Cahiers de géopoétique




Voyage sous la charte de la découverte

j’ai rencontré un jour un esquimau
aux dents usées par le sourire
qui disait s’appeler cristoriapik colombouk
c’est un pasteur morave d’origine catholique
ou un viking catholique d’origine morse
qui l’avait baptisé ainsi
peu après qu’il eut abandonné
son iceberg-caravelle et son oumiak-sixtine
aux quatre vents de la banquise
j’ai rencontré un jour un esquimau
au sourire usé par le rhum overproof
qui disait s’appeler amérigok vespousik
c’est un nom bien étrange
qu’il tenait de érik éleiffson groënlande
qui avait depuis longtemps
prévu l’arrivée de la découverte
par l’odeur de la mousse rouge
sur la chevelure des glaces
j’ai rencontré un jour le grand découvreur
des terres sans peur ni reproches
qui s’était mis prestement à crier
«terre! terre! me voilà!
attends-moi encore un peu»
mais voilà que la terre-glace se mit à bouger
et le découvreur à fondre en larmes
«comment découvrir une amérique
qui se met aussitôt à donner de la bande
et à fuir le nouveau-monde à pleines voiles
en riant par la cale jusqu’à la mer des sargasses?»

*

Eepilk


Cher Eepilk,
Dear e-five-nine-o-two
Cher E5. 902

Ta tête revient me danser dans la mémoire ballottante au moment d’entamer ce texte.

Tu as évidemment oublié depuis longtemps la lettre que tu m’avais écrite en syllabique et que je ne sais plus quel missionnaire-fonctionnaire m’avait traduite. En partie seulement, car il avait laissé en blanc un long passage, le dernier paragraphe en fait, dont on vient tout récemment de me faire connaître la teneur.

Tiens, je te renvoie tes propres mots, au cas où tu les aurais oubliés.

«Il y a fort longtemps
ma mère m’a chanté une histoire
qu’elle tenait de la mère de sa mère
qui elle-même la tenait de sa grand-mère
laquelle l’avait apprise et puisée directement dans la géographie je crois

ma mère me l’a chan… contée à nouveau
une deuxième fois puis une troisième fois avant de mourir
me faisant promettre de ne jamais en parler à qui que ce soit

so i wont tell it
je refuse de te la transmettre

je refuse de te la transmettre

il y a des secrets qu’il nous faut conserver
autrement nous n’existerons plus
nous ne serons plus rien qu’une histoire
s’envolant dans sa transmission

plus rien qu’une onde qui se referme
sous les bourrelets de la mer aux glaces
quand le phoque s’est retiré
de son trou à respirer

mais à qui donc s’adressera
le dernier animal à parler sa langue
le dernier chamane à détenir le secret
où se cachent les émotions de l’hiver après
le départ des battures

oh! je t’en prie
«janziouk oumigma»
tords-moi un peu le bras
fais-moi rouler sur la toundra
ou tire-moi la mâchoire n’importe quoi
trouve-moi vite une excuse
pour que je puisse rompre avec la tradition
et te raconter…»

*

Dear E5.902
Cher Eepilk

Je n’ai jamais cherché à inventer une excuse et voilà que je te recontacte quelque vingt-cinq ans plus tard.

Tu as disparu prématurément au cours d’un voyage de chasse, ai-je appris à travers les coulisses du keeouatin — et moi, dans la rédaction d’un Ph.D. Je ne t’ai jamais revu, mais me suis laissé dire que c’était bien toi ce vieil angagouk barbu qui continue de hanter les hauteurs de Nettilling Fjord depuis Cumberland Sound jusqu’à l’Amadjouak. C’était bien toi l’auteur de l’histoire que voilà:


«j ’étais parti un jour vers le pays des arbres et des caches
j’avais fait le vœu de faire naître une femme
une femme qui viendrait à ma rencontre afin que nous partions ensemble à la découverte de tous les autres vœux…, de toutes les autres terres et des rivières qui les entourent
mais il arriva ce qui arrive

elle était déjà mariée et trop vieille quand elle apparut
mariée avec un lac
un lac en bois rond

si on se dissimulait derrière les cailloux ou si on demandait abri à la fardoche rabougrie en été ou les sapinages en hiver on pouvait la voir nager dans son mari ou marcher en raquettes sur sa neige

mais il arriva ce qui arrive

le printemps hâtif fondit la neige jusqu’aux racines cette année-là et la pluie ne revint pas avec grand fracas et empressement
même les outardes passèrent plus vite que d’habitude
le lac disparut peu à peu et le soleil assécha ce qui restait de son mariage

lasse de dormir la nuit durant auprès du trou ambré qui avait été autrefois son mari la vieille femme me demanda de formuler un autre vœu
après bien des efforts je réussis à faire venir un orage mais comme j’avais oublié les éclairs et les piquets pour faire tenir le site en place la pluie n’arriva pas à réinstaller et à contenir le lac en bois rond et il fut bientôt sec à nouveau

c’est alors qu’il arriva toujours ce qui arrive

taléyou car c’était là son nom partit à la recherche de son mari en suivant jusqu’à l’hiver les dernières flaques d’eau c’est-à-dire les empreintes des pieds de l’orage

mais les flaques se changèrent bientôt en petits bancs de neige qui couraient sans cesse d’un endroit à l’autre difficile alors de mettre la main sur son homme

mais à la fin elle reconnut une odeur familière et finit par trouver son mari car il s’était trompé de trou
il arriva donc toujours ce qui arrive

taléyou essaya avec ses mains de ramener peu à peu son homme dans son lac mais elle échappa cependant tout au long du chemin plein de gouttes de mari et plein d’essence d’esprit

il n’y en eut bientôt à peu près plus pour son lac et l’hiver fit disparaître dans son estomac le long de la trail ce qui restait de mari

et il arriva à nouveau ce qui arrive

la femme redevenue jeune me demanda de faire un vœu afin de partir à notre rencontre mais j’ai oublié alors quelque chose — quelque chose comme une bilboquet en os de baleine — et voilà que ma femme-vision disparut aussitôt comme lièvre dans la brume

si vous étiez restés là derrière les fourrés de neige au lieu de m’écouter vous auriez peut-être pu m’aider mais je me retrouvai tout fin seul

la suite de l’histoire disparut alors avec le vœu si bien qu’on n’en connaîtra jamais la fin…»

