’où j’attendrai l’arrivée des cygnes de Sibérie. Je me rends au bord du lac tous les jours. Le premier jour, rien. Le deuxième jour, rien. Le troisième jour, rien. Puis, le soir de ce troisième jour, un cri lointain, une grande clameur blanche, et les voilà qui arrivent. Par groupes de cinq ou six. D’abord un groupe, puis un quart d’heure plus tard, un deuxième groupe. Une heure plus tard, un troisième. À la tombée de la nuit, quelque trente cygnes sont sur le lac. Le lendemain matin, très tôt, je prends position parmi les roseaux couverts de givre. Les cygnes sont encore endormis. Ce sont les canards qui se réveillent les premiers et commencent à faire beaucoup de bruit. Les cygnes restent immobiles. Puis le soleil se lève. À ce moment-là, les cygnes poussent des cris d’un autre monde, déploient leurs ailes et s’élèvent dans les airs, volant dans tous les sens. Je les observe, je ne veux pas arrêter de regarder. Dix mille kilomètres. Ces oiseaux. Ce lac. Ce matin du monde. »[5]

 

3.3  Les Vents de Vancouver (2014) : départ pour l’Alaska dans un silence neuf

Au Nord du Hokkaido se trouve la péninsule du Kamchatka, évoquée dans les Limbes incandescents. Kenneth White ne s’y est pas rendu mais est allé en Alaska, qui en est un peu le prolongement géographique vers l’Est.

Au seuil du livre, trois épigraphes donnent à comprendre selon quelle approche Kenneth White travaille son récit. La première invoque « L’oiseau de Minerve [qui] ne vole qu’à la tombée de la nuit » (Hegel) ; la deuxième enjoint le recours à une « intelligence existentielle et exploratrice » (Dieguez) ; la dernière pose qu’« à l’extrême bord du vide obscur on voyait flotter des masses blanches » (Gorki). D’une épigraphe à l’autre, les considérations sur la vie de l’esprit se font de plus en plus concrètes. À la Phénoménologie de l’esprit, sommet de l’idéalisme moderne, succède l’abandon de « tout absolu monolithique » au profit d’une exploration in situ évoquée par Manuel de Dieguez dans Une histoire de l’intelligence. Enfin, la citation de Maxime Gorki, extraite de À travers la Russie, achève de reléguer dans le passé la question de l’Être telle que la philosophie (Minerve) la traitait, pour mettre en valeur les « masses blanches » qui se tiennent à la limite ouverte du « vide obscur ». Dans le même temps, la citation de l’écrivain russe rapatrie l’esprit sur le sol concret de la géographie (les massifs enneigés de l’Alaska) et de l’histoire (la cession de l’Alaska par la Russie aux États-Unis en 1867).

« En venant à Vancouver, j’avais en tête toutes sortes d’idées plus ou moins vagues, qui allaient trouver sur place leur configuration, mais, pour commencer, j’avais planifié un itinéraire : un voyage plein de mouvement et de vision, de Vancouver à Seward, via Ketchikan, Wrangell, Juneau, Skagway et Sitka. Avec une logique se déployant graduellement, de façon quiète et secrète, à partir d’une cause fugace ou d’une autre. Lignes marines et lignes mentales. Correspondances cosmographiques. Une initiation, une exitiation. Avec toujours un œil critique sur les choses de ce monde. »[6]

White nous propose avec Les Vents de Vancouver des « escales dans l’espace-temps du Pacifique Nord ». Explorant l’Alaska, il travaille le récit de voyage comme une vaste formation géologique qu’il ferait visiter à ses lecteurs : des couches de natures (élémentaire, animale, humaine) et d'âges différents (paléontologique, historique, post-historique) affleurent et se chevauchent par des accidents (de terrain, de l'histoire collective ou individuelle). Il s’agit d’un livre qui consiste — comme il l’affirmait déjà en 1992 à propos de l’Amérique — « à reprendre à la base, à re-découvrir les terres et les re-lire, à jeter un nouveau regard sur des cultures écartées, pour aborder à un nouveau continent de l’esprit. »[7]

 

4.   L’Extrême-Nord humain — Voyage à Skjolden : l’hommage à Wittgenstein

Pour terminer, j’aimerais faire une petite exégèse du poème « Voyage à Skjolden » que l’on trouve dans le dernier recueil de Kenneth White : Mémorial de la Terre océane.

