Cahiers de géopoétique




La poésie permet d’appréhender le monde par la voie de la sensibilité plutôt que par celle de la raison, ou en même temps qu’elle. À côté du con­tenu intellectuel, il y a un contenu sensible, qui le renforce parce que, grâce à lui, c’est tout l’être qui s’imprègne du message, et pas seulement l’intellect. En ce sens, une carte géographique est un poème, puisque, si on peut en faire un usage analytique, en utilisant donc par la raison les renseignements qu’elle contient, on peut aussi, et quand il s’agit d’une carte thématique c’est là le bon usage, en avoir une approche globale, et se laisser imprégner de façon sensible et non pas rationnelle par une vision d’ensemble des informations qu’elle contient.

Il en va de même, en réalité, pour la plupart des activités scientifiques, même si le domaine de la carte est celui dans lequel la part du sensible est le plus aisément perçue.

Mais ce point essentiel, la part du message sensible dans la transmission de la pensée scientifique, au-delà du message purement rationnel, bien plus, la part de la sensibilité en général, de l’intuition, dans la recherche scientifique, constitue un sujet tabou chez les scientifiques, car admettre une réflexion sur ce point est saper ce qui semble à tous être la base essentielle de la science : sa parfaite rationalité.

 

LA SCIENCE COMME ACTIVITÉ POÉTIQUE

 

La science a pour but de parvenir à une meilleure connaissance du monde qui nous entoure, et de transmettre cette connaissance à l’ensemble du corps social, pour que chacun puisse agir en sachant ce qu’il fait. Cette définition s’applique à toutes les sciences, aux mathématiques comme à l’économie, à la chimie comme au droit, à la linguistique comme à la biologie. Les deux volets du travail du scientifique sont inséparables, il y a la recherche, et il y a la transmission de la recherche.

C’est dans ces deux activités du scientifique (le chercheur comme l’en­seignant) que se manifeste la dualité des modes de communication : la communication du chercheur avec l’objet de sa recherche et la commu­nication de l’enseignant avec la société qui l’entoure sont toutes deux fondées sur l’association d’un contenu objectif (le fond) et d’un habillage sensible (la forme). Quand un scientifique se prend à réfléchir sur la façon dont s’opèrent ces deux communications, il se plaît à considérer, dans l’im­mense majorité des cas, que seul le fond a une réalité, et que la forme n’est qu’un mal nécessaire, qu’un moyen technique de se faire comprendre.

Or, aussi bien la perception que le chercheur a du monde que celle que l’enseignant donne au monde sont transformées par la forme, parce que celle-ci a un contenu sensible qui modifie la perception du fond. Il y a donc, pour le chercheur qui regarde le monde, comme pour le monde qui écoute l’enseignant, deux lectures : celle de la prose, et celle de la musique.

La prose scientifique est supposée n’avoir qu’une lecture, celle de la raison. La musique est considérée comme n’ayant qu’une lecture, celle de la sensibilité. La poésie, elle, doit être lue des deux façons, par la raison et par les sens. C’est même là ce qui la distingue le plus clairement de la prose, puisque la musique des mots participe à l’appréhension du sens, et que c’est consciemment que le poète renforce ou affine le sens objectif en l’habillant d’une musique des mots.

Or, la lecture des publications scientifiques fait apparaître qu’involon­tairement leurs auteurs modifient la façon dont leur message est perçu en adoptant un habillage, un mode d’expression, qui sera plus ou moins efficace dans la transmission du raisonnement à la sensibilité des lecteurs, autant qu’à leur raison.

Pourtant, à entendre les chercheurs, la recherche scientifique serait affaire de pure rationalité : à partir de prémisses solidement assurées, un strict raisonnement, sans faille, conduirait à la découverte. C’est un tel discours qui explique que beaucoup de gens, en l’entendant, imaginent que la recherche scientifique pourrait être conduite par des ordinateurs, programmés pour appliquer la stricte rationalité à des données qu’on leur fournirait : le chercheur ne serait plus qu’un collecteur de données, et l’ordinateur appli­querait le raisonnement et fournirait les réponses.

Cependant, les trois quarts au moins, et sans doute les neuf dixièmes, des chercheurs sont incapables de démonter avec précision les mécanismes de leurs raisonnements, même pour des tâches simples qu’en effet un ordinateur peut exécuter à leur place. Comment mieux prouver que le prétendu rôle exclusif du raisonnement objectif en matière de recherche n’est qu’un voile pudique dont on couvre, par mauvaise conscience, les itinéraires complexes, incertains, et parfois inavouables, de la recherche scientifique !

Pire encore, contre toute justice, ces chercheurs incapables de fournir un organigramme de leur mode de raisonnement ne sont pas les moins performants ! Leurs découvertes valent celles des autres, et souvent les surpassent. C’est qu’il y a un facteur, essentiel mais impossible à enseigner, l’intuition poétique, qui est à la base de toutes les découvertes. Le raison­nement ne vient que plus tard, et il s’agit alors d’un effort pour rationaliser ce qui n’a été trouvé que par des processus mystérieux, dont le chercheur lui-même n’est pas maître. On comprend pourquoi, dans presque aucune discipline, il n’y a de véritable enseignement de la recherche, j’entends par là une formation organisée, consciemment et formellement donnée aux futurs chercheurs pour leur apprendre comment on cherche, et comment on trouve : on leur enseigne, en réalité, les moyens de donner à leurs intuitions une apparence rationnelle, de formaliser leurs éclairs de génie, s’ils en ont, et, s’ils n’en ont pas, de labourer consciencieusement le champ de recherche qui est le leur, pour procurer aux aimables fumistes que sont, pour les autres, les chercheurs les plus intuitifs, le fumier de données qui leur est nécessaire.

On pourrait présenter autrement la ventilation des chercheurs en deux catégories, car les sérieux, les laborieux, les rationnels, sont gens du soir, qui n’arrivent à produire que lorsque leur raison, surentraînée par toute une journée d’activité consciente, atteint son efficacité maximale ; les intuitifs, au contraire, sont gens du petit matin, dont les idées sont venues dans la pénombre de la raison, à l’instant où l’on sort du sommeil et où l’on n’inhibe pas encore sous le pesant carcan de la raison les idées originales qui peuvent surgir quand l’inconscient et le conscient se mêlent encore.

Or, qu’est-ce que la prédominance de la sensibilité sur la raison, sinon de la poésie ? Ou, plus exactement, qu’est-ce que la poésie, sinon la prédomi­nance de la sensibilité sur la raison ? Il y a donc, entre poésie et recherche scientifique, plus de points communs qu’on ne consent à le reconnaître, du moins si l’on entend par recherche scientifique celle qui trouve, non pas celle qui se borne à chercher.

Cette importance de la vision poétique en matière scientifique rend l’enseignement de la recherche extrêmement délicat. Les méthodes de travail de la recherche scientifique, telles qu’on peut les rationaliser quand on tente de les enseigner à des étudiants, sont d’une extrême efficacité dans les petites choses, c’est-à-dire dans la vision analytique du monde. Malheureusement, le meilleur étudiant possible, appliquant seulement ces méthodes (ou ces techniques, qui ne sont souvent que des recettes) ne parviendra à rien d’autre qu’à collecter des données, et à les pré-traiter sans qu’il en sorte jamais une idée nouvelle. Il en est exactement de même avec l’étudiant le plus appliqué, le plus docile, l’ordinateur : on peut le programmer pour employer les techniques éprouvées, et sur les petites choses il sera très efficace. Mais si d’aucuns entretiennent l’idée qu’avec des ordinateurs plus puissants l’accu­mulation des petites choses en quantité quasi-illimitée aboutira à une vision synthétique, ce ne peut être qu’une illusion, parce qu’il manque à l’ordina­teur la capacité de tirer des données une conclusion d’ensemble.

Cette incapacité de la raison pure (car qu’est-ce qu’un ordinateur, sinon un exécutant travaillant dans la rationalité la plus pure ?) à parvenir à une vision synthétique est le mystère le plus poignant de la recherche scienti­fique : nous aimerions tant être rationnels ! Or, seuls parviennent à des résultats nouveaux ceux qui ajoutent à une certaine rationalité une bonne dose d’intuition. L’ennui, avec l’intuition, c’est qu’elle ne peut pas s’ensei­gner, ni même se définir ; elle est incontrôlable, elle relève du domaine de l’inconscient, du sensible, du poétique.

L’un des problèmes de la recherche scientifique actuelle, c’est le refus de prendre officiellement en compte la part de l’irrationnel dans la découverte, ce qui explique par exemple qu’une grande puissance scientifique comme les États-Unis soit incapable de former des chercheurs de premier plan, ne pouvant que fabriquer les innombrables chercheurs de base qui fourniront les données et les pré-traiteront. Quand il s’agira de parvenir à une vision synthétique, à une idée nouvelle, ce sera souvent l’œuvre de chercheurs étrangers importés à grands frais, dont la formation initiale n’aura pas complètement inhibé la sensibilité.

Mais, si on ne peut pas enseigner l’intuition, on peut enseigner les moyens de la favoriser, de se préparer à l’accueillir sans réticences. Parmi ces moyens figure la présentation des données selon des formes non parfai­tement rationnelles, de façon à mettre en valeur certaines continuités qui sont masquées par les présentations usuelles. L’une de ces formes, utilisable dans les sciences de la Terre, dans celles de la Vie, et dans celles de la Société, c’est-à-dire dans tous les domaines scientifiques où l’on doit mettre en rapport les faits avec les lieux où ils se produisent, c’est la carte.

 

 

CARTE, UN INSTRUMENT POÉTIQUE ?

 

La carte géographique devrait être, si la science géographique était purement rationnelle, une représentation objective du monde. Il n’existe malheureusement aucune possibilité de représenter objectivement le monde, non pas tant, comme on le dit trop souvent, à cause de l’impossibilité de figurer sur une surface plane (le papier de la carte) une forme quasiment sphérique (le globe terrestre), mais surtout parce qu’il n’y a de carte que par le choix que fait le cartographe, en éliminant, par l’opération que l’on appelle « généralisation », les détails inutiles. On sent bien tout ce qu’il peut y avoir d’arbitraire dans cette notion d’inutilité du détail, et à quel point la sub­jectivité de l’auteur de la carte transparaîtra dans son ouvrage.

De la même manière, comme la carte n’est pas une photographie du monde (et du reste, même par la photographie, on a bien des moyens de présenter différemment la même réalité), mais une représentation, elle traduit la représentation que l’auteur de la carte a dans l’esprit, la façon dont, lui, il voit le monde, et dont il souhaite qu’à travers sa carte les autres la voient. Il se trouve que je demande chaque année à chacun de mes étudiants de deuxième année de faire une carte de l’océan mondial en projection pan­océanique. Les mêmes thèmes sont donc traités, chaque année, par des étudiants différents. Passant en revue toutes ces cartes pour choisir celle qui illustrerait cet article, et examinant celle réalisée il y a quelques années par une étudiante aujourd’hui en doctorat, je n’ai pu m’empêcher de m’excla­mer : « Mon Dieu, comme cette carte lui ressemble ! », et Kenneth White de me dire : « Une carte peut donc ressembler à son auteur ? »

Certes, une carte ressemble à son auteur comme un poème ou une sym­phonie peuvent ressembler au leur, la personnalité du cartographe y passe. Sa personnalité, donc sa sensibilité, son échelle des valeurs, tout ce qui échappe à la stricte rationalité scientifique. Chacun, de plus, va mettre en valeur, dans sa carte, ce qui lui paraît le plus important, de façon à ce que ce trait essentiel soit le premier à impressionner le « lecteur »de la carte.

Ainsi, la carte a deux lectures, la lecture analytique de la raison, et la lecture globalisante, sensible, synthétique, par laquelle on s’imprègne du contenu de la carte avant même d’en avoir regardé les détails. Et, comme dans la poésie, la structure de l’assemblage des éléments participe à la musique du message, indépendamment de la structure donnée à chaque élément.

La majeure partie des étudiants est portée vers la lecture rationnelle, analytique, de la carte : ils regardent les cartes à la loupe, en extraient des données objectives, factuelles, sûres, qui ne posent pas de problème intel­lectuel. Savoir s’ils recomposent une image globalisante à partir de cette collecte, c’est une autre affaire !

C’est aux enseignants de leur montrer qu’il existe une bien meilleure façon de faire, qui est de dégager d’un coup d’œil les grandes lignes des faits représentés, mais qu’on ne peut y parvenir que si la carte a été faite pour cela, par un auteur qui, lui aussi, avait pour but de faciliter cette vision synthétique. Sinon, la carte ne permet plus que la lecture rationnelle, comme la poésie didactique par exemple ne revêt que la forme de la poésie, sans être de la poésie.

Or, toute carte est poésie, si l’on entend par poésie ce qui permet d’ap­préhender le monde à travers une perception sensible plutôt qu’à travers un raisonnement. Dans la poésie, la forme par laquelle on s’exprime joue un rôle dans la création de l’expression, elle est perçue par le lecteur comme l’un des éléments de cet appel à la sensibilité. Et cette forme comporte deux aspects, la structure de chaque élément, la structure de l’assemblage des éléments. La forme de la carte a elle aussi deux aspects : le choix des signes, le système de projection. Par exemple, la même réalité, présentée, soit dans la projection de Mercator, qui exagère les surfaces des régions situées aux hautes latitudes, soit dans un système de projection plus respectueux des surfaces réelles (ce qu’on appelle une projection équivalente) ne pourra pas être perçue de la même façon par l’utilisateur : en système de Mercator, on ne peut pas ne pas être imprégné de l’idée que les pays tropicaux ne sont qu’une petite partie du monde, et que les pays tempérés sont appelés à le dominer. Si l’on passe dans une projection équivalente, les choses retrouvent leur juste mesure, les pays tempérés ne sont plus qu’une petite frange autour des vastes surfaces tropicales. Le système de projection, pour une carte, c’est une forme canonique, un mode d’expression reçu et strictement défini, comme en poésie peut l’être le sonnet, par exemple : on change la percep­tion sensible du lecteur par le choix d’un système de projection, comme on change la lecture d’un poème par le choix d’une forme canonique.