*

Eepilk, dear Eepilk, tu ne changeras donc jamais. Tu racontes tout, sauf la fin. C’est peut-être la raison pour laquelle je n’ai oublié aucune de tes histoires, j’attends toujours ce qui adviendra après, de l’autre côté de l’histoire.

Bah! Ce n’est guère plus révélateur, de mon côté. Comme tant d’autres «field workers» à l’emploi de l’Empire, j’ai disparu, à mon tour, dans les limbes de la raison et tu n’as jamais entendu parler de moi. Mais, jamais je n’ai oublié.

Jamais je n’ai oublié ton sourire, le grand sourire de l’Amadjouak, colonne de glace écumante se promenant sur les franges de la banquise, tête haute, parole en cascade.

Je me souviens quand on s’était rencontré pour la première fois. Sur un «primus» de fortune importé de Suède par la Groënlande, tu nous avais servi un thé en pleine mer. Un thé bouillant préparé dans ton embarcation agitée par les vagues et le passage d’un troupeau de narvals au large du pack à demi-disloqué. Au beau milieu du rentrant de l’Amirauté du Haut-Arctique, entre la Terre de Baffin et l’Isle sans Fin.

Tu réparais ton poêle à naphta avec des pièces de ton hors-bord et vice versa. Quand ton moteur volait en éclats sous la pression du désir, de la faim ou de la chasse, tu refixais le tout avec un grand éclat de rire et des pièces de ton poêle portatif. C’est ce qu’on appellera, sous d’autres cieux, le recyclage du mouvement perpétuel.

Il faudrait peut-être, Eepilk, consulter les spécialistes en la matière pour connaître le processus de fabrication et le mode d’emploi. Parenthèse. Ouvrez les guillemets.

«Les Esquimaux, contrairement à ce qu’on aurait pu penser, écrit l’anthropologue, sont les plus habiles artisans de la planète.»

C’est ce qu’on n’avait cessé de répéter aux ingénieurs yanquis de la Dew Line qui, après s’être longtemps demandé quels ouvriers allemands ou japonais ils allaient importer pour construire la ligne radarisée du Haut-Arctique, avaient soudainement découvert que le territoire était peuplé d’Inouites. Et toi, Eepilk, tu avais été l’un des premiers à être embauché. Tu avais travaillé à Cape Dyer, Igloolik, Frobisher Bay, etc., sans avoir jamais voulu consentir à jouer le plus habile esquimau de je ne sais quel projet. Tu voulais aller à la chasse et, chaque été, tu quittais ton travail pour reprendre ton harpon.

Tu voulais être heureux et mobile en même temps; l’un n’allait pas sans l’autre. Ne jamais arrêter, ne jamais t’arrêter, sauf… pour repartir! Tous les fonctionnaires qui allaient assassiner, dans les années qui allaient suivre, l’esprit esquimau, le savaient très bien. Ils allaient vider de force tous les camps d’été et installer les gens dans des établissements fixes — des permanent settlements — afin que toute l’Amérique devienne un jour aussi rectangulaire que le Nord-Dakota avec, au centre, la «main street» croisant la 51e avenue. Ou, l’avenue John Fitzgerald Kennedy rencontrant le poste de Little Chicago, par 75° de latitude nord.

Merde, Eepilk! Et moi, fils de Canadiens errants de Belle-Chasse, né des entrailles mêmes du «chemin qui marche» dans un iglou à deux étages entre les marées enneigées et le nordêt, j’étais là convié à participer à cette mise en réserve sans même le savoir.

LUOS! Land Use & Occupancy Study, Étude d’utilisation et d’occupation des terres, c’était là notre mandat. Combien de phoques? Combien de cariboux? Combien de bélougas, Eepilk? Que fais-tu dans la vie, Eepilk? E-five-nine-o-two. Combien de femmes? Combien de huskies, combien de chiens, combien de rêves? Oh! pardon, je te prie de m’excuser, ce n’est pas écrit dans le formulaire.

Et combien de mers, combien d’icebergs as-tu attrapés? Décidément, ce n’était pas écrit non plus. Mais lorsque j’étais là-bas, le vieil Arkeeagok, à la question a répondu: douze huskies blancs. Blancs. Et il a ensuite voulu savoir ce que le gouvernement avait écrit sur cette grande feuille couverte de signes étranges.

«Euh, c’est que…
— Mais, comment, le gouvernement veut seulement connaître la quantité de chiens sans vouloir rien savoir de leur couleur? Je suis le seul de tous les postes à posséder douze chiens plus blancs que neige, parce que je les ai mélangés avec du loup, au plus froid de l’hiver. Si mes huskies sont plus blancs que la banquise, si mes harnais de babiche, mes gréements d’ivoire blanc et mon kométique d’os de baleine blancs sont plus blancs que l’ours le plus blanc, c’est moi qui tuerai le premier phoque et fuck gouvernement!»
— Alors, Arkeeagok, quel est ton nom? Je veux dire, tu dois bien avoir un surnom quelque part.
— L’homme-aux-douze-huskies-blancs
— Ça va, j’ai compris. Je vais l’écrire.»