Comme on sait, Skjolden, en Norvège, fut pour le philosophe et logicien Ludwig Wittgenstein un lieu important. De 1913 aux années 30, il y vint régulièrement pour travailler, dans une maison surplombant un lac, ses œuvres majeures telles que Notes sur la logique et le Tractatus logico-philosophicus.

White fait dans ce poème une lecture érosive de l’œuvre de Wittgenstein.

Il y rappelle à deux reprises que le Britannique né Autrichien avait tourné le dos à l’université « afin de ne pas finir / professeur émérite de philosophie / dans une université anglaise » et avait pour objectif, « surtout / [une] absence absolue / de philosophantisme ».

Le second niveau de la lecture de White consiste à nous montrer un Wittgenstein déjà bien au-delà de la philosophie, « quelqu’un / qui n’est déjà / presque plus rien / fantôme / d’un logicien gogolien ». Quelqu’un affirmant : « ils croient saisir / l’essence de la nature / mais en réalité / ils ne font que / tourner et tourner / autour du cadre / qu’ils se sont fabriqué / dans le but de l’examiner. »

Citant l’aphorisme le plus célèbre du Tractatus, « Le monde est ‘tout ce qui est le cas’ », White fait même dire à Wittgenstein : « c’est peut-être vrai / peut-être douteux / de toute façon ce n’est plus un problème / qui me préoccupe ». Ajoutant : « au fond / ce n’est pas ce monde-là / qui m’intéresse ». Qu’est-ce qui le préoccupe et l’intéresse, alors ?

La réponse est en partie lisible dans un choix de traduction. D’abord écrit en allemand, le Tractatus donne pour l’aphorisme : Die Welt ist alles, was der Fall ist, qui devient en anglais « The world is everything that is the case », et souvent, en français, « Le monde est tout ce qui a lieu ».

On aura remarqué que White a opté pour « ce qui est le cas » à la place de « ce qui a lieu ». Fidélité à l’anglais, peut-être, mais aussi parce que le « lieu » — comme The Fundamental Field, son travail avec Jeff Malpas, l’a magistralement rappelé — est un mot central de la pensée whitienne.

Le monde qui préoccupe le Wittgenstein du poème est celui que le chat sauvage arpente, « les pistes secrètes / du nord de l’esprit », le monde où « [le] bruissement du vent » et « [le] grondement des vagues » créent « l’attente dans l’esprit / de quelque geste clair / comme le vol de cet aigle des mers ». C’est un monde où lire « une grammaire / totalement inédite / un graphisme / merveilleusement brut » est un travail essentiel, comme dans le poème « Finisterra ou La logique de la baie de Lannion » (Les Rives du silence) où White se présente « en homme qui a étudié / la grammaire du granit » ou encore « en homme qui voudrait faire l’équation / entre paysage et pensée ».

À Skjolden comme ailleurs, il s’agit, « chaque jour », de lire « lignes et lumières », de connaître « labeur et illumination ». De voir la pensée comme « une mince ligne blanche / sur un grand tableau noir / qui / à de rares / très rares moments / s’éclaire ». C’est un « dire / qui circule / discrètement / autour d’un néant », des « paroles lointaines / proches d’un innommé », la « partition / d’une musique du silence ».

Au fond, l’Extrême-Nord humain n’a pas de limites géographiques, et s’y rendre consiste à « arriver dans un lieu / où il n’y a / ni complications / ni explications / on avance pas à pas / s’en tenant entièrement à / ce qui est là ».




[1] The Collected Works of Kenneth White: Volume 2: the Opening of the Field, Edinburgh University Press, 2021, edited by Cairns Craig. 
[2] Kenneth White, Les Affinités extrêmes, Albin Michel, 2009.
[3] Kenneth White, L’Ermitage des brumes, Dervy, 2005.
[4] Et non ses onze ans comme il l’écrit dans la préface de 1983. L’étiquette de la page de garde du livre reçu par Kenneth White indique : « 1944-45 Fairlie P. School / PRESENTED TO / Kenneth Whyte [sic]»
[5] « Roads to the deep North », script du film « Le chemin du Nord profond », L’Estran, 2024, traduction de Gilles Fabre.
[6] Kenneth White, Les Vents de Vancouver, Le mot et le reste, 2014, p. 33.
[7] Cahiers de géopoétique, série colloques, « L’Autre Amérique — l’en dehors des états », 1992.