L’autre biais par lequel les cartes du monde entier déforment la vision que l’on peut en avoir, et c’est bien par l’appel à la sensibilité que naît la déformation de la perception, puisque la lecture raisonnable de la carte comporte, ou devrait comporter, la correction automatique par le lecteur de cette infirmité de la carte, c’est que la carte a une limite, un bord, alors que le globe terrestre n’en a pas. Selon que l’on centre, par exemple, un plani­sphère sur l’océan Atlantique ou sur l’océan Pacifique, la discontinuité se place sur la ligne de changement de date, et on estompe la continuité de l’Amérique du Nord avec l’Asie orientale, ou bien elle se place sur le Moyen-Orient, et l’on masque la continuité entre l’Asie orientale et l’Asie occidentale.

Chacun, bien entendu, choisissant son système de projection, et les limites de sa carte, tente d’exprimer ce qui lui tient à cœur. C’est la raison essen­tielle de l’usage habituel de projections axées sur l’Équateur, parce que les pôles sont généralement une limite naturelle, un milieu répulsif, et que les échanges se font bien peu à travers ces régions vides. Mais, parmi les cartes utilisant ces projections, les géographes des divers pays placent différemment leurs limites : les Européens centrent sur l’Atlantique et coupent à travers le Pacifique, les Japonais ou les Australiens centrent sur le Pacifique et coupent à travers l’Atlantique ; on conçoit combien la pénétration inconsciente de ces découpages dans l’esprit des lecteurs des divers pays peut modifier leur vision du monde. Qui, en Europe, a, par exemple, conscience, sans se forcer à réfléchir sur ce point et à remettre en cause ses idées préconçues, que l’Alaska et la Sibérie orientale ne sont que deux parties émergées d’un même ensemble continental, récemment séparées par l’invasion par la mer d’un vallon étroit et peu profond, le détroit de Béring ? Cela n’échappe au contraire à aucun Japonais !

 

 

 

Si la carte est nécessairement poésie, une  carte de la mer est plus poétique qu’une autre, parce que la mer est plus difficile à rationaliser que les terres émergées, plus difficile à appréhender avec la seule raison. De même, l’océanographie est obligatoirement plus poétique que la géographie des terres, parce que l’intuition est indispensable dans un domaine où l’on ne peut avoir, si l’on reste dans la stricte objectivité des choses vues et mesurées, qu’une vision émiettée et très incomplète. L’océanographe ne peut être qu’un visionnaire, qu’un imaginatif, qu’un poète, même lorsque le malheur des temps l’oblige à se déguiser en scientifique objectif, et à habiller ses intui­tions du voile pudique du raisonnement.

 

 

LA PROJECTION PANOCÉANIQUE, UNE POÉSIE NÉCESSAIRE

 

Un des éléments essentiels de la perception globale que nous avons maintenant du monde océanique, c’est qu’à la vieille notion de cinq océans bien individualisés, on a substitué, depuis une trentaine d’années, sous l’im­pulsion d’André Guilcher, la notion d’un océan unique, l’océan Mondial, formé d’un anneau central d’où partent les impulsions hydrologiques fonda­mentales (les grands courants de surface, et la marée), et à partir duquel divergent trois grands golfes, le golfe Pacifique, très vaste, le golfe Indien, qui a cette particularité de ne pas atteindre les zones froides du Nord, et le golfe Atlantique, prolongé jusqu’au-delà du pôle Nord par la Méditerranée Arcti­que.

Cette notion qui nous paraît maintenant si évidente, comme allant de soi, a longtemps été oblitérée par le fait que le monde était toujours représenté, cartographiquement, sous la forme d’une bande parallèle à l’équateur, dans un système de projection qui, malgré les innombrables variantes, dérivait toujours plus ou moins de la projection de Mercator : l’océan Austral, comme on disait alors, n’était qu’un ourlet au sud de la carte, comme l’était aussi ce qu’on appelait en ce temps-là l’océan Arctique. La profonde diffé­rence entre celui du sud, véritable cœur du système, et celui du nord, petit appendice étriqué en cul-de-sac, ne pouvait pas ressortir de représentations pareilles.

 

 

 

Nombreux ont été, depuis un demi-siècle, les océanographes qui, à des fins de recherche ou à des fins d’enseignement, ont proposé des projections susceptibles de faire ressortir l’unicité de l’océan Mondial ; mais l’élabora­tion d’un système de projection est normalement du ressort de mathéma­ticiens qui tiennent  encore plus à observer le principe d’unicité de la projection qu’à mettre en évidence celle de l’océan. Aussi, à travers des for­mules mathé­matiques complexes, mais s’appliquant sur la totalité de l’aire représentée, et permettant donc de respecter sur toute l’étendue de la carte, soit les distances, soit les angles, soit les surfaces, avait-on des représentations qui n’assuraient la continuité de l’océan autour de son anneau central qu’au prix de fissures importantes traversant chacun des grands golfes.

Pour garder la continuité de l’océan, il fallait donc renoncer aux grands principes de l’élaboration des systèmes de projection, et se résoudre à ne pas avoir partout la stricte proportionnalité des surfaces, ou celle des distances, ni la parfaite conservation des angles. C’est ainsi que je me suis trouvé conduit à utiliser, d’abord essentiellement à des fins pédagogiques, un mode de représentation différent, un peu composite, que j’ai appelé projection pan­océanique.

La projection panocéanique est, cartographiquement parlant, une hérésie, puisqu’elle n’a pas la même rationalité sur toute sa surface : elle associe un type de projection pour les deux régions polaires, et un autre type pour les régions comprises entre les parallèles 60° N et 60° S, et si ces deux systèmes sont connus depuis longtemps, ils ne sont pas habituellement associés, car ils ne correspondent pas au même choix, à la même renonciation : alors qu’ha­bituellement on renonce à l’exactitude des angles pour conserver celle des surfaces, ou bien à l’exactitude des surfaces pour conserver celle des angles, ici on cherche à avoir à la fois une approximation des surfaces, une approxi­mation des angles, et une approximation des distances, en restant autant que possible dans un écart inférieur à 10 % par rapport aux valeurs vraies. Ainsi, l’analyse précise peut être entachée d’une erreur appréciable, mais la vision globale reste bonne, quel que soit le paramètre auquel on s’attache, angles, surfaces, ou distances.

Reste le problème des limites : dès lors qu’on est à plat, on ne peut pas ne pas introduire des limites artificielles à la figuration d’un espace courbe. Mais comme on ne veut utiliser cette projection que pour les aires couvertes par la mer, on utilise tout naturellement les terres émergées comme limites. Il se trouve que dans l’état actuel de la disposition des continents et des océans à la surface du globe terrestre (cela dure déjà depuis une quarantaine de millions d’années, cela durera peut-être encore autant, mais ce n’est, à tout prendre, qu’un heureux hasard), les continents séparent les océans à partir de la latitude de 45 ou 50° S, sauf autour de l’Indonésie. On peut donc utiliser les continents comme séparateurs de l’espace, dès lors que de toute façon l’océan annulaire, tout à fait au sud, est ininterrompu.

 

 

 

Malheureusement, le raccordement entre la projection polaire ortho­gonale et la projection valable de part et d’autre de l’équateur ne peut se faire commodément qu’à 60° de latitude, ou plus près des pôles : en s’ap­prochant de l’équateur, il est de moins en moins tolérable de dessiner un parallèle sous la forme d’un cercle complet, et celui de 60° est le dernier qui puisse subir cette opération sans trop de dommages. Or, l’océan annulaire va bien plus au nord que 60° Sud, ce qui implique qu’il est sectionné en trois endroits, au sud de l’Afrique, au sud de l’Amérique, au sud de l’Australie. On se console en remarquant que les fissures sont modestes, que l’œil rétablit sans trop de mal la continuité détruite, et qu’un peu d’ima­gination fait le reste. Il en faut bien moins, en tout cas, qu’avec une projection de Mercator, où la continuité de l’océan Austral d’un golfe à l’autre n’est assurée que par son étirement démesuré, et où la discontinuité majeure des bords de la carte détruit toute vision globale de l’océan.

La projection panocéanique conserve donc un certain nombre de carac­tères irrationnels : l’association de deux systèmes géométriquement diffé­rents, le tronçonnement de l’océan Austral au droit des pointes méridionales des continents, la profonde coupure dans un ensemble continu qu’on est obligé d’introduire au niveau de l’Indonésie, et le fait que ne soit respectée aucune des trois options entre lesquelles choisissent les projections tradi­tionnelles : ni les angles, ni les distances, ni les surfaces, ne sont parfaitement conservés.

Elle n’a donc pas de valeur pour une utilisation rigoureuse qu’on pour­rait espérer en faire et qui serait décevante, y quantifier les faits géographi­ques, par exemple. Elle donne, par contre, une impression générale exacte, une vision globalisante, par laquelle on est introduit d’emblée dans le fonc­tion­nement d’un système cohérent. On appréhende donc la réalité géogra­phique par une démarche qui ne relève pas de la parfaite rationalité, mais bien plutôt de l’approche poétique.

Cette vision poétique du monde, toujours utile en géographie, devient franchement nécessaire dans le domaine de la géographie de la mer. Celle-ci est trop fluctuante, trop incertaine, trop mal connue, pour qu’il soit possible de l’étudier par la méthode classique, en ne partant que d’un corpus complet et cohérent d’observations, en ne cheminant que par un enchaînement rigou­reux de démonstrations, et en espérant parvenir à une description incon­testable du monde et des mécanismes qui le régissent. On ne peut que contourner l’impossibilité d’une science parfaitement objective, en ce do­maine encore plus qu’ailleurs, en recourant à une approche différente, qu’il n’est pas abusif de considérer comme de la poésie.

 

Jean-Pierre PINOT

 

1.

 

Il est des choses qu’on ne peut pas comprendre sans rechercher quelques uns des fils, rendus ténus par le temps, qui relient les événements entre eux. En quête de telles interactions, les spécialistes de la littérature retournent le texte et le contexte qui l’engendre. Le degré d’élargissement du contexte n’a pas de limites et dépend du désir de l’interprète et de sa capacité à travailler sur des témoignages biographiques, graphologiques, etc., et sur les maigres informations données par le matériau et le minerai qui portent parfois juste une goutte de précieux savoir sur l’objet étudié…

Par le fruit du hasard, le contexte s’est révélé être, pour moi, une île. Une petite île préservée, enserrée de toutes parts par des eaux lentes et troubles. Couverte sur ses bords de saules, d’églantiers et de tamaris ; à l’intérieur, de joncs durs comme de l’acier, d’herbe, d’absinthe, de chanvre, de liserons. L’automne touchait à sa fin. Pendant la journée, des abeilles s’affairaient dans le cœur caverneux de vieux saules ébranlés par le temps, profitant des derniers rayons du soleil. La nuit, à l’heure où les saules murmurent entre eux, sous la voûte froide des étoiles silencieuses, le bruissement léger des joncs et le frétillement sourd des silures dans l’eau noire faisaient penser à des froissements de soie et aux pulsations du cosmos.

 

La nuit, pleine de constellations

de quels destins, de quelles nouvelles

est porteuse ta large lueur, ô livre ?

apporte-t-elle la liberté ou le joug ?

quel sort dois-je lire

dans ce large ciel de minuit ?

Ce texte d’un poème de Khlebnikov a surgi spontanément du contexte, ce qui apparaît tout à fait naturel : l’île appartenait au lieu de rencontre de la Volga et de la mer Caspienne, auquel « appartenait » Khlebnikov lui-même, lui qui, par la volonté humaine, s’était jeté tantôt dans la Neva, tantôt dans le Dniepr, mais qui, par la volonté du destin, a été entraîné de sa naissance à sa mort par les courants puissants de la Volga vers le bassin de la Caspienne. Et qui était fasciné par ce bassin. Car dans ce chaudron constamment recouvert d’une brume bouillonnante, le poète, dissipant ce voile de son souffle, fut capable de percer le monde du regard : des toundras de la Sibérie prises dans les glaces où l’alouette trouve un gîte pour la nuit dans le crâne d’un mam­mouth jusqu’aux steppes noires de la Kalmoukie où les nomades boivent une eau-de-vie noire, le bozo ; jusqu’aux temples abandonnés de l’Inde, noués dans un entrelacs de racines, aux fleurs pourpres des jardins de Perse et aux sables accablés par le soleil de l’Egypte enserrant le bouquet de végétation luxuriante que déploie le delta du Nil. Le chaudron de la Caspienne, c’est une immense lentille optique, dans le foyer de laquelle viennent se concen­trer, comme des rayons ou comme la trajectoire des oiseaux migrateurs reliant le Nord au Sud, les lignes de force de multiples cultures. Chacune d’entre elles, même oubliée, ensevelie par les sables du désert comme la ca­pitale des Khazars, Itil, ou celle de la Horde d’Or, Sarai-al-Mahrus, et même le bateau de brigands de Stépan Razine, qui n’a laissé aucune trace maté­rielle et qui s’est conservé seulement dans la tradition orale, chacune attend d’être incarnée dans le verbe, chacune attend le génie qui saura la couler dans ses mots et exprimer toute la diversité de la stratification complexe de ses formes naturelles, de ses langues mortes et vivantes, de ses traditions et de ses symboles.