*

Dear Eepilk,
Cher E5 etc.

Des visions et des images qui me reviennent. Contrairement aux autres Esquimaux, ce n’était pas à du chain-smoking que tu t’adonnais, mais au thé à la chaîne — chain-teain. Courtois et moqueur, tu offrais toujours un thé aux ours polaires que tu croisais sur le floe et tu levais toujours ta tasse à la santé des cariboux, en guise d’imitation de quelque baleinier qui avait fini ses jours dans la soute d’un orqual. «Orange-peacock-nanouk-tea , avec ou sans sucre, take it or leave it.»

Rien ne t’amusait plus que ces kadlounas qui, incapables de distinguer la glace d’eau salée de la glace d’eau douce, préparaient la concoction impériale en faisant fondre de la neige salée dans la théière du camp. Yeurk! Imbuvable. Et tu poussais un éclat de rire à faire reculer d’un autre cran la glaciation.

Histoires, Eepilk. Tu ne t’arrêtais jamais.

Tu ne t’arrêtais jamais de raconter une histoire, sauf pour en inventer une autre. Comme pour tous ceux de ton espèce — la tribu des «pas-pareils» —, on allait dire plus tard de toi que ta parole était celle du poète. Dès qu’il ouvrait la bouche, un poème en sortait pour aller aussitôt se poser sur le premier iceberg.

«Mais, comment dit-on «poète» en esquimau?», t’avait demandé un jour un explorateur bien intentionné. En esquimau, avais-tu fini par répondre, le mot poète se traduit par … euh! par le mot «esquimau». Inouk, l’homme vrai, l’homme qui chante.

Et alors, qu’est-ce que tu es devenu, exactement? Un chamane? Un angagok? Non, je suis demeuré un chasseur. Un chasseur qui harponne plein d’histoires chaque fois qu’il part en kayak. Existe-t-il chose plus merveilleuse qu’une tempête?

Une tempête de neige grésillante dont on attend la fin sous la tente-iglou portative, quand la mer est trop houleuse pour continuer le voyage et qu’il y a encore plein de nourriture en réserve. Alors, au lieu de s’évertuer à tuer le temps, on lui caresse le ventre pour mieux le faire éclater de plaisir.

Ce sourire qui attrapait toujours ton visage et illuminait ton anorak, Eepilk, quelques minutes avant le début de l’histoire. On pressentait que quelque chose allait venir. Des mots magiques, puis… un long silence turgescent. Et, tout à coup, voilà qu’une parenthèse s’ouvrait d’elle-même dans le clin-d’œil d’une éclaircie.
«J’étais parti dans mon kayak
j’avironnais doucement
au fond du fjord netsilik
j’étais pas tellement loin
parmi les derniers blocs de glace
le pétrel qui souriait sur l’eau
tournant la tête par-ci
pointant le bec par là
ne m’avait pas encore aperçu
soudain rien qu’une queue
qui godillait dans l’air
c’était pas à cause de moi
qu’il avait plongé d’un coup
il faisait si calme
qu’on entendait clapoter les mirages
le soleil bleu sur la poitrine du printemps
non c’était pas vraiment pour moi
une immense tête fusa hors de l’eau

gros phoque barbu aux grands yeux curieux
qui te regardent comme un être étrange
le phoque est dans sa peau
comme l’esquimau dans son kayak
sauf qu’il y reste pour la vie lui
alors que l’esquimau peut quitter
sa deuxième enveloppe à volonté

dis-moi gros phoque barbu
moustache bien peignée
lippe dégoulinante
si tu crois que c’est avec cet appareil
que tu vas séduire nouliadjouke
la mermaide des profondeurs
tu t’es trompé de pelisse…
gros phoque un peu baba
tu t’avances vers moi comme si j’allais t’aimer
et le sillage des loutres marines
qui veulent voir ce qui se passe
tu crois que je n’aime pas autant que toi
tu t’avances vers moi si gentiment
je n’ai pas faim du tout tu sais
mais j’ai aussi encore faim si je veux
vieil oukdjouk au cou plissé de volupté
qui te cherches une vieille oukdjouque
allez allez ne me raconte pas d’histoires…

mais pourquoi donc dis-moi
trop belle journée de printemps
pourquoi donc mon bras a-t-il refusé
de harponner oukdjouk le bienheureux
c’était si facile
pourquoi mon bras n’a-t-il rien fait

pitié ou distraction
ou parce qu’il était aussi curieux que moi
cette journée-là
et qu’il faisait trop beau
pour faire autre chose que
de se laisser dériver sous le soleil…»

*

Je laisse les guillemets repartir, à leur tour, entre les glaces.
Allons, Eepilk, tu te laisses attendrir. C’était quoi au juste ton histoire? Tu n’avais vraiment pas faim? Je ne sais pas du tout si je dois croire ta parole. Si tu te sentais trop bien pour tuer Oukdjouk, c’est que seul Oukdjouk connaît la vérité, alors. Mais, qui veut connaître la vérité, au juste? Il faut se laisser être heureux après tout, surtout avec la tempête qui reprend de plus belle. Disparu le calme qui jouait à faire des ronds sous les soleil avec les glaçons, il y a quelques regards à peine.

Une autre tempête, une autre période d’attente! Un autre moment pour être bien et non pas tant réfléchir que de se laisser réfléchir. Une bonne tempête pour se laisser transporter par le plaisir, par un ancien plaisir plus vieux encore que les premières histoires qui réapparaissent alors.

«C’était aux temps où les mots étaient des êtres vivants
aux temps des tout premiers commencements
et même un peu avant
aux temps où l’animal et l’homme
vivaient ensemble sur la terre
tout être pouvait se transformer en animal
s’il en faisait le vœu
tout animal pouvait devenir humain
s’il en exprimait le désir

quelques fois on était homme
d’autres fois on était animal
tous parlaient leur propre langue
tous entendaient la même langue

c’était aux temps où les mots étaient des êtres vivants
allant et venant à leur guise jusqu’au pays des glaces parlantes

l’esprit de l’homme était nymphé de mystérieux pouvoirs
un mot prononcé au hasard pouvait s’envoler à tire-d’ailes
et se poser sur la tête d’un autre chasseur en criant son nom

tout ce que tu cherchais à voir pouvait apparaître
il ne te suffisait qu’à prononcer le mot
qui partait aussitôt à la recherche de ton son

quelquefois c’était le mot lui-même
qui arrivait le premier pour te prononcer
pourquoi il en était ainsi
aucun esquimau n’aurait su l’expliquer
parce qu’aucun esquimau n’aurait pu se douter
qu’il aurait pu en être autrement»

C’était l’époque en effet où l’esquimau était un animal en marche qui pouvait suivre à pied, derrière ses chiens, une craque, une ouverture sur la banquise durant des dizaines et des dizaines de milles jusqu’à ce que l’espace s’amenuise pour qu’on puisse la traverser.

Et lorsque le chasseur s’arrêtait pour traquer un phoque, les mots continuaient à déambuler. Mots nouveaux, mots angulaires, de toutes formes et de toutes grandeurs; mots dansant comme des blocs glaciels sur l’écume de la débâcle; mots changeant de fourrure avec les saisons. Quelle fête! Quelle joie pour tous que de surveiller, chaque printemps, le retour des anciens mots nouveaux. Outarde, pétrel, pluvier, kildir, les grandes oies musquées, quelquefois même un mot de plus grande envergure déployait ses ailes, faisant deux ou trois fois le tour du campement avant d’aller se poser sur un caillou solitaire, histoire de se laisser apprivoiser et de donner son nom à quelque esquimau qui allait lui ressembler.

C’était l’époque où Oukpik, le grand hibou des blanches neiges, qui avait poussé directement sur un nounatak te regardait avec des yeux de moraine. Tu ne savais jamais sur quoi il méditait. Hibou-soleil, pouvoir de tous les silences. C’était l’époque, dis-je, où l’esquimau était un animal en marche. L’époque où l’homme marchait, marchait, marchait, et marchait encore à la poursuite d’un caribou.

La marche!… Comme l’appétit de l’être entre la faim et l’éternelle errance. Car quiconque n’a jamais vu un caribou déambuler sur le dos d’un esker…, quiconque n’a jamais vu un caribou qui n’avait jamais vu auparavant l’être à deux pattes qui le regarde…, celui-là ne court aucun risque de subir un coup de foudre inter-espèce.

«Caribou, caribou, je t’aime, disait Eepilk en salivant des dents.»

caribou caribou
touktou
piouyouk
mousse de caribou
pousse de caribou
toundra mobile
esker qui roule

caribou caribou
piouyouk
touktou
toujours en mouvance
sur la pointe de l’horizon
avec tes longues pattes
tes oreilles écoute-tout

caribou caribou
touktou
piouyouk
amène tes empreintes par
le raccourci de la muskègue
viens manger la cladonie
dans la paume de la vallée

caribou caribou
piouyouk
touktou
viens je t’implore
laisse-toi avancer
je suis là qui t’attend

caribou caribou
touktou
laisse-toi attraper
aide-moi à te manger
sans que j’ai à te tuer

C’était l’époque où la terre elle-même était un animal en marche changeant de nom avec les saisons. Tu te souviens de «Pallik», Eepilk? Nous avions rampé durant des minutes qui paraissaient des heures sur la mince pellicule de glace, tentant de léviter notre propre corps pour ne pas faire sombrer notre support qui se stridulait sous nos pieds. Un immense pan d’eau ouverte, là-bas, nous narguait par petites vagues. Mais, qu’est-ce donc que la mort, Eepilk? J’avais l’impression que tu en savais déjà quelque chose. Un goéland rouge passa, nous lançant son cri par à-coups quand soudain, la glace se mit à crier à son tour. Un grand frisson parcourut l’échine de la banquise. «Attention ! Attention! Nous allons caler.» Puis la glace se mit à crier encore plus fort. Une hystérie de craquements. Nous étions dépassés par la débâcle, les gouttes de pluie se changèrent en glaçons, les glaçons en maringouins, et les maringouins en gouttes de sueur.

Quelle peur, Eepilk. Tu étais plus sérieux qu’un bœuf musqué. Quand soudain on entendit prononcer nos noms. Nous étions sauvés. Les autres arrivaient à la rescousse, nous sautâmes dans l’oumiak synthétique et, une heure plus tard, la glace était partie et nous aussi.
Tu te souviens ? L’orage du Lac Nettilling? Il y a des années où le lac ne se décharge même pas au complet. Et des glaces vieilles et infirmes, de vieux icebergs éclopés et handicapés se remettent soudain en mouvement, hurlant sourdement leur existence.

Tu te souviens de l’orage ? Il y a pourtant des années où le temps ne se réchauffe même pas assez pour laisser au tonnerre le loisir de réclamer son dû. Mais, cette fois-là, la tempête laboura le fond du lac, des vagues de trente pieds se formèrent là où il n’y avait pourtant que vingt pieds de tirant d’eau, et les bouldeurs se mirent à danser une jigue géologique avec les glaces.

C’est alors que se fit entendre un grand éclat : le rire de l’Amadjouak. Ton rire chantant, Eepilk.