On ne peut, sans se placer consciemment dans le système de cordonnées du poète, se faire une idée des trésors qu’il a reçus en legs. Voilà pourquoi le contexte, indispensable pour comprendre Khlebnikov, revêt les dimensions même de l’espace, qui contient tout ce dans quoi sont modelés (Khlebnikov modelait, il n’inventait rien) ses vers et sa prose, ses « lois temporelles » et son activité poétique qui pouvait sembler tout à fait artificielle, inventée, mais qui n’est pourtant pas une invention, mais seulement une projection des propriétés dynamiques de l’espace sur la langue. Dans le monde, il n’y a pas de système naturel plus changeant que les deltas des grands fleuves. En ou­tre, le delta de la Volga (célèbre « couloir » entre l’Oural et la Caspienne, par lequel ont déferlé jusqu’au xve siècle des vagues de nomades du centre de l’Asie jusqu’en Europe et qui fut par la suite une voie commerciale directe) est un des plus grands lieux de passages de l’histoire, une ardoise d’écolier de laquelle chaque nouvelle vague de migrants a effacé complètement les traces des ébauches de civilisation dues aux prédécesseurs. Le delta, c’est un lieu qui cherche infatigablement à se créer et c’est précisément le contexte d’où est issu Khlebnikov.

En ce sens, il est significatif que le père de Khlebnikov, Vladimir Afanassiévitch ait été le fondateur du parc naturel d’Astrakhan, et par conséquent, le gardien de ce contexte englobant dans lequel Khlebnikov « lisait » son texte, y cherchant les trésors verbaux qui lui étaient légués. Grâce à cela, aujourd’hui encore, en visitant ce parc naturel, on peut se con­vaincre du fait que les « roseaux-temps » ne sont pas une métaphore, mais une réalité au même titre que « les vieux saules couverts de leurs cheveux roux de saules », les « tortues ensommeillées », les « couleuvres rouge doré » et toute cette contrée étrange où « la Russie respire du souffle de l’Afrique ». Par ailleurs Vladimir Afanassiévitch n’encourageait pas les acti­vités poétiques de son fils et, jusqu’à sa mort, n’a pas su apprécier l’ampleur de ses dons. Il n’y avait pour lui aucun contexte qui tienne. C’était un positiviste, un naturaliste, un rare connaisseur des oiseaux. Comme nous le verrons, cela n’a pas joué non plus un maigre rôle dans le destin du poète.

 

 

2.

 

Tous mes voyages de l’été 1999 ont tourné autour de la Volga. Partant de sa source, j’ai cherché à tout prix à atteindre son embouchure pour me jeter dans la mer. Je n’ai pas pu, à proprement parler, relever ce dernier défi car, même passé la dernière fortification de roseaux, là où commencent les larges étendues battues par les vents marins, l’eau n’est toujours pas salée (ce n’est pas la mer !). Huit cents embouchures passent cette eau au filtre de leurs bancs de sable et d’une végétation dense qui s’étend le long du littoral sur cent cinquante verstes, du Bakhtemir (le bras principal de la Volga) jusqu’aux fleuves Buzan et Kigatch, se divisant sans fin en bras secondaires, ruisseaux et petits cours d’eau vaseux. L’eau reste trouble, douce et verte sur encore trente à quarante kilomètres, jusqu’aux fosses profondes où s’en­foncent brusquement les sables du delta et où l’eau devient salée. Mais jusque-là, ce n’est ni la mer ni le fleuve, mais une liquidité mouvante. C’est-à-dire que ce n’est déjà plus le fleuve – ses berges ont été emportées par le mouvement – et que ce n’est pas encore la mer ; tout juste la vague com­mence-t-elle à s’iriser de reflets marins, mais elle conserve encore le jaune du fleuve.

Dans cette nature intacte, on ne peut pas manquer d’éprouver un sen­timent d’éternité, et c’est pourquoi j’ai eu la sensation de « coïncider » avec l’espace-temps de Khlebnikov.

C’était en octobre 1918, sur un vapeur, le Potchin. Khlebnikov et un autre poète, Rurik Ivnev, étaient sortis dans les eaux côtières pour observer le territoire transformé en réserve sur la Damtchik par le père de Velimir. Le soir, le Potchin s’engloutit dans une nappe de brouillard. Au matin, les deux poètes sont montés sur le pont et, dans le froid cristallin de la fin de la nuit, ils ont vu au-dessus de leurs têtes… l’abîme sidéral du ciel. Des univers.

Peut-être la plus fortuite et la plus importante coïncidence fut le sen­timent d’engourdissement, d’immobilité, la sensation d’être une feuille prise dans une pierre millénaire, qui me saisit aussi durant la première nuit passée sur l’île alors que j’étais sorti fumer sur la berge et que j’ai vu et entendu en face de moi le bruissement vivant de la muraille des roseaux sous la pleine lune. Et, bien entendu, les oiseaux faisaient aussi partie de ce moment d’éter­nité. Le feu bleuté, rapide comme un éclair, de l’aile d’un martin-pêcheur transperçait le ciel, l’eau et l’ombre putride d’un fourré du rivage. Un aigle à queue blanche, se détachant lentement de la branche noire d’un arbre calciné par un incendie, fit deux ou trois apparitions rapides sur le miroir de l’eau derrière de somptueuses coulisses de verdure, puis disparut derrière un saule, me laissant dans mon embarcation avec ce sentiment de bonheur que l’on éprouve à suivre un juste chemin, ancien et libre. La langue de l’ornithologie elle-même, tendue, souple, s’efforçant de saisir toutes les nuances des traits distinguant un oisillon d’un autre par la couleur des plumes, le moment de la première trille, les graines favorites et par des caractères morphologiques captant l’essence même des choses, s’est mise à briller de ses dénominations pareilles à des perles précieuses.

Dans la « liste des oiseaux de la province d’Astrakhan » composée par le père de Khlebnikov on dénombre trois cent quarante-et-une espèces d’oi­seaux tels que le cormoran, le pélican, le butor, la crécerelle, le gerfaut, le busard, le martinet, la nyctale, la huppe, le grand-duc, la tourterelle, le bécas­seau, le faucon, le héron, la bécasse et l’épervier. C’est d’une telle richesse phonétique que l’entreprise du fils, proche de la sorcellerie et de la cueillette de vieilles racines et de graines mortes, visant à créer une langue poétique ouverte sur le monde, apparaît tout à fait naturelle et semble même aller de soi. Elle est unique seulement en ce sens que c’est l’entreprise d’un génie solitaire pour mener à bien, durant la courte durée de sa vie, le travail titanesque que la langue elle-même réalise, sans poète-alchimiste tentant d’accélérer sa « maturation », pendant les centaines d’années nécessaires à son développement. À Astrakhan, j’ai visité le musée Khlebnikov. C’est ainsi que j’ai eu en main une nouvelle clé, voire tout un trousseau de clés. En tout cas, c’était un droit d’entrée. Le laissez-passer vers le « président du globe terrestre » était un billet (n° 29632) pour le musée du département de la culture de la province d’Astrakhan (série « Discothèques et maisons de la culture », prix : 3 roubles). Je me suis souvenu d’un livre de la bibliothèque paternelle de G. F. Chambers : The Story of the Stars. Cet ouvrage fonda­mental du positivisme est à la mesure des projets les plus fantastiques de Khlebnikov. La seule chose qui diffère, c’est peut-être le type d’abstraction : le poète s’intéresse aux étoiles non pas avec l’intérêt du scientifique, mais avec un frémissement de tout son être, comme les Incas qui croyaient que les destins futurs étaient tracés dans le ciel par les étoiles. « Comprendre la volonté des étoiles, cela signifie déployer devant ses yeux le rouleau de la vraie liberté. Ces tables des lois futures n’indiquent-elles pas la voie qui nous libère de ces chaînes de gouvernements qui séparent les étoiles éternelles des oreilles humaines… »

Nous avons peu d’informations sur les relations de Khlebnikov avec son père si ce n’est qu’elles n’étaient pas simples (« banni par mes parents », comme il l’écrit dans son journal en 1914). Le père, sans aucun doute, présu­mait que son fils suivrait ses traces comme savant naturaliste, ornithologue, et ce dernier durant ses années d’études semblait même répondre à ses espérances (expédition dans la chaîne de Pavdinski Kamen dans l’Oural en 1906, grande collection d’animaux empaillés ramenée par ses soins à l’université de Kazan et un article écrit en collaboration avec son frère, Alexandre, dans la revue Nature et Chasse). Mais, par la suite, visiblement, il a déçu son père et, en tout cas, son mode de vie et son œuvre, restée incomprise de tous ses proches (à l’exception de sa sœur Vera), n’a pas satis­fait les espoirs qu’on avait mis en lui. Néanmoins, c’était un fils recon­naissant et un élève appliqué, ce que Tynianov avait remarqué dans sa préface à la première édition des œuvres de Khlebnikov (la seule complète) : « La poésie est proche de la science par sa méthode, nous dit Khlebnikov, comme la science, elle doit être ouverte aux événements. […] Khlebnikov porte son regard sur les choses comme sur les événements, le regard du scientifique perçant le processus et la durée […] Ce n’est pas un collection­neur de mots, pas un propriétaire, pas un esbroufeur habile. Comme un scientifique, il mesure les dimensions linguistiques. » Il ne fait pas de doutes que Le Génie du langage devait naître précisément dans la capitale du khanat tartare, au point de rencontre des routes des nomades et caravaniers, d’une fantastique richesse géologique (les ammonites, le fond de la mer antique, les plaques de calcaire, les éléments organiques et le lœss, les deltas, les sables, les boues, les pierres de Lydie, les sels cristallins) et d’immenses ressources botaniques et ornithologiques, à la frontière entre le ciel, la terre et l’eau, le fleuve et la mer, la Volga et les Terres Noires et les sables de Soulgachi, entre l’Europe et l’Asie, entre la religion orthodoxe apportée par les descendants de Razine, le bouddhisme des tribus kalmoukes rebelles qui nomadisaient à l’Est de la Volga et l’Islam domestique des hommes de la steppe, avec son thé épais coupé au lait de chamelle, ses crêpes aux tripes de moutons et ses filets de carpes énormes. Dans n’importe quelle capitale, on n’aurait obtenu qu’un résultat érudit et abscons de cette alchimie linguistique (ce qui a été souvent le cas). Mais ici, l’alchimie est une propriété immanente de l’environnement bien que la cristallisation ne se soit pas pro­duite et ne puisse pas se produire. Le vent souffle de Perse, de Chine, d’Inde, d’Europe ; la mer afflue et se retire ; les vagues de nomades cheminent comme des volées d’oiseaux ; les algues enflent et meurent dans la cuvette du delta ; les pulsations sont ininterrompues, la création incessante… « Dans la campagne, près des fleuves et des forêts, jusqu’à présent la langue se crée à chaque moment, inventant des mots qui tantôt meurent, tantôt obtiennent le droit de vivre… ». Voilà ce que ressentait Khlebnikov. Le Dictionnaire des néologismes de Khlebnikov, publié récemment à Vienne, compte six mille cent trente mots. Pour des raisons étranges, on n’y trouve pas le mot Lebedia (la « Cygnée ») qui englobe à sa façon l’univers du delta de la Volga que le père comme le fils, le naturaliste comme le poète, aimaient tant, chacun à sa façon, d’un amour désintéressé. Le paradoxe dont la clé se trouve dans le nid natal, aujourd’hui musée, s’éclaire par le fait que c’est précisément le père de Khlebnikov, qui, bien qu’il n’approuvât pas les activités littéraires de son fils, a doté le talent de celui-ci de cette qualité extrêmement périlleuse et inimitable qui, de son vivant, ne lui a pas permis d’être admis dans le monde de la littérature, car le regard naturaliste sur le monde hérité de son père et la méthode d’appréhension du monde appliqué en poésie par le fils, doué d’une extraordinaire oreille poétique, d’une sensibilité aiguë et d’un romantisme ardent, ont débouché sur une tentative d’exploration dépassant toutes les limites et qu’il était impossible, tant à cette époque qu’aujourd’hui ou dans l’avenir, de faire rentrer dans le cadre de la littérature.

 

 

3.

 

Ce n’est que sur une île préservée, où la nature intacte donne l’illusion d’un chronotope figé, que pouvait se réaliser le sentiment éprouvé par Khlebnikov de coïncider totalement avec l’espace-temps. Ce sentiment est intense, mais trompeur. Parce que Khlebnikov échappe à toute temporalité. À plus forte raison à la nôtre. Cette qualité malheureuse avait déjà été notée par Nikolaï Stepanov et Iurij Tynianov, qui avaient travaillé sur l’édition complète des œuvres du poète. « Il a trop devancé son époque pour s’inscrire dans ses limites. C’est pourquoi il est bien plus proche du passé et du futur », écrivait prudemment Tynianov en 1928. Mais on ne peut guère dire qu’il soit plus proche de nous et plus compréhensible aujourd’hui qu’à l’époque où ont été écrites ces lignes. Au contraire, il a été quasiment oublié, bien que sa reconnaissance comme grand poète soit devenue un lieu commun. L’époque qui l’a vu naître (c’est-à-dire l’époque pré-révolutionnaire et révolutionnaire) est tellement éloignée de nous par tout son système de valeurs (on peut même dire qu’elle est à l’opposé de la nôtre) que l’image même de Khlebni­kov poète, qui fait partie du patrimoine de la poésie, a peu de chances de présenter quelque attrait pour un public de lecteurs et d’écrivains contem­porain. En effet, qui prendra au sérieux de nos jours le poète païen, le poète derviche, le prophète, le politicien anarchisant aux manies de demeuré, ou son Budetlianin (l’homme du futur qui a découvert les lois du temps) ? Qui prendra au sérieux un homme semblable à un sans-abri quand le modèle de la modernité, c’est le littérateur qui « marche », travaillant sous contrat avec une grande maison d’édition ? Il n’y a que dans les caves sombres que l’on peut espérer trouver un tome de ses œuvres. À la fin de sa vie, il était devenu insupportable et excessif pour beaucoup de ceux qui le suivaient dans ses idées, ainsi que pour ses amis.

Avant la révolution, son image de nihiliste esthétisant travaillant à transformer la matière première de la langue quotidienne en une substance poétique explosive, cette image fixée par une photo célèbre de 1912 (V. Khlebnikov, S. Dolinski, G. Kuzmin, V. Maïakovski) ou par une non moins célèbre photographie de cette même année au côté des frères Burliuk, est remplie de charme et bien sûr elle servira encore de modèle aux jeunes poètes. Sur ces clichés, on voit un intellectuel, un théoricien de la nouvelle poésie (Maïakovski était plutôt un praticien, un bombardier). C’est dire qu’il est encore reconnaissable. Mais le dernier Khlebnikov, lui, est inimitable. Car la route qu’il a prise, c’est la voie du prophète et sur cette voie il ne pouvait rencontrer que des illuminations fortuites, l’admiration superficielle de son entourage et leur incompréhension croissante, les sarcasmes, les humiliations, la faim, l’oubli et une mort précoce. Certains détails sur sa vie quotidienne pendant l’époque de la guerre civile font peur à entendre. En 1919, il vivait à Kharkov dans une minuscule chambre froide et sans lumière. Il se traînait, hirsute, en guenilles, était souvent à l’hôpital, attrapa deux fois le typhus, fit deux séjours en prison, (les blancs comme les rouges le prenaient pour un espion parce qu’il n’avait pas de papiers), et si on ne l’a pas fusillé, c’est sans doute parce qu’on s’était finalement entendu pour le considérer comme un faible d’esprit.

Durant l’été 1921, alors qu’on le retrouve dans la section de propagande de l’Armée rouge (avec son célèbre Grossbuch, un énorme cahier qui contenait ses œuvres complètes et un volume de l’anarchiste Kropotkine), Khlebnikov va participer à la campagne de Perse. Un des membres de l’état-major qui le « protégeait » s’appropria la solde qui revenait au poète, à la suite de quoi celui-ci fut contraint de vendre au bazar le pardessus avec lequel il était arrivé de Bakou. Sans pardessus, sans chapeau, sans bottes, avec pour tout vêtement une chemise et un pantalon en toile de sac portés directement sur la peau, il avait l’air d’un va-nu-pieds. Cependant, ses che-veux longs, l’expression inspirée de son visage et son air d’arriver de nulle part conduisirent les Perses à lui donner le surnom de « derviche russe ».

Maïakovski, qui avait un jour figuré sur la même photo que Khlebnikov, sortit de la guerre civile totalement déterminé : pas seulement poète révo­lutionnaire, mais poète de parti, bolchevique convaincu ayant accepté sans réserve la ligne du pouvoir et ayant réalisé, de par sa volonté et celle du parti, un retournement total jamais vu chez un poète. C’est également pendant la guerre civile que s’est construit le visage de Khlebnikov. Il ter-mine la guerre en écrivant un poème « La trompette de Gul-Mulla » (Gul-Mulla : le prêtre des fleurs). Son travail poétique est sans aucun doute lié à la révolution : il est possédé par le besoin d’une transformation accélérée des formes figées (non seulement sociales, mais poétiques). Il est pris par la création d’une nouvelle langue et par l’élaboration d’une science du temps. Il ne s’intéresse pas au gouvernement de Lénine et rassemble autour de lui des éléments marginaux pour fonder le « Gouvernement du Globe ter­restre » ; son utopie, complètement dénuée d’esprit doctrinaire, dépasse pro­bablement toutes les œuvres jamais écrites sur le terrain de l’utopisme. Klebnikov n’est pas en fin de compte un révolutionnaire social, il poursuit son exploration poétique du monde et de la langue au niveau des énergies – il n’est pas fortuit qu’il ait appelé à en finir avec deux mille ans de langue du droit romain (lex romana) au nom de la communication directe à l’aide de « rayons ».

Muni d’un système de coordonnées poétiques, il erre autour de la Caspienne (Astrakhan-Bakou-Iran), tente d’ouvrir une fenêtre poétique sur l’Asie, l’ouvre et suffoque sous un flot d’images et de sonorités qu’il intègre dans ses vers. Il balbutie en transe des mots incompréhensibles, Otchana ! Motchana ! Il entre involontairement, mais inévitablement, en contradiction avec les exigences poétiques du moment, se situant plutôt dans l’éternité, et ne comprenant sincèrement pas les reproches qui lui sont adressés : « On dit que les vers doivent être compréhensibles. […] Les vers peuvent être com­préhensibles ou incompréhensibles, mais ils doivent être bons, ils doivent être vrais. Le discours de la raison la plus élevée, même quand il n’est pas compréhensible, vient disséminer dans le terrain fertile de l’esprit quelques graines qui, plus tard, par des voies mystérieuses, finissent par germer.» Fin 1921, fort de telles convictions, rempli d’énergie et du sentiment clair de l’énormité du travail accompli, Khlebnikov arrive à Moscou, avec l’idée qu’il est temps de publier les principales choses écrites pendant les années de guerre et de partager ses vues avec d’autres. Et, bien entendu, il se tourne vers Maïakovski ; Gul-Mulla va voir le bolchevique. Ce qui se passe entre eux ressemble, visiblement, à un court-circuit, car après cela Khlebnikov enjoint ses amis de ne s’adresser sous aucun prétexte à « Maïakovski et compagnie ». Il se heurte à la réalité du « moment actuel », sent le piège, pense à aller se réfugier sous la protection du ciel étoilé de la steppe, le ciel éternel, mais il n’en aura pas le temps – la mort le rejoint avant.

 

 

4.

 

Le symbolisme ornithologique de Khlebnikov, comme sa volonté de créer une langue « cryptée » ou « sidérale » (qui serait la langue de la communication élevée au niveau des énergies) nous oblige à nous souvenir en premier lieu, bien entendu, de la symbolique des oiseaux extrêmement développée dans la poésie de la Perse ancienne et, en particulier, de la « lan­gue des oiseaux », que seules les personnes éclairées parviennent à maîtriser.

La forte influence de la poésie persane sur Khlebnikov est évidente. Elle est évidente dans l’image même du poète derviche qui devint la dernière « auto interprétation » de Khlebnikov, ainsi que dans l’élaboration de la « langue sidérale » à laquelle il a été conduit par des motifs réellement très proches de ce qui, sept siècles auparavant avait conduit les mystiques islamiques à élaborer le balabaïlan, la langue poétique secrète, pas plus accessible aux non-initiés que le bobeobi de Khlebnikov.

Partant de sa source, cachée dans le cœur même de la Russie, la Volga, après avoir surmonté des espaces considérables et fait son lit à travers une masse de cultures multiethniques, finit par se déverser dans la Caspienne et avec elle le poète qu’elle entraîne aussitôt vers la rive opposée, aimantée de la poésie.

L’attraction de la Perse se confirme par la participation de Khlebnikov à la campagne de Téhéran et par la quantité énorme chez lui de coïncidences de sens et d’images avec les poètes antiques de la Perse. Cette attirance vers l’autre n’est pas rare chez les plus grands artistes et ces « coïncidences » n’étonneraient pas du tout si Khlebnikov avait maîtrisé les langues orientales et avait lu la poésie persane dans le texte original. Mais nous savons de source sûre que Khlebnikov ne connaissait aucune langue orientale et, à son époque, seuls quelques textes réputés de la poésie persane classique avaient été traduits en russe. Et très peu de poètes étaient connus.

On sait qu’il connaissait les œuvres de Nisami (1141-1209), dont il utilisa la traduction française du poème « Iskander-Namé » pour développer le sujet des « Enfants de la loutre ». Ce système complexe de références culturelles le mena à un autre poème de Nisami « Leïli et Meldjiun » remarquables par l’image qu’il donne d’un poète rendu fou par l’amour, qui erre dans les déserts en marmonnant des vers à la gloire de sa bien-aimée. Le nombre des textes poétiques soufis accessibles à Khlebnikov n’était pas très grand, et cependant l’« attraction magnétique » du poète pour l’Orient est telle qu’on peut penser qu’il avait lu non seulement tout ce qui fut traduit durant les décennies qui suivirent sa mort (les œuvres de Nisami, par exemple, furent traduites en russe entre 1940 et 1959), mais également ce qui n’a pas été encore traduit aujourd’hui, en particulier des œuvres aussi essentielles dans le contexte de notre discussion que la « Conversation des oiseaux » de Farid-al-Din Attar et le « Traité des oiseaux » d’Al-Ghazali. De plus, c’est comme s’il les avait lus dans une traduction accompagnée de commentaires de qualité, contenant des renseignements sur les poètes mystiques soufis et des connaissances sur les codes métaphoriques indispensables pour comprendre les « stratifications » de leur poésie. Mais aucun de ces guides n’était dis­ponible pour Khlebnikov ! Le livre de René Guénon et d’Anne-Marie Schimmel sur la mystique islamique non seulement n’avait pas encore été traduit en russe, mais n’avait même pas été écrit ; ses auteurs n’avaient même pas encore commencé leurs recherches ! Or, Khlebnikov écrit parfois comme s’il parlait de l’intérieur de cette tradition, comme s’il avait reçu un héritage poétique secret d’Attar et n’avait besoin d’aucune traduction érudite de cette culture…

 

 

5.

 

Au moment de charger la pellicule dans mon appareil photo, j’ai fait les contrôles d’usage et c’est ainsi que j’ai capté par hasard dans l’objectif la couleur jaune et bleue de la terre d’Asie : les feuilles de tabac pendues sur les séchoirs qui prennent la couleur de la glaise dont sont enduits les murs des constructions en roseaux du village ; une fille au teint de terre cuite qui passe avec une brassée de feuilles jaunes veinés d’où émane l’odeur épaisse du séchoir ; la couleur brune aux veinures jaune et vert sombre de la steppe sans fin ; la couleur du torchis qui chauffe dans le poêle en dégageant une colonne de fumée âcre… Chez Khlebnikov, cette gamme de couleurs est rendue par ces deux lignes :

Cet endroit orphelin sous la tempête bleue

Était nu comme une nappe jaune.

C’est pour cela aussi que le poète est condamné à ne pas comprendre que non seulement il ne « coïncide » pas avec la littérature russe contemporaine dans le temps, mais aussi qu’il ne s’inscrit pas dans ses limites géogra­phiques. En 1913, il écrivit un court article très intéressant sur la géographie de la littérature russe. Khlebnikov dit que les immenses espaces russes sont restés en fin de compte ignorés par la littérature, qu’ils n’ont pas été so­norisés, que leur imagerie n’a pas été élaborée – « on a chanté le Caucase, mais pas la Sibérie ni le fleuve Amour » –, de même pour la Volga et l’Asie. Premier pionnier de la littérature dans la région d’Astrakhan, il tente d’inventer la forme et la langue adéquates à un contexte qui se ramifie en d’étonnants motifs de formes naturelles et linguistiques ; un contexte dans lequel le passé se rappelle à son souvenir par toute une caravane de fantômes. Et il a créé cette langue. Par exemple, la nouvelle intitulée « Écir » est un moulage figuré parfait de l’espace-temps du delta. Chaque détail y est essentiel et précis, les paysages ont l’expressivité d’une photo, les mots même se révèlent être complètement ancrés dans le contexte, unis à celui-ci par des milliers de fils associatifs et par l’histoire ancienne… Khlebnikov parlait une langue qui était complètement adéquate à ce qu’il découvrait. Mais, dans la mesure où ce qu’il découvrait était inconnu de tous, personne ne le comprenait. Que signifie pour un habitant de Moscou ou de Saint-Petersbourg le mot moriana (vent marin) ? Presque rien. On ne sait pas très bien même de quoi il s’agit : un mot authentique ou un néologisme de Khlebnikov ? Mais dans le delta, ce mot a une résonance lourde et concrète et même menaçante, comme le souffle du vent de la mer. « Quand le vent marin se mettra à souffler, il emportera les oiseaux dans leur vol… »

En plus de cela, Khlebnikov se bat résolument contre la vision slavophile du monde : « Le cerveau de la terre ne peut pas être seulement grand-russien. » Il revendique « le continentalisme de la conscience », la mise en rapport de celle-ci avec les traditions culturelles des autres peuples. Si on n’oublie pas que, en dehors de ces revendications, l’Astrakhan du début du siècle était un creuset ethnique et linguistique où coexistaient avec le russe un maelström verbal inouï et de nombreux mots orientaux non traduits (au temps de Khlebnikov, par exemple, les matelots de la marine marchande s’appelaient encore entre eux muzurs comme en persan, on appelait chur­gans comme en tatar les tempêtes de neige et même les noms d’oiseaux avaient un doublet dans une langue orientale), alors on ne s’étonnera plus que l’étude du thème de recherche en or que représente « les poètes russes et l’Orient » soit impensable sans évoquer Khlebnikov. C’est comme s’il tentait d’utiliser en poésie toute la richesse du contexte linguistique qui l’environne, d’en faire le patrimoine de la littérature. À travers lui s’expriment également les nomades sans écriture et les prêtres des villes recouvertes par les sables. Les témoignages linguistiques de Khlebnikov sont aussi fidèles que les dé­couvertes des archéologues. Avant lui, un seul homme, frappé par l’immen­sité de l’horizon qui s’ouvrait au regard derrière la Volga, avait entrepris un tel projet : parler toutes les langues à la fois ou, tout au moins, en établir un registre précis. C’est homme était l’Allemand Pierre Simon Pallas, qui était devenu un grand voyageur russe par la volonté de l’impératrice Catherine II la Grande et qui, outre un atlas de la végétation de l’empire russe et une relation de ses tribulations extraordinaires, avait publié des « dictionnaires comparatifs de toutes les langues et dialectes », réunis sous l’autorité de la puissante souveraine. Khlebnikov est allé plus loin, commençant à employer toutes les richesses linguistiques et imagières du continent.