Eh, hé, éh, Ya-Ih!
Eh, hé, éh, Ya-Ih!

Mais, dis-moi, Eepilk. Tu n’es pas seulement ce que tu es. Ce chant des gens de l’anus-des-bois qui te vient à la bouche, ce n’était certes pas une mélopée esquimaude. Mais où avais-tu appris, au juste? Qui étais-tu donc? Un angagok?

*

C’est à mon tour maintenant de te parler et de te raconter «mes» histoires. Je vais t’appeler par tes nom et prénom. Le prénom honorable que tu as reçu en héritage des fils de l’Empire britannique et successeurs, Ltée. Nous sommes nés tous deux «british subjects», citoyens off-shore ou sujets hors-réserve. Je sais de quoi je parle.

E 5, 9 0 2

E-five-nine-o-two. Je dois le dire en anglais, bien sûr, les mathématiques, en inouttitout, se calculent en shakespeare. Et les mots magiques de la toundra ont vite fait de changer de sens dans la gueule des Polices Montées. Quand j’ai appris, pour la première fois, que chaque Esquimau avait reçu un numéro — E5-907, E9-709, etc. — E pour esquimau ou pour «Eastern Arctic»: le numéro, pour identifier la région d’origine dans je ne sais quelle taxonomie des administrations zoologiques, et le reste, comme nom de baptême octroyé par la Police Montée sans cheval du Grand Nord; quand j’ai appris cela, j’en ai frémi jusqu’aux ouïes, Eepilk. Moi qui suis de Belle-Chasse en Canada, et qui n’ai pas encore de numéro. Et la Police Montée, quel est son stigma? «Dieu est mon roi» ou «Honni soit qui mal y danse»?

Et tes gènes alors, quel numéro portent-ils dans les dossiers de l’Empire? Les techniciens sont en train, paraît-il, de mettre au point une banque génétique, pour recueillir un échantillon et conserver le sens de chaque dernier «last-indian». Es-tu à toi seul, une espèce en voie d’extinction, Eepilk? Si oui, tu as droit à déposer quelques gouttes de ta quintessence en éprouvette, avant ton départ. Et si tu survis un jour à ton destin, à l’entrée du XXIe siècle, tu auras droit alors à retrouver ta substance dans l’utérus de la sociologie galopante. Tu renaîtras un jour par transfusion anthropologique.

Au fond, je me demande si ta mère n’avait pas raison de vouloir maintenir la tradition du grand secret. [Et la mienne aussi d’ailleurs. Je te raconterai un jour tout ce qu’elle ne m’a jamais révélé.]

Et surtout, nous disait-on, à nous tous Kadlounas ou Ouiouimiut qui montions pour la première fois dans le Grand Nord… «Surtout, n’oubliez jamais que le seul voyage bien réussi est celui dont on revient vivant.» [Les nôtres, en toute confidence, s’avéraient à moitié réussis.] Telle était donc la notice laconique qu’on glissait dans tous les documents préparatoires à nos expéditions entre une photographie aérienne de la US Air Force et la carte topographique préliminaire d’une région préliminaire dont le relèvement isostasique n’avait pas encore été approuvé par la reine.

Des années plus tard, j’allais tomber sur des textes cabalistiques dans lesquels les métaphysiciens de la chose esquimaude allaient se poser très sérieusement la question qui suit: «Does the Eskimo need the Arctic or does the Arctic need the Eskimo ?» En d’autres mots, l’Arctique, laissé à lui-même, c’est-à-dire à l’État, pourrait-il survivre, c’est-à-dire continuer à exister sans les Esquimaux? Et, réciproquement, l’Esquimau pourrait-il survivre sans le gouvernement? Question… subtile, dont le renard blanc le moins averti aurait fait vitement l’analyse et le procès. Mais avant qu’on ait pu d’ailleurs répondre à quoi que ce soit, voilà que «gouvernement» était arrivé comme un cancer, une tumeur géographique cervicale qui n’allait pas être délogée de sitôt.

«La première fois que j’ai vu arriver «gouvernement», allais-tu raconter lors du bivouac de la deuxième tempête, il était accompagné d’une femme en talons hauts qui marchait sur la garnotte. Jamais n’avait-on vu apparition plus insolite : elle s’appelait «cour itinérante de justice» et venait examiner les Esquimaux coupables de crimes infâmes, d’esquimologie et d’autres méfaits dont on allait connaître la teneur. Tous essayaient de mettre la main sur «gouvernement», mais impossible: il s’agissait d’un monstre insaisissable qui changeait de forme à chaque fois qu’on allait lui mettre la main au collet.

«Gouvernement» était un bien étrange personnage. Une fois, un bateau ; une autre fois, un avion; et une autre fois encore, une grosse enveloppe brunâtre, un agent de police, un «area administrateur» ou une boîte de ration — made in Canada. Pour employer l’une des toutes premières expressions vernaculaires «anglo» apprises et répétées par toi, noble Eepilk, «what a flying shit, government!»

«Où peut-on le rencontrer? avais-tu demandé au juge itinérant sur bible et serment à la reine, qui venait de te condamner à deux jours de prison pour chasse illicite (selon la clause 3-c, paragraphe b, alinéa d des Game Ordinance Regulations). Tu étais en furie. Deux jours de prison, a-t-on idée! C’était nettement insuffisant. Il aurait fallu au moins une semaine, sinon un bon trois semaines, afin de pouvoir être envoyé dans le Sud pour purger ta peine. Mais, qui au juste était le plus coupable? Toi ou l’oiseau qui s’était laissé chasser sans autorisation de la cour de justice?

Et ce n’est pas tout. À la fin des années cinquante, les lois canadiennes règlementant les activités de chasse, de pêche de même que les allées et venues des oiseaux migrateurs et ta-ta-ta, n’avaient pas encore été adaptées à l’Arctique. Si bien que la seule période de chasse autorisée coïncidait avec un temps où les oiseaux avaient déjà quitté le paysage, depuis un bon bout de temps. Il y avait un hiatus géographique quelque part. Il fallait ou changer la loi ou changer les volatiles ou changer les Esquimaux. Après réflexions approfondies et plusieurs meetings, sans parler des crises de conscience profondes chez les hauts fonctionnaires, on décida qu’il serait plus simple de changer les Esquimaux. Après lecture, bien entendu, des propos du grand anthropologue dont je tairai le nom. Ouvrez les guillemets.

«Les Esquimaux excellent en tout ce qui touche la fabrication artisanale et constituent sans doute les plus habiles de tous les aborigènes du Canada. Les explorateurs de l’Arctique ont été renversés devant tous les articles que les Esquimaux manufacturaient. Dans le domaine de la vie sociale et des croyances religieuses, les Esquimaux se classaient, cependant, en-dessous de la plupart des tribus indiennes.
Ceux qui se rapprochaient le plus de l’idée d’officier public étaient les chamanes. Ils accomplissaient quelquefois des tours de passe-passe et des jongleries semblables à ceux des sorciers-guérisseurs ou medecine-men indiens et pratiquaient la divination en soupesant une tête ou un pied, mais leur pratique usuelle consistait à déclencher en eux une espèce de démence temporaire, une hystérie arctique, comme on appelle le phénomène. Et, sous une telle condition, à laisser s’exprimer des râlements et divagations plus ou moins incohérents que le non-initié prenait pour des oracles.
La religion des Esquimaux leur apportait très très peu de réconfort. Si l’Esquimau s’était révélé, par ailleurs, un être morose ou sans verve, on serait tenté de suggérer que c’était l’extrême dureté du climat et du combat pour la vie qui rendait leur religion si ténébreuse, mais au contraire, les Esquimaux sont apparus comme le peuple le plus enjoué et le plus riant des Amériques.
La religion des Esquimaux et leur tempérament semblent varier de façon déconcertante. Outre les performances des chamanes, le mariage était une cérémonie tout à fait spéciale conclue presque sans bénédiction. Il est vrai que le gendre avait été auparavant convié à la chasse avec ses beaux-parents, le temps de faire connaissance durant une ou deux saisons. Une partie ou l’autre pouvait dissoudre l’union à volonté et les maris allaient jusqu’à échanger leur femme pour quelque temps. Les Esquimaux considéraient l’amitié bien au-dessus de la chasteté [merci Eepilk] et entretenaient, en effet, bien peu d’estime pour cette dernière. Les couples demeuraient néanmoins unis.
Avec de bonnes politiques gouvernementales, les Esquimaux devraient plus ou moins se survivre au cours du présent siècle et, sous l’amalgamation graduelle avec les trappeurs blancs, les commerçants, les hommes de troc de la Compagnie de la baie d’Hudson, etc., ils devraient produire le dur et ingénieux cheptel humain nécessaire au développement du Grand Nord canadien pour l’éternité.»
Fin de la citation.

Voilà, en résumé (page 57, 422, etc.), les principes politiques sous-jacents à la grande épopée nordique pancanadienne. Les ardentes analyses auxquelle se livrait une telle anthropologie n’arrivaient pourtant pas à dissimuler la hantise et la peur du Nord. «N’oubliez jamais que le seul voyage bien réussi est celui dont on revient vivant…»
Je me demande quelle saine recommandation on vous servait, vous les Esquimaux, lorsqu’on vous embarquait pratiquement de force pour le grand voyage initiatique dans les brise-glace. Tu as eu la tuberculose, Eepilk, trois annnées d’hospitalisation dans le Sud t’avaient donné sinon la guérison, du moins une langue de plus : le frenchglish-tîtut. Tu avais réussi, avec le temps, à te remettre tant bien que mal et de la tuberculose et de l’hôpital. Et voilà la suite de ton histoire.

Issu d’Inoucdjouac, au Nouveau-Québec, et de Pond Inlet, en Nord-Baffin, à près de 1500 milles de distance, tu avais eu deux naissances. Et je t’ai rencontré au moment où tu tentais, seul avec huit chiens, de refaire, en rêve et à rebrousse-glace, le grand périple de ta déportation. Tu avais été de ceux qui avaient participé à la grande migration forcée des années cinquante.

Craignant, en effet, d’abandonner le Haut-Arctique aux mains des Scandinaves, des États-Yanquis, sinon des Russes, quelques hauts fonctionnaires inspirés avaient décidé de se servir des Esquimaux pour occuper stratégiquement jusqu’au pôle le territoire sis au-delà du 75°, afin d’assurer la souveraineté du «Dominion» sur ces terres-mers incertaines. Et pour remplir une mission aussi valeureuse, «gouvernement» t’avait donné un vieux fusil avec comme mandat de tirer à bout portant sur tout sous-marin, soviétique ou autre, qui pourrait émerger du pack. Ainsi, les Esquimaux allaient-ils servir de zone-tampon stratégique et de trame géodésique pour asseoir la présence militaire en Haut-Arctique.
Il n’était pas question de citoyenneté canadienne pour autant. Avant donc de «dispatcher» les Esquimaux pour un aussi long périple, il fallut d’abord les canadianiser avec un certificat de citoyenneté et une bouteille de scotch sur la coque, à peu près comme pour le lancement d’un navire. Comme les Esquimaux n’étaient pas apparemment des immigrants en terre canadienne impériale — c’était plutôt le Canada qui leur avait migré sur l’occiput —, on dut faire modifier les formulaires de naturalisation. Mais, comment «naturaliser» un «naturel»? La question fera sans doute un jour l’objet d’un doctorat, mais faute de savoir, hop! on poussa prestement les Esquimaux à bord des brise-glace. Premiers boat people avant la lettre de la grande saga panaméricaine!