 

 

6.

 

Ce que j’ai tenté de faire ici, c’est une étude poétique sur le terrain ou, plus simplement, une lecture de Khlebnikov au cœur du paysage où il convient de le lire. Dans une lecture de ce type où le texte et le contexte s’interpénètrent, beaucoup de choses s’éclaircissent.

Par exemple, il devient possible d’interpréter d’une manière totalement nouvelle l’engouement de Khlebnikov pour l’Asie, la compréhension profonde qu’il avait de son esprit insolite (assez rare à l’époque). Nous pouvons adopter une attitude très différente de l’attitude habituelle à l’égard de ces appels « à penser au classicisme asiatique plutôt qu’au grec ». Mais l’ornithologie, qui est une science éloignée de toute forme d’engagement humain, confirme que c’est précisément sur la Volga que passe la frontière invisible qui sépare l’Europe de l’Asie. Au-delà de la Volga, il n’y a plus d’Europe ; c’est un autre climat, d’autres types de plantes, d’autres sous-espèces d’oiseaux. « En hiver, dans la province d’Astrakhan, on peut voir différentes sortes de grands-ducs allant du grand-duc typique à l’oriental, au sibérien et au turkmène. Dans le delta, N. P. Foutasevitch a pu observer en hiver un grand-duc d’un plumage si clair qu’il semblait presque blanc. » La nature de cette Asie-là est exprimée intimement dans les vers de Khlebnikov. Il en va de même avec l’Afrique. Si Khlebnikov se met parfois à balbutier dans la « langue des pharaons », c’est parce qu’il sent l’« égyptianité » du lieu. Et ce n’est pas seulement parce que l’un des anciens noms de la Volga était Râ comme le dieu égyptien du Soleil. Et pas non plus parce que la Volga, comme le Nil, débouche sur la mer à travers le désert. Il y a des coïn­cidences matérielles qui font que ce lien avec l’Afrique devient non plus mé­taphorique, mais réel. Le delta, c’est le seul endroit en Russie où pousse et fleurit le lotus, une fleur qui nous rattache tout de suite à l’Egypte, à l’Inde, et à l’Orient encore plus lointain. À la fin du XIXe siècle, dans le delta, a été découverte une colonie de flamants nichant là-bas (c’est déjà une « citation » ornithologique directe de l’Afrique) ainsi que des pélicans. Un jour, on y a observé un ibis. « Ici, jadis, était Osiris » avait écrit Khlebnikov. Sans aucun doute, il ne savait rien de cet ibis sinon il aurait profité de l’occasion pour créer un riche enchaînement.

L’Inde, comme la Perse, est liée au delta par l’itinéraire des migrations des oiseaux et par les anciennes routes commerciales. Les marchands indiens qui faisaient du négoce à Astrakhan rapportaient chaque année de l’eau du Gange pour la verser dans la Volga. Tout ici se mélange, fusionne, subit des transformations mutuelles. La colonie d’Indiens (à qui on interdisait de faire sortir des femmes de leur patrie) a fini par se dissoudre dans Astrakhan, se mélangeant avec les Tatares, donnant une génération particulière de Tatars qu’on appelait argyjan – les bâtards…

Quant aux autres cultures qui sont passées par la Volga, il n’en est rien resté si ce n’est quelques toponymes ou quelques tombes découvertes par hasard, mises à nu par le vent. Khlebnikov (cela a été noté par les cher­cheurs) a laissé de nombreux « fragments » de poèmes ou de proses auxquels semble manquer le début, et qui atteignent presque l’impénétrabilité. De ces fragments surprenants se dégage une idée qui est loin d’être oiseuse : si notre civilisation est condamnée à disparaître, que va-t-il en rester ? Quel mot ? Quelle ligne ? Khlebnikov connaît la valeur de la seule et unique ligne, comme l’archéologue, qui met le pied dans une ville enfouie par les sables et voit un serpent rampant sur une pierre porteuse d’une unique inscription intacte.


 

Vassili GOLOVANOV

Traduit du russe par Thierry Ruchot

 

Depuis fort longtemps, je ne pense plus en termes de culture nationale, et je n’ai jamais eu aucune confiance dans ce qu’on a appelé le « progrès » de l’histoire. Je pense plutôt en termes de foyers éparpillés à travers l’espace et le temps, comme des îles, voire des îlots, dans un archipel. Or, un des foyers culturels les plus intéressants de l’Europe et de l’humanité s’est développé en Provence, entre, disons, la fin du Xe siècle et le milieu du XIVe siècle, entre la création du poème Boéci et la fondation, à Toulouse, en 1323, du Consis­toire du Gai Savoir (Consistori del Gai Saber).

C’est de ce foyer culturel que je vais essayer de parler, de son rayonne­ment, et des prolongations possibles de son enseignement et de ses énergies. Mon intérêt pour la culture provençale n’est pas seulement rétrospectif, il est aussi projectif.

 

*

 

Il fut un temps, il y a, disons, un siècle, où la Provence et tout spéciale­ment sa côte (Riviera, Côte d’Azur), était considérée comme un sanatorium plutôt que comme un foyer d’énergies poétiques, intellectuelles, culturelles. C’était l’époque où les médecins envoyaient en convalescence sur la côte ceux et celles parmi leurs patients, phtisiques pour la plupart, qui avaient les moyens de se payer le séjour : lieux superbes, d’un climat séduisant, mais auxquels la présence de tant d’autres malades, pas nécessairement mourants, mais pas très vaillants non plus, donnait toutes les apparences des berges de la mort.

C’est dans ce paradis de grabataires qu’en 1873 Robert Louis Stevenson échoue, malade lui aussi, à l’âge de vingt-trois ans.

Il scrute les vertes oliveraies et la mer indigo, il regarde longuement le profil des Alpes nues et le charmant contour des baies (dans ce tour d’horizon le pittoresque rejoint l’érotique), et rien ne l’émeut : de toutes ces beautés, il n’a qu’une perception froidement cérébrale, très éloignée du plaisir qui emporte tout l’être. Il se sent incapable d’entrer en résonance avec le paysage, le charme est rompu entre lui et le monde. Son corps n’est plus preste et sensible comme il a pu l’être, mais flegmatique, apathique. Il a l’impression de voir les choses à travers un voile, et de les toucher à travers des moufles.

Son premier mouvement est de se rebiffer. Il s’en prend aux circons­tances, à l’atmosphère : l’air n’est pas stimulant et il manque aux éléments une certaine vivacité – il se sentirait, se dit-il, bien mieux dans les rigueurs d’un hiver écossais.

Mais le printemps revient.

Stevenson fait alors l’expérience d’un phénomène bien connu dans l’éco­nomie du corps : le fait que la maladie peut être une étape sur le chemin d’une santé plus subtile. Lézardant au soleil, se promenant à la campagne ou le long de la côte, il connaît une sensibilité des nerfs plus aiguisée que la normale, des nuances de sensations, des impressions passagères mais fortes, des élans éphémères, mais intenses. Sur un cap de galets, il voit un groupe de lavandières habillées de couleurs vives, et c’est une image complète, un tableau vivant. Il regarde les champs d’oliviers et en constate l’infinie variété, leur couleur toujours changeante : on les dirait verts, puis ils sem­blent gris, ensuite bleus. Il voit la première violette de l’année et se demande quelle alchimie a pu ainsi faire émerger si riche couleur, si tendre parfum de l’air humide, et de la terre froide.

Il a l’impression de se trouver en pleine patrie du beau. Le lieu s’est transfiguré, et il est plongé dans la splendeur du réel. Il n’est plus dans un sanatorium, mais dans ce qu’un autre auteur qui lui est cher, Laurence Sterne, appelle « le sensorium de la nature ».

Stevenson s’efforce de comprendre ce qui se passe en lui, ce qui fait qu’il est devenu si sensible au « tableau » de la nature. Il avance quelques hypo­thèses, essaie d’élaborer une théorie. Pour comprendre « le tout intelligible qui seul mérite le nom de tableau ou de paysage », sans doute faut-il la confluence de nombreux facteurs : l’intensité de la perception, la profondeur de la jouissance doivent dépendre de l’heureux accord de divers éléments physiques, de l’harmonieuse mise en vibration de quantité de nerfs, de quel­que exquis raffinement de l’architecture du cerveau. Il parle là d’un état plus ou moins éphémère, et se demande s’il existe des moyens pour le favoriser, pour le faire durer.

Or, ce qui favorise les états les plus fins de l’être, ce qui permet de les prolonger, c’est justement une culture.

Dans une civilisation qui en est dépourvue, ou qui n’en a que la caricature, Stevenson, sensible, intelligent, en sent le besoin. Il ignore que dans les lieux mêmes où il déambule en se posant ces questions, une telle culture a existé.

Un autre convalescent de la même époque, Friedrich Nietzsche, qui avait connu une expérience analogue à celle de Stevenson sur le plateau de l’Engadine et sur la côte niçoise, ne l’ignorait pas. Dans son autobiographie éclair, Ecce Homo, on lit ceci : « Le concept provençal de gaya scienza est cette union du poète et de l’esprit libre qui distingue la culture de la Provence de toutes les cultures ambiguës » Et dans celui de ses livres qui a pour titre le concept provençal du Gai savoir, on trouve ceci : « Il faut attendre et se préparer, être sur le qui-vive pour accueillir le jaillissement de nouvelles sources, se tenir prêt dans la solitude à avoir des visions et à entendre des voix étranges […]. Il faut trouver le Midi en soi, étendre au-dessus de soi la lumière, le rayonnement, le mystère d’un ciel du Midi. »

 

*

 

Tous les « habitués » de la Côte des XIXe et XXe siècles n’avaient pas la sensibilité ni l’intelligence de Stevenson ou de Nietzsche, loin de là. Aux malades qui traînaient leur misère allaient succéder les nantis qui traînaient leur ennui et qu’il fallait distraire, en créant, par exemple, des casinos. À ceux-là allaient se joindre toutes sortes de « gens du spectacle », pour la plupart bruyants et ostentatoires, qui allaient ajouter aux accumulations pseudo-culturelles déjà existantes leurs propres manifestations frelatées. Pour compléter la congestion allait arriver le tourisme estival de masse, la Côte se transformant de plus en plus en un ruban sururbanisé, saturé et pollué. Ce qui restait de l’originalité culturelle provençale était réduit à des caricatures et des fêtes folkloriques, la mentalité ambiante n’étant plus que mercantile.

Je me contente de dresser là un tableau très rapide, car tout le monde est au courant. Il faut seulement garder vive l’analyse, préserver un sens des vraies valeurs, maintenir des perspectives.

Mais revenons aux convalescents.

Ne sommes-nous pas tous, au fond, des convalescents, sortis du cauchemar de l’histoire et de la longue maladie de l’humanité, cherchant à renouer contact avec la terre, à retrouver les éléments d’une culture pro­fonde ?

 

*

 

C’est dans la Provence cévenole ou alpine, en Ardèche (« le pays des hauteurs brûlantes »), cette région que l’on a appelée « le désert français » ou « la France du vide » au cours des années soixante du siècle dernier, que je me suis initié à la culture provençale.

Précisons tout de suite qu’à l’instar des troubadours, qui appliquaient le terme de Provence à toute l’aire linguistique que l’on allait appeler par la suite l’Occitanie, je donne à ce terme une acception géographique et cul­turelle large. À l’origine, ce fut la partie la plus précocement romanisée de la Gaule. Sur le plan ethnique, ce fut une fusion de races : Gaulois, Celto-ibériens, Liguriens, Grecs, Romains, Juifs et Arabes. La Provence n’a jamais constitué une nation – l’idéologie nationaliste ne faisait pas partie de sa culture. Sur le plan politique, elle a connu plusieurs juridictions : celle du Saint Empire romain germanique, celle du comté de Toulouse, celle du duché d’Aquitaine, celle du Royaume d’Aragon. Elle s’en contentait, sa ten­dance profonde allant vers une sorte de fédéralisme anarchiste. Quand, en 1481, elle s’unit à la France, il ne s’agissait en principe, ni d’une annexion ni d’une absorption, mais d’une union paritaire. Dans le domaine linguistique, sur la base du latin vulgaire, le roman, elle développa surtout le provençal proprement dit, la langue d’oc, le gascon et le catalan, le koine étant un occitan classique utilisé par la plupart des poètes.