Mais une fois de retour au lieu mobile de ta naissance, tu n’étais plus et ne serais jamais plus le même, Eepilk. Entre le bar de Frobisher Bay et la fermentation de chasses irrémédiablement perdues, tu avais décidé de rédiger tes mémoires, à grand renfort de cannettes de bière. Le monde avait changé, les bélougas portaient cravate et attaché-case et devaient, pour survivre, «ouncher» leur neuf-à-cinq quotidien jusque sous les ombres du soleil de minuit.

Comme tant d’autres, tu allais sombrer dans l’alcoolisme et ton histoire allait rouler sous les tables, de bière en bière, jusqu’à ce qu’on te découvre gelé, un soir de lune crépusculaire, avec toujours, cet immense sourire éclairé aux coins des lèvres : le grand rire de l’Amadjouak. Et un petit papier qui disait ceci :

«toi l’étranger aux sourcils épais
qui nous vois toujours comme un animal heureux et sans souci parce que tu viens nous visiter au cœur de l’été
au moment où tous ceux qui ont survécu font bombance
et rient au soleil de se savoir toujours dans la vie

toi l’étranger à l’esprit fébrile
qui cherches ce quelque chose avec plein de nourriture dans tes besaces
sois le bienvenu parmi nous et que personne ne te demande ce que tu viens faire ici
tu as droit à tes égarements et étonnements
et si tu restes assez longtemps
tu comprendras l’amour insensé que nous ressentons pour le manger le chanter le tambour et la danse
si tu restes assez longtemps
tu comprendras pourquoi nous frémissons devant les sentiers millénaires qui amènent le caribou
et devant le trou de glace qui fait venir le phoque respirer

toi l’étranger aux cheveux de ptarmigan ou à la tignasse d’oumigma
jamais tu ne rencontreras un seul inouk qui n’ait pas passé dans sa vie un hiver ou deux de mauvaise chasse
jamais tu ne rencontreras pourtant un seul inouk qui t’avouera se demander pourquoi
pourquoi lui a survécu alors que plusieurs allaient mourir

toi l’étranger aux yeux bleus
toi l’étranger aux yeux doubles avec tes lunettes d’approche écoute ce que je te dis

j’ai vu une fois un vieil homme affamé se faire passer lui-même de vie à trépas avec des os de phoque plein la bouche afin d’avoir plein de venaison au pays des morts

j’ai vu une fois une vieille femme affamée appâter un hameçon avec la chair flasque et desséchée de son propre bras afin d’attraper le poisson qui allait lui sauver la vie

j’ai vu une autre fois durant l’hiver de la grande famine de l’autre côté d’igloursouïte une femme donner existence à un enfant alors qu’autour d’elle tous reposaient silencieux et atterrés mourant de faim
qu’est-ce que ce bébé pourrait bien tirer de la vie
comment pourrait-il continuer alors que sa mère tombait de starvation sous la sécheresse de l’agonie

c’est alors qu’elle étrangla sa géniture laissant congeler le sang de son sang pour l’avaler quelques jours plus tard afin de rester du côté des vivants

la poudrerie se mit à diminuer soudain sur la banquise à travers le trou à respirer on vit apparaître netsik le phoque et bientôt il n’y eut plus de famine

la mère survécut mais aussitôt elle se paralysa sur place parce qu’elle avait dévoré cette partie d’elle-même qui cherchait à se retransformer en placenta pour la dévorer de l’intérieur à mesure qu’elle s’alimentait

elle mourut peu de temps après incapable de se nourrir davantage et je me refuse de la juger
nous les Esquimaux avons tous passé par le délire de la faim
comment quelqu’un qui mange jusqu’aux oreilles peut-il comprendre la folie qui nous fait vivre chanter et rire

tout ce que nous savons c’est que nous voulons tellement vivre que nous en mourons quelquefois»

Je refuse de juger à mon tour, mais qu’il me soit permis de témoigner. Qu’il me soit permis de t’offrir un dernier texte posthume, Eepilk.

«Il est un fleuve inconnu
que tous ont voulu découvrir sans jamais y arriver
et qui les nargue allègrement du haut de sa source
depuis la dunette des écritures et la grande coulée du désir

chaque fleuve découvert est un fleuve qui change ses eaux

il est un fleuve secret
qui prend sa source dans les affluents de l’invisible
et se nourrit de tous les codex et tous les pemmicans
pour se jeter ensuite aux quatre coins du firmament

chaque fleuve caché est un fleuve qui conserve ses couleurs

il est un colomb-cortez cabral-cartier égaré
pourvu de traîneaux espagnols kométiques portuguais
cottes de mailles parfumées à la française
saganaches à longs sourcils préhensiles
et qui remonte chaque jour vers sa confluence

chaque explorateur qui se perd est un fleuve qui se retrouve

il est un fleuve en liberté
qui les regarde passer depuis les tout débuts
sous le ballet-jazz des aurores boréales
et dont ils n’ont jamais perçu la moindre agitation

chaque fleuve sidéral est un fleuve qui sourit

il est un fleuve nommé chinouk
qui jaillit de l’alaska jusqu’à la terre de feu
et danse de la patagonie à la terre d’ellesmere
sautant d’isle en isle jusqu’à l’atlantide

chaque fleuve qui s’envole est un fleuve qui chante

il est un fleuve nommé amérique
il est un fleuve nommé eepilk
qui prend sa source dans son embouchure
pour disparaître en amont de toute découverte»

Adieu, Eepilk et…
longue vie à tous les angagoks.


*


NOTES
Certains des contes et des poèmes qui émaillent cette narration sont des transpositions de textes déjà publiés. J’en donne la référence ci-dessous bien que j’aie librement modifié, sinon entièrement transformé, l’esprit et la lettre de la plupart d’entre eux. Pour ma part, je suis passé par Baffin en 1963, 1964 et, à nouveau, en 1967.

J’avais fait le vœu de faire naître une femme.

Adapté d’une histoire cree racontée par Nibénégé-Sabee et rapportée par Howard Norman.

C’était aux temps où les mots étaient des êtres vivants.

Texte entièrement transformé, inspiré d’un chant esquimau de Naloungikak intitulé «Mots magiques». Recueilli par Knud Rasmussen, adapté par Edward Field et rapporté par Jerome Rothenberg dans Shaking the Pumpkin
, New York, Doubleday, 1972, p. 45.

Caribou, caribou.

D’après un chant esquimau intitulé «Mots magiques pour chasser le caribou». Recueilli par Knud Rasmussen, adapté par Edward Field, op. cit.
, p. 47.

Tout ce que nous savons c’est que nous sommes des bêtes qui voulons tellement vivre que...

Adapté de «Faim» par Samik et rapporté par Knud Rasmussen. D’autres sources s’ajoutent à cette narration ainsi que des expériences personnelles.

Il est un fleuve inconnu
. Tessimor, Paris, novembre 1991.

Jean MORISSET
Montréal / Nîmes,
octobre 1992 / juillet 1993

 



La modestie n’étant pas mon moindre défaut, je dirai pour commencer cette petite présentation de mes photographies, que je ne suis spécialiste de rien du tout. Même pas, et peut-être surtout pas, de photographie, je veux dire de la théorie photographique. Cela vaut peut-être mieux ainsi. On connaît l’histoire du mille-pattes, qui marchait très bien jusqu’au jour où il s’est demandé par quelle patte il fallait commencer. Ce que je présente aujourd’hui, ce n’est donc pas un exposé savant sur la photographie ou sur l’art. Je vais seulement m’efforcer d’ouvrir quelques pistes, qui, je l’espère, contribueront à la réflexion menée depuis un certain temps par quelques-uns d’entre nous autour de l’idée d’un art géopoétique.

Mais tout d’abord, la photographie est-elle un art? Gros débat, au sein même du monde de la photographie, et depuis longtemps. Questions, ai-je lu quelque part, dans une très sérieuse revue de photographie, «de délimitation et d’identité». Décidément, la quête de l’identité sévit dans tous les domaines, et, partout, on n’a de cesse de dresser des frontières. Et lorsque la photographie, je cite, «dérive hors de ses frontières traditionnelles», se laisse «charmer par les sirènes du faire artistique», on parle d’«emprunts» et de «compromis», et, horreur suprême, de «métissage des pratiques». Mais, comme c’est là une question qui ne me préoccupe pas beaucoup, je vais laisser ce débat à ceux qui ont envie d’en débattre et parler d’autre chose.

J’aimerais introduire ce petit exposé par ces mots que nous livre Claude Lévi-Strauss dans Tristes tropiques: «Comme Benvenuto Cellini, envers qui j’éprouve plus d’inclination que je n’en ai pour les maîtres du quattrocento, j’aime errer sur la grève délaissée par la marée et suivre aux contours d’une côte abrupte l’itinéraire qu’elle impose, en ramassant des cailloux percés, des coquillages dont l’usure a réformé la géométrie, ou des racines de roseau figurant des chimères, et me faire un musée de tous ces débris: pour un bref instant, il ne le cède en rien à ceux où l’on a assemblé des chefs-d’œuvre; ces derniers proviennent d’ailleurs d’un travail qui - pour avoir son siège dans l’esprit et non au dehors - n’est peut-être pas fondamentalement différent de celui à quoi la nature se complaît.»

Je trouve là les pistes que je veux suivre: la grève, l’œil attentif aux formes naturelles, le rapprochement de la nature et de l’art, la connivence de l’homme avec le monde.

Le titre que j’ai donné à cette petite présentation: «Art naturel ou artefact» se voulait, bien sûr, un peu provocateur. Double paradoxe: art associé à nature, et même, peut-être, photographie comme artefact. Deux lectures également de cette question. L’une, théorique: la photographie, telle que je la pratique, est-elle enregistrement pur et simple du réel, ou œuvre en soi? L’autre, d’ordre plus pratique et par laquelle je commencerai, car elle va me permettre de me présenter devant ceux qui ne connaissent pas mon travail: mes photographies sont-elles, comme me le demandent de nombreuses personnes, des clichés purs et simples d’une image rencontrée ou y a-t-il intervention de ma part, fabrication, soit en amont de la prise de vue, par quelque dessin tracé sur le sol, quelque «amélioration», soit au moment même de la prise de vue, par l’utilisation de filtres, soit en aval, par telle ou telle manipulation au laboratoire?


Un jour, lors d’une de mes expositions, quelqu’un m’a dit en avoir fait trois fois le tour, chaque fois avec un regard différent. Tout d’abord, il avait conclu que les photos avaient été fortement travaillées au tirage. Après en avoir posé la question à l’ami qui nous avait accueillies, moi et mes photos, dans son laboratoire, il apprit qu’il n’en était rien. Il a donc fait un deuxième tour, en se disant, cette fois, que j’avais dû adroitement travailler le sable, dessiner et photographier le tout avec force filtres colorants. Il vint alors à moi pour me