Ces poètes étaient des troubadours. Le mot trobador viendrait du latin médiéval tropator, du verbe tropare, qui signifiait composer des tropes, des paroles pour accompagner l’alléluia. Mais la simple notion de « trouver » n’est sans doute pas à négliger. Ils étaient amoureux de trouvailles, de jeux subtils, de rythmes complexes. Cela pouvait aller du limpide au compliqué, du trobar leu, plutôt simple, au trobar clus, très ramassé et synthétique, en passant par le trobar ric, aux sonorités éclatantes. Ils avaient pour noms Guillaume, duc d’Aquitaine, Bernart de Ventadour, Arnaut Daniel, Peire Vidal, Jaufré Rudel, Raimbaut d’Orange, Arnaud de Mareuil, Guillaume de Capestany, Pierre d’Auvergne, Raimbaut de Vaqueyras, Bertrand de Born. Ils circulaient beaucoup, comme l’indiquent les noms de deux d’entre eux, Cercamon et Marcabru, qui étaient gascons.

Ils pratiquaient le chant d’aurore, l’alba, ils chantaient l’amour « distillé », la fin’amor, l’amour lointain, l’amor lontana, la joi, qui est à la fois « joie » et « jeu », la cortesia, qui est beaucoup plus que la courtoisie ou le fait de « faire la cour » ou de « faire sa cour », mais une relation libre entre personnes évoluées, ils mettaient en avant la larguesa, la générosité, l’ouverture d’esprit.

On trouve chez eux un culte du plaisir – plaisir aux choses de la nature, plaisir à employer librement le langage, plaisir de vivre tout simplement – opposé à la fois aux lourdeurs du régime féodal et aux contraintes, ainsi qu’à la spiritualité un peu épaisse de l’église. Il y eut rarement dans l’histoire de la culture humaine une combinaison aussi complète d’eros, de logos et de cosmos, une fusion aussi parfaite d’affectivité et d’intellectualité.

Voici Guillaume d’Aquitaine :

 

Faraï chançoneta nueva

ans que vent ni gel ni plueva

 

Je ferai chansonette nouvelle

avant qu’il vente, pleuve ou gèle

 

Voici Bernart de Ventadour :

 

Lo cors a fresc, sotil e gai

et anc non vi tan avinen

 

Son corps est frais, subtil et gai

je n’en ai jamais vu d’aussi plaisant

 

Voici Arnaut de Mareuil :

 

Si cum li peis an en l’aiga lor vida

l’ai eu en joi e totz temps la i aurai

 

Tout comme les poissons ont leur vie dans l’eau

j’ai la mienne dans la joie, et toujours l’aurai

 

Voici Raimbaut d’Orange :

 

Cars bruns e teinz motz entrebesc

pensius pensanz enquier e serc

 

Je tisse des mots colorés, sombres et rares

pensivement pensif je cherche et m’enquiers

 

Et voici pour terminer cette petite anthologie du Midi, ceci, de Peire Vidal, qui embrasse avec délectation le territoire tout entier :

Je hume, en respirant, la brise qui m’arrive de Provence. La plus douce terre du monde, c’est celle qui s’étend du Rhône à Vence, de la mer à la Durance. Nulle part n’éclate une joie plus parfaite.

 

*

 

Un champ culturel fertile ne se constitue pas sans influences. Dans le cas de la Provence, les influences étaient multiples. Il y avait d’abord la culture latine – notamment la poésie d’Ovide (Les Amours, Les Métamorphoses) et des textes tels que le De consolatione philosophiae de Boèce, qui a donné lieu au premier long poème provençal que nous connaissions, le Boéci. Ensuite, il y avait la présence diffuse des mythes et de la poésie celtes – notamment tout ce qui concernait la figure de Tristan. À cela il faut ajouter une influence spirituelle et gnostique, venant du catharisme et du mouve­ment des Spirituels du XIIe siècle. Antipauliniste sinon anticatholique, ce courant apportait une conception du corps et de l’eros qui se situait à l’opposé des thèses admises par l’église : d’un côté, le corps considéré comme obstacle au salut de l’âme, bon seulement pour la procréation, la vie de famille, le tout subordonné à l’adoration de Jéhovah, Dieu de la Loi ; de l’autre, une synthèse psycho-sensuelle créatrice de vie individuelle accrue, et à la place de Jéhovah, le culte de la Sophia, une sagesse aux contours souples, à la silhouette svelte, aux traits suaves. Il ne faut surtout pas oublier ni négliger l’influence sémitique provenant des communautés juives, mais, avant tout, de la culture arabe de l’Espagne musulmane. J’ai dans ma biblio­thèque un poème arabe du XIIe siècle, Nazm as-suluk (« Le poème de la voie »), écrit au Caire par Al-Farid. Dans un texte qui réunit érotique, mys­tique et érudition, le poète se souvient avec un plaisir extatique du pèlerinage qu’il a fait aux lieux sacrés de l’Arabie. On y trouve tous les éléments de la haute poésie provençale : la découverte de la « terre lucide », l’expérience de l’unité profonde (érotique et/ou sophique), le silence gnostique, la pénétra­tion dans la réalité la plus profonde, le cercle de méditation des compagnons de route, la présence sur les bords des médisants et des jaloux qui ne comprennent pas. Ce « poème de la voie » va très loin. Il y est question de « la lumière blanche qui fracassa le mont Sinaï », et on y trouve le précepte : « Sois tel que tu étais avant d’être », ce qui rappelle le « visage originel » du bouddhisme extrême. Aucun poème provençal de ma connaissance ne va aussi loin.

C’est que la culture provençale n’a pas eu le temps de recueillir toutes les influences possibles et de pousser son mouvement jusque dans ses plus loin­taines conséquences. Elle a eu pourtant le temps d’exercer à son tour une influence. On en trouve des traces en Italie, à Ferrare, à Mantoue, à Florence et à Venise, chez Sordello, chez François d’Assise (je pense à son Cantic del Sol), chez Dante et bien d’autres. On la retrouve jusque dans l’Europe du Nord, où les troubadours sont relayés d’abord par les trouvères, ensuite par des chercheurs et des trouveurs dans des champs plus larges, dont beaucoup ne connaissent pas le nom d’Arnaut Daniel, mais qui ont capté comme un parfum, comme un refrain, des échos de Provence.

À ce champ provençal originel il fut mis fin brutalement. C’était trop beau, trop subtil, trop « en dehors », pour être supporté par des esprits lourds, épais, moroses. L’église inquisitrice sévit contre les communautés cathares, qu’elle considère immorales, antisociales, anarchiques. Sous couvert de religion, les Croisés se saisissent de terres et instaurent une politique à tendance nationaliste. La fine fleur de la culture provençale s’ef­face devant le char de la civilisation conquérante et meurtrière. C’est à ce moment-là que Bernart de Marvejols s’écrie, et c’est le chant du cygne :

Aï ! Tolosa e Proensa

E la terra d’Agensa

Bezers e Carcassei

Quo vos vi e quo’us vei !

 

*

 

 

De ma base à Gourgounel (« la maison des sources »), en Ardèche, j’ai beaucoup circulé dans le Midi. Parmi les influences qui ont enrichi la culture provençale, il y en a une que j’ai réservée pour la fin : c’est celle du pays même, du paysage même. Elle est primordiale. C’est peut-être surtout par là qu’il faut essayer de recommencer.

Il s’agit de géographie, mais aussi de beaucoup plus.

Dans le texte « Provence », inclus dans le volume Eau vive, Jean Giono écrit ceci :

Ce que je veux écrire sur la Provence pourrait également s’intituler : « Petit traité de la connaissance des choses ». On ne peut pas connaître un pays par la simple science géographique. On ne peut, je crois, rien connaître par la simple science ; c’est un instrument trop exact et trop dur. Le monde a mille tendresses dans lesquelles il faut se plier pour les comprendre avant de savoir ce que représente leur somme. La certitude géographique est semblable à la certitude anatomique. Vous savez exactement d’où le fleuve part et où il arrive et dans quel sens il coule ; comme vous savez d’où s’oriente le sang à partir d’un cœur, où il passe et ce qu’il arrose. Mais la vraie puissance du fleuve, ce qu’il représente exactement dans le monde, sa mission par rapport à nous, sa lumière intérieure, son charroi de reflets, sa charge sentimentale de souvenirs, ce lit magique qu’il se creuse instantanément dans notre âme, et ce delta par lequel il avance, ses impondérables limons dans les océans inté­rieurs de la conscience des hommes, la géographie ne vous l’apprend pas plus que l’anatomie n’apprend au chirurgien le mystère des passions. Une autop­sie n’éclaire pas sur la noblesse de ce cœur cependant étalé sans mystère, semble-t-il, sur cette table farouchement illuminée à côté des durs instru­ments explorateurs de la science. Comme les hommes, les pays ont une noblesse qu’on ne peut connaître que par l’approche et par la fréquentation amicale. Et il n’y a pas de plus puissant outil d’approche et de fréquentation que la marche à pied.

J’éviterais pour ma part des mots théologiques tels que « mission », ainsi que des facilités de vocabulaire telles que « magique », mais je suis plei­nement d’accord avec la teneur générale de ce texte. On peut y voir un état embryonnaire de la géopoétique.

Quant à la marche à pied, à l’utilisation de son propre corps comme instrument de connaissance, c’est bien cela que j’ai pratiqué du côté de Beaucaire et de Tarascon, de Martigues, d’Aubagne et d’Arles « où stagne le Rhône », comme dit Dante, avec en tête non seulement Cercamon et Marcabru, mais aussi ces infatigables marcheurs devant l’éternité que furent les bosoms (bonshommes) cathares au cerveau brûlant d’étranges idées.

Plus loin encore, je revois la plaine de la Crau, ce désert de pierre parse­mé ici et là de thym, de romarin et de chardons. Je revois Carcassonne et Narbonne (« un vieux bourg celte », dit le géographe Hécate de Milet, et Strabon va jusqu’à déclarer que le nom même de « celte » vient d’une tribu du pays narbonnais). Je revois le paysage dru et coloré des Corbières.

Voici, parmi des dizaines d’autres, un petit texte sur la Camargue que je prends dans la section méridionale de Dérives :

Ce printemps-là, j’errais dans le Midi, aux environs d’Arles, dans la plaine de la Crau, aux Saintes-Maries, en Camargue. De tous les endroits que j’avais traversés, c’était la Camargue qui m’avait le plus attiré, me laissant un senti­ment d’attente, d’expectative.

Terre d’étangs et de marais. De vent, de solitude et de silence. Terre de lumière, terre où l’eau devient lumière, où le flux devient pure essence. Nudité, austérité, monotonie, abstraction. Une touffe de roseaux agités par le vent ; la pluie qui strie le soleil d’une rafale rageuse et bleue ; le sable blanc cannelé par le vent et l’eau ; un serpent ondulant sur la vase ; la carcasse d’un oiseau à demi rongée par le sel. La Camargue a pour hiéroglyphe un moignon de branche émergeant d’un marais, pour idéogramme un coquillage incrusté dans le sable.

J’étais en train de me refaire une base.

 

*

 

Sans une telle base, il n’y a pas de culture qui vaille. Oh, bien sûr, il y aura « de la culture », il y aura des manifestations socioculturelles, mais de plus en plus creuses, de plus en plus ineptes.

Un exemple.

J’ai entendu parler d’une manifestation socioculturelle qui a eu lieu sur la côte du Var il n’y a pas si longtemps. Pour célébrer la mer, pour établir un contact entre l’Europe et l’Amérique (on était en 1992…), des bandes d’enfants allaient lancer des centaines de ballons porteurs de messages. Idée magnifique, n’est-ce pas ? Conviviale, sympathique, idéologique – mais sur­tout, il faut bien le dire, stupide. Non seulement ces ballons, en tombant dans la mer, allaient constituer des déchets peu esthétiques, mais ils allaient être des pièges mortels pour les oiseaux et les poissons.

Bref, les bonnes intentions ne suffisent pas, l’enfer socioculturel en est pavé. Une vraie culture a bien d’autres fondements, contient, implicite­ment, une pensée autrement plus complexe. Ce que j’ai appelé la culture du lieu se trouve rarement dans le localisme socioculturel.

Des tentatives réelles ont été faites pour retrouver, refonder une culture provençale. Je pense au félibrige de Mistral. Je pouvais sympathiser avec cette révolte contre l’uniformisation de la société (« le pauvre peuple de Pro­vence, toujours davantage aliéné, sans protection et sans défense, aux outra­ges abandonné »), je pouvais m’intéresser à son utopie poético-politique, l’Empire du Soleil (dont on peut trouver les précédents dans Blanquerna de Ramon Lull et dans Tirant lo Blanch du Catalan Joan Martorell), je pouvais comprendre son amour de la terre provençale, je pouvais apprécier certains aspects de la poétique mistralienne, mais je n’aimais pas trop le ruralisme sentimental de l’Armana provençau et de Mireille, j’aurais préféré Le Poème du Rhône élagué de sa mythologie mithraïque, et je ne supportais pas l’idéologie de certains textes tels que l’Ode à la race latine, qui ne corres­pondaient pas du tout au milieu multiethnique et au champ complexe de la grande culture provençale.

Après le félibrige, ce fut le régionalisme révolutionnaire. Encore une fois, je pouvais éprouver une certaine sympathie pour ces mouvements. Dans mon ermitage de Gourgounel, je n’ignorais pas les luttes sociales de Decazeville et les efforts fait par le Sud pour garder son industrie textile. J’étais bien conscient aussi du fait que là, en Ardèche, je vivais parmi les derniers vestiges d’une paysannerie autonome, subsistant sur un peu de ceci, un peu de cela, selon l’ancien mode de la polyculture. Je savais que l’armée avait son œil sur les vastes étendues des Causses, et que des promoteurs, au nom de l’« industrie du tourisme et des loisirs », étaient prêts à faire main basse sur tous les terrains de la côte pour construire des complexes immobiliers. Et le modèle californien que certains proposaient pour la région Alpes-Côte d’Azur ne me disait rien qui vaille. Si la pagnolisation de la Provence était regrettable, la disneyification serait une catastrophe. J’étais donc d’accord avec ceux qui protestaient contre cette évolution. Mais je ne partageais pas leur protestantisme rouge, leur conception de la culture ne me semblait pas assez fondée et les « protest songs », poétiquement parlant, m’ennuyaient.

Mon but, dans ces lieux, était de reprendre la haute culture provençale et de la pousser le plus loin possible, jusque dans un espace brûlant, vif et vide, foyer d’énergie, centre possible de rayonnement.

Comme je le disais au début de cet essai, l’ouverture d’un nouveau champ culturel général n’est pas une affaire facile, mais c’est la chose la plus nécessaire et c’est le travail qui offre le plus de jouissance.

Ce qui est sûr, c’est que, pour l’ouverture de ce champ, il ne suffit pas de chanter des fadaises en occitan ou de promouvoir l’utilisation générale de la langue provençale. Il vaut mieux s’imprégner de l’esprit profond d’une cul­ture, il vaut mieux même défendre un morceau du littoral que d’apprendre à dire en occitan « faites-moi le plein ».

Il s’agit surtout de retrouver et de rassembler des énergies, de recueillir et de composer des éléments.

Travail de longue haleine et de latitude large.

Je ne dis pas que cela changera le monde (mais qui sait ?). Ce que je dis, c’est que là réside la nécessité première, là jaillit la jouissance profonde.

 
Kenneth WHITE

 

« Nous étions préparés à tout admettre, sauf d’avoir débuté par les pieds [1]. »
 
« Les Chinois auraient très bien pu être noirs, parler une langue latine, vivre dans des huttes de neige et fabriquer de la poterie péruvienne en chan­tant des airs arabes. Mais on peut se demander si cela signifie grand-chose, sinon pour essayer de convaincre certaines sociétés qu’il n’y a pas de barrières raciales, fait dont l’évidence relève de la seule perception de la dignité de l’homme. Mais il reste pourtant sur de longs siècles, dans les mêmes lieux, la juxtaposition de la langue chinoise, des techniques chinoises, du droit chinois et des Chinois eux-mêmes [2]. »

 

 

L’œuvre d’André Leroi-Gourhan, dont j’ai autrefois comparé l’inspi­ration à celle de Buffon [3], se définirait assez bien, je crois, comme une anthro­pologie plurielle.


Biologiste, préhistorien, ethnologue, technologue, esthé­ticien, savant toujours, moraliste parfois en même temps qu’écrivain (dans certaines pages de son chef-d’œuvre, Le geste et la parole), l’auteur a tenu avec un égal bonheur, tour à tour ou simultanément, tous ces rôles. Or, à travers la diversité concertante de ses modes, la pensée de Leroi-Gourhan — je ne dis pas : sa « philosophie », sachant qu’il aurait vigoureusement dénié et le mot et la chose — me paraît conduire à une exaltation de la matière. Je prends tout de suite mes précautions, redoutant que cette expression n’induise le sentiment d’on ne sait quel « fusionnisme » du « tout est dans tout » : chez Leroi-Gourhan, la matière n’est pas le point de vue a priori, mais, à chaque fois et de manière variable, cela qui vient inquiéter la forme satisfaite des points de vue ; c’est un sain principe d’indétermination, dont la mise en œuvre permet de retrouver la profu­sion et la compacité de l’expérience. Un seul exemple : si l’auteur récuse la thèse « cérébraliste », qui attribue au développement du cerveau humain la capacité de déterminer l’évolution, c’est moins pour opposer au spiritualisme teilhardien un matérialisme fondé sur un « mécanisme » élaboré que pour des raisons de méthode : le privilège d’un facteur déterminant, en effet, rend aveugle à la complexité des phénomènes en tant qu’elle ne saurait résulter que d’une surdétermination réciproque de fac­teurs. Si l’on doit parler en général du « matérialisme » de Leroi-Gourhan, on dira que c’est un parti pris, seul heuristique, de la concomi­tance et de la complexité. La matière, à la limite, c’est le complexe, tel qu’aucune invention ne l’épuise, qu’aucune forme ne l’enserre. C’est donc aussi le pluriel. Il se manifeste comme congruence et inter-conditionne­ment des conditions, bref comme nécessité de la contingence.

Par un paradoxe, d’ailleurs plus apparent que réel, la prise en compte par l’esprit de la « cause matérielle », pour parler comme Aristote, s’opère à la fois comme inscription du phénomène considéré dans une structure toujours plus vieille, plus large, plus simple et comme descrip­tion indéfinie de la complication interne qui lui ouvre l’avenir et, en tout cas, explique sa viabilité dans un espace donné. Bref, le fait actuel, s’il impose la dureté de son nœud, autorise une rêverie d’altérité propre à faire encore mieux ressortir la force de la contingence, ou, si l’on pré­fère, l’en­têtement du temps devenu espace : si nous avons tous, avant que d’être hommes, commencé par les pieds, il n’y a que les Chinois pour s’appliquer si durablement à être les Chinois. Le jeu matériel est ensemble d’ouverture et de bouclage. Pour l’anthropologue, tout geste humain est indivisiblement du temps et de l’espace. Entre sa lointaine provenance et sa fin improbable (par exemple, la main), entre la posture et la rupture, le vouloir-vivre et le vouloir dire, il manifeste un sens pétri de rémanence et de tension, irréductible à nos représentations. Or, le temps et l’espace, qui détiennent en somme à deux le lourd secret de la matière, détermine­raient, si nous les pouvions saisir, son indétermination (son apeiron), ne cessent de passer l’un dans l’autre si bien, par exemple, que la préhistoire de l’homme, écrite dans le sol de la terre en fragments d’os et de pierres, appréhende l’abîme du temps par la profondeur des couches. Or, si le temps se symbolise par l’espace, à l’inverse l’extension ne peut résulter que de la durée. À la tendance du temps de tout fondre dans la vaste sim­plicité de sa nuit, s’oppose complémentairement celle de l’espace de multi­plier le partes extra partes, de faire place et lieu à des phénomènes inédits, distincts, singuliers.

Aussi bien, dans les étroites limites qui me sont ici imparties, je voudrais tenter de donner trois brefs aperçus du primat de la matière, à la fois on l’a vu élémentaire et nodale, chez Leroi-Gourhan : c’est d’abord le fait tout nu d’avoir débuté, c’est ensuite de se renverser en manière culturelle (en mode) à force de complication et d’intrication des facteurs ; c’est enfin, dans l’ordre techno-esthétique, le conditionnement décisif par le milieu, la subordination du tour aux entours.

 

 

1. La « Mécanique vivante [4] »

 

De la posture au geste, la conséquence est bonne, non pas en vertu d’on ne sait quel finalisme, mais du fait de la propriété concrète de la vie de conjuguer le simple et le divers, l’unité fonctionnelle et la multiplicité vectorielle. En affirmant que la vie sociale demeure une « option biologique fondamentale [5] », Leroi-Gourhan n’entend certes pas réduire le complexe au simple ni le nouveau à l’ancien, mais plutôt prendre en compte, dans le « relais », comme il dit, du zoologique par le sociologi­que, la superposition des plans et la surdétermination des lignes. Ce qui l’intéresse au premier chef dans le continuum bio-ethnologique ainsi développé, c’est la transition comme telle. Là où un Claude Lévi-Strauss travaille sur la discontinuité principielle ou « idéale [6] » entre les ordres exclusifs de la nature et de la culture, Leroi-Gourhan, à l’inverse, multiplie les niveaux de recherche et les angles d’attaque pour tenter d’appréhender concrètement les situations intermédiaires. Au formalisme des études structurales, s’oppose le matérialisme des recherches initiales ; alors que la biologie constitue la base pour Leroi-Gourhan, elle forme le sommet pour Lévi-Strauss. Axiomatique, chez le premier, elle est postulée par l’auteur de La Pensée sauvage pour expliquer ultérieurement (« un jour ») l’inconscient structural et ses invariants. La marque de l’anthro­pologie plurielle de Leroi-Gourhan est donc son ancrage dans le biologi­que. C’est le déterminant ultime, s’il est vrai que le passé de l’espèce conditionne le futur de l’ethnie, que l’apparition d’organismes puis d’organisations, enfin d’institutions de plus en plus évoluées témoignent d’une « créativité » constamment reliée aux contraintes de l’adaptation au milieu. Tandis que le matérialisme dit vulgaire s’identifie à un mécanisme réductionniste, la « mécanique vivante », comme son nom l’indique, refusant également le déterminisme étroit et le finalisme, fait ressortir le bonheur des rencontres, l’astreinte des fréquentations, et, au total, un bouquet de tendances à deux faces : d’un côté, adaptation, de l’autre libé­ration. Le matérialisme, dans cette acceptation, devient un commentaire de la création comme dépassement (et non comme ignorance) des contraintes. Toute adaptation réussie fonctionne comme libération, c’est-à-dire comme ouverture vers des situations complexes et mouvantes, j’allais dire vers une interactivité où le diktat univoque du milieu extérieur cède la place à une communication bilatérale, de plus en plus déportée, semble-t-il, vers l’initiative d’un vivant spécial qui, héritier d’une technicité animale, elle-même liée à l’« exploration active du milieu extérieur [7] », a pu et su transformer sa condition en mutation. Dans le cadre fonctionnel d’une des trois grandes options évolutionnaires, le théromorphisme [8], le fait humain s’est progressivement dégagé, en tirant parti d’une « situation mécanique propice », la diminution des contraintes maxillo-dentaires en station droite. Le cerveau, locataire de l’après-coup, a investi la place gagnée sur les massifs osseux. C’est ce scénario que Leroi-Gourhan décrit comme une « triple libération » : disponibilité du membre antérieur préhenseur pour la technicité, de la face pour la phonicité, de la tête pour l’intelligence symbolique (étayée et constamment relancée par l’écriture, ce geste subversif et réflexif). À partir du moment où les paramètres de l’adaptation construisent, en réagissant les uns sur les autres, le portrait-robot de l’homme, le résultat statistique se commue en tendance incoer­cible ; celle-ci n’est pas autre chose que la persévérance de la contin­gence dans un certain sens, le perfectionnement d’un dispositif condamné à la performance par le bain perpétuel de fonctionnalité. Le concept évolutionnaire d’option fait, à cet égard, apparaître clairement le jeu d’un déterminisme mécanicien, ou plutôt plasticien (Leroi-Gourhan parle volontiers de « trame architecturale »), tel qu’il se donne libre cours dans la combinaison de facteurs irréversibles et d’atouts disponibles. À l’intérieur de l’option théromorphe, qui détermine à jamais son avenir, l’espèce humaine s’est singularisée en exploitant le gisement inépuisable de relations qu’elle a trouvées sous ses pieds quand elle s’est dressée : avec le milieu, bien sûr, par les modes de locomotion et d’alimentation, avec la matière par la technicité manuelle, avec le groupe par la société, avec l’humanité tout entière enfin par la mémoire et les symboles. Du même coup, l’horizon du phénomène humain est un monde à sa semblance, et non plus un milieu, dans la stricte acception animale du mot.

 

 

2. Les gestes et les rythmes

 

Sous un premier angle de vue, la matière apparaît, on l’a vu, comme travail. L’évolution, c’est la matière vivante travaillant sur elle-même. « Le monde vivant est caractérisé, écrit Leroi-Gourhan, par l’exploitation physico-chimique de la matière [9] ». Or, tout se passe comme si, au simple affrontement direct de molécules, s’opposait un mode indirect, relayé, celui qui « entraîne depuis un bon milliard d’années une partie des vivants dans la voie de la recherche du contact conscient [10] ». C’est une autre façon de dire que la culture est une option de la nature ou que l’institution est une stratégie concurrente de celle qu’on appelle instinct. Bref, dans un deuxième temps, la matière c’est la manière : moins l’être que le mode d’être. Pourtant, la manière suit la voie de la matière, comme le geste continue et raffine une posture qui peut être transversale à de nombreuses espèces, comme, aussi, les « techniques du corps » proposent des solutions culturelles variées pour remplir quelques fonctions simples (et indispensables) de la vie. La matière nommait d’abord le fait de la contingence ; la voici maintenant comme sa forme, s’il est vrai qu’il est au moins un caractère nécessaire dans la contingence, soit la pluralité des formes qu’elle revêt ici ou là, hier, aujourd’hui ou demain. Aussi bien, on voit l’anthropologue occupé d’un côté à l’inventaire des ressemblances et des différences, non seulement des hommes aux autres vivants, mais aussi des sociétés humaines entre elles. Bien plus, en dépit de certaines appa­rences ou tentations qui pourraient incliner à croire que la tendance, aujourd’hui, est à l’uniformisation des cultures sous la houlette d’une techno-science irrépressiblement mondialiste, on est frappé de l’insistance mise par Leroi Gourhan à défendre la thèse contraire qui, elle, constate « non pas une tendance à rejoindre un plan idéal d’uniformité technique, mais une tendance à la personnalisation ethnique sur des schèmes généraux d’évolution [11] ».

Dans le fait, l’auteur, dès son premier ouvrage, La civilisation du renne [12] fait ressortir la force des liens tissés entre l’homme et l’animal par l’intermédiaire d’un paysage, la toundra-taïga : soit le « thème du renne », déterminé comme pivot de ce qu’on pourrait appeler le syntagme arctique avec sa grappe d’éléments contigus, il induit, dit Leroi-Gourhan, un « essai de coordination », l’évocation d’une matérialité partagée avec ses « appendices climatiques, géographiques, botaniques, etc. [13] ». D’une part, l’espace arctique est qualitativement seul de son genre, en tant qu’il fait entrer le pays et les êtres dans une connivence existentielle, les initie à une communauté de condition ; d’autre part, par le fait de sa singularité intransposable, soit, si l’on veut, de sa dureté, il signifie immédiatement la durée de la seule culture qui ait su, de tout temps, satisfaire aux exigences d’une adaptation d’emblée posées en termes de survie ; aussi bien, « il n’y a qu’une civilisation du renne (entendons : de la préhistoire à nos jours), impérieuse par la tyrannie que le milieu lui fait subir [14] ». Le renne est seul possible, avec tous ses développements naturels et culturels (il détermine l’alimentation des hommes, mais aussi leur vêtement et leur abri, leur mode — disséminé — de groupement, leur imaginaire et leurs croyances religieuses) sur la toundra-taïga, comme le chameau règne sur les steppes. Ultérieurement, Leroi-Gourhan, que ses recherches auront conduit à mettre au premier plan le détermi­nisme technologique et à identifier dans le milieu technique le noyau dur du milieu intérieur, relèvera, de façon assez analogue, la compatibilité (ou l’incompatibilité) de tel outil ou tel principe avec un atelier général ou une panoplie donnée : c’est ainsi que le rouet n’est pensable qu’à l’intérieur de groupes qui connaissent le mouvement circulaire continu.

Que ce soit, donc, sous la forme déployée, extensive, d’un syntagme culturel (sorte de carte d’état-major du milieu intérieur), ou bien sous l’aspect condensé d’une polytechnique cohérente, l’originalité d’une culture, telle qu’elle s’inscrit dans le temps et dans l’espace, s’éprouve et s’atteste par des gestes et des rythmes. À la fois efficients et expressifs, utiles ou récréatifs, ils désignent le lieu de la suture entre la nature et la culture, la matière et les formes, l’imposé et l’inventé, le viscéral et le symbolique. Quoique Leroi-Gourhan jamais n’emploie ce terme apparem­ment incongru, il y a, j’aimerais m’y arrêter un peu, comme une décence du geste humain situé ; elle restitue justement ce qu’il y a de matériel, c’est-à-dire de réel dans le mode d’être. L’aloi du geste, c’est que son aura répercute la franche synergie d’une situation, affranchit la manière de tout « maniérisme » en diluant, littéralement, le mode (ou le code : ici, c’est tout un) dans la pâte générale qui a levé. Strictement, le bon geste est hermétique : il échange les valeurs du Haut et du Bas et les brasse dans sa lancée ; il mêle les rêveries passives de la terre et les efforts humains. À l’opposé, le geste inconvenant, déplacé, est celui qui jure avec le « décor », dans lequel, pour ainsi parler, ne monte pas la sève des choses ambiantes.

 

 

3. La « poïétique » matérielle

 

La matière, c’est donc d’abord le simple ; c’est ensuite le complexe ou le compact en tant qu’il signe la singularité d’une culture ; c’est enfin, et j’y arrive, la condition, dans la double entente du terme : ou comment une logique de la restriction et une physique de la rareté se subliment en sort ou en destin, au sens métaphysique. Leroi-Gourhan, en somme, énonce la poésie de la poïesis.

L’axiome dont il part, le voici : « C’est la matière qui conditionne toute technique et non pas les moyens ou les forces [15] ? » Il est remar­quable que, des quatre causes identifiées par Aristote et que, peu ou prou, la tradition conservera, deux seulement soient ici évoquées, la cause maté­rielle et la cause efficiente, tandis que Leroi-Gourhan paraît négliger tant la cause formelle que la cause finale. Tout se passerait donc comme si, du côté de l’objet produit, la forme, c’est-à dire l’essence, disparaissait der­rière la matière et comme si, du côté du producteur cette fois, l’intention ou la fin était éclipsée par la force… La fabrication — la poïesis — se réduirait alors au « dialogue » d’une matière rétive à la forme et d’un ouvrier dépourvu d’objectif ? Que signifie donc cet anti-aristotélisme de principe de Leroi-Gourhan ? Peut-on vraiment fabriquer, achever un artefact, si on ne sait pas ce qu’on veut faire de la matière et si on ne sait pas désigner ce qu’on a produit ? Ne se trouve-t-on pas alors dans la si­tuation, exactement anti-technique (en ce que la technè est sans mimèsis, autrement dit sans plan ni modèle préalables, semblant se contredire elle-même), décrite comme bricolage par la célèbre analyse de Lévi-Strauss [16] ? Si le bricolage revient à faire, comme on dit, « avec les moyens du bord », à subordonner l’objectif au groupement aléatoire des objets trouvés sur place, il consiste, dans le fait, en « un dialogue de la matière et des moyens d’exécution ». N’est-ce pas, mot pour mot presque, ce qu’affirme Leroi-Gourhan de la technique et ne faut-il pas conclure de là que les deux auteurs décrivent le même phénomène sous deux appel­lations ? Il n’en est rien cependant. D’abord parce que Lévi-Strauss, en tout cas, oppose consciemment technique et bricolage et s’appuie même sur la confrontation pour faire ressortir les traits distincts des deux activités ; ensuite parce que le « dialogue » technique, chez Leroi-Gourhan, est nettement caractérisé comme impair, inégal, puisque la matière prime sur les moyens et les forces. Il ne s’agit donc pas de la même réalité. La question reste entière : comment s’expliquer l’évacuation par l’auteur de L’homme et la matière, des dimensions essentielle et finale qui commandent la pensée de la technique depuis les Grecs à partir du binôme technè-mimèsis ?

À mon sens, la réponse se ramène à la thèse franche : le « noétique » ou le « représentatif » n’a pas, chez Leroi-Gourhan, de titre étiologi­que ; en d’autres termes, il s’induit du moteur et du gestuel. Concrète­ment, cela signifie que les causes formelle et finale sont dépendantes, bien loin de pouvoir dicter les clauses du contrat passé entre le technicien et le milieu. Il nous faut donc examiner brièvement en quoi et comment, tant d’ailleurs au niveau technique que sur le plan esthétique, l’intention de l’« agent » se découvre sur le tas (ce qui, entre parenthèses réduit considérablement la distance entre la technique et le bricolage, ou plutôt, peut-être, le collage…) et apparaît comme le produit d’une négociation préalable. La vérité, c’est que la matière, qui s’impose d’ailleurs par sa multiplicité, ne se laisse pas « prendre » ou « attaquer » n’importe com­ment. Par exemple, « c’est parce que l’homme n’a pas d’autre prise sur le bois qu’en le coupant sous un certain angle, sous une pression déterminée, que les formes, les emmanchements des outils sont classifiables [17] ». En somme, le contact premier est matière contre matière, geste (au sens le plus physique du mot) contre structure (au sens le plus résistant, c’est-à-dire le plus inerte). Et Leroi-Gourhan se plaît à rappeler que la première question, plus mimée bien sûr que formulée, est : « comment prendre contact ? ». L’action sur la matière, considérée sous ce jour, ricoche ainsi beaucoup moins sur un objectif mental soi-disant fixé, sur une décision, qu’elle ne s’assure, d’ailleurs en une sorte de work in progress, dans et par la palabre gestuelle qui sait spontanément se faire l’avocat des deux parties en présence, la passive et la conative. Le geste technique est un schème, mi-physique mi-sémiotique dans lequel le vouloir et le dire (ou le faire) sont d’abord découplés et cherchent, justement, à se rejoindre au cœur de la matière. En ce sens, l’histoire de la technique est celle de l’exténuation — ou encore de la dévitalisation — du geste, progressive­ment abandonné, pour ne pas dire, même écarté, au profit de son calque symbolique. Si la main, comme dit quelque part Leroi-Gourhan, « tend vers le cerveau », c’est bien qu’au commencement le cerveau lui-même est, si l’on peut risquer cette image, éminemment « manuel ». L’intention techno-esthétique n’est pas claire d’avance. Elle est au contraire grise et plombée ; la forme est pleine de matière ; ce qui revient à dire que la forme est et reste une certaine manière — une certaine matière — de la matière. La forme, au sens technique comme, plus encore sans doute au plan esthétique, est la mise en relation de la matière avec elle-même. En somme, il y a deux grands gestes techniques : prendre et frapper (avec, pour ce dernier, plus spécialement « anthro­pien », tout le rameau des percussions) ; ils défèrent au vœu secret, poétique, de la matière, d’être altérée, multipliée, transférée, transportée — tout en restant ce qu’elle est : si foncièrement passive que tous les efforts pour la transformer gar­dent, devant eux, toujours ouverte, une voie infinie.


« On n’a jamais rencontré un outil créé de toutes pièces pour un usage à trouver sur des matières à découvrir [18]. » L’« artefact » tient plus à la terre et aux « lois de la matière » qu’à une subtile inspiration de tête. En somme, il n’y a pas de fabrication neutre et la plastique, loin d’être l’art de tout faire de n’importe quoi, est plutôt celui d’assouplir l’indispensable rigidité première. Bref : il faut que ça résiste d’abord. Ce n’est que sur cette base et dans ces conditions que la forme et la fonction peuvent se marier. Là se trouve aussi, pour Leroi-Gourhan, le lieu de l’esthétique : exactement au carrefour des deux. La « qualité esthétique », écrit-il, est liée à « la rencontre de la fonction et de la forme [19] ». Les concepts de forme pure et/ou de fonction quelconque sont également absurdes. Toute forme est encore matière ; toute fonction est encore rythme. Cette viscéralité, que j’appellerais hylè-rythmique, la technique l’a pour condition mais l’art en fait sa vocation. Et Leroi-Gourhan d’ouvrir un débat, que je ne peux ici qu’évoquer : la crise du figuralisme n’est-elle pas le corollaire d’une machinisation entraînant irrémissiblement « le broyage progressif de la pensée mythologique » ?

La matière a été, jusqu’ici, ce qui, dans le sens le plus fort du mot, a situé l’homme et lui a permis d’habiter le monde. J’ai cru, en sollicitant peut-être parfois la pensée d’André Leroi-Gourhan, pouvoir montrer trois côtés de la matière, qui sont aussi d’ailleurs trois cotes. Il me semble que la prise en compte groupée de ces repères silhouette un espace para­doxal, restreint-profus, contraint et libre, mythique et utopique auquel, si je ne me trompe, le qualificatif « géopoétique » ne serait pas incongrû­ment rapporté. De la « mécanique vivante » à la « poïétique » techno-esthétique (même si Leroi-Gourhan n’emploie pas ce terme) en passant par les rythmes ethniques grisés de leur singularité, la conséquence est bonne. La matière est base, nœud et environ : condition tridimensionnelle du vivant humain, pétri dans la nature, inscrit dans une culture, promis à un monde. L’essentiel, c’est de ne pas déchirer cet espace, mais de le re­modeler sans cesse pour que nos gestes médiateurs continuent de puiser leur sens et leur fonction dans les larges et vieilles options de la terre animée.

 

 

Michel GUERIN

 



[1] André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, t. I, Technique et langage, Paris, A. Michel, 1964, p. 97.

[2] André Leroi-Gourhan, « Sur la position scientifique de l’ethnologie », Revue philosophique, oct.-déc. 1952, n° 10 à 12.

[3] Michel Guérin, « André Leroi-Gourhan, notre Buffon », Revue de Métaphysique et de Morale, n° 2, 1977.

[4] Titre d’un ouvrage de Leroi-Gourhan paru chez Fayard en 1983 et dont le fond est constitué par des études craniométriques.

[5] Le geste et la parole, t. I, p. 206.

[6] Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Éd. Mouton, 1967, p. 9-10.

[7] André Leroi-Gourhan, Le Fil du temps, Paris, Fayard, p. 112.

[8] Rappelons qu’il y a trois options locomotrices, avec leurs implications dans l’architecture craniodentaire : le sauromorphisme, l’ornithomorphisme et le théromor­phisme (locomotion quadrupède dressée), ce dernier conduisant à l’homme.

[9] Le geste et la parole, t. I, p. 86.

[10] Ibid.

[11] Milieu et techniques, Paris, Albin Michel, 1945, 2e édition 1973, p. 38.

[12] La civilisation du renne, Paris, Gallimard, 1936.

[13] Ibid., p. 10.

[14] La civilisation du renne, p. 27.

[15] L’homme et la matière, Paris, Albin Michel, 1943, 2e édition 1971, p. 19.

[16] Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, p. 26 et suiv. Pour être juste, il faut préciser que c’est à l’ingénieur que Lévi-Strauss oppose le bricoleur.

[17] L’homme et la matière, p. 14.

[18] Milieu et techniques, p. 370.

[19] Le geste et la parole, t. II, La mémoire et les rythmes, Paris, Albin Michel, 1965, p. 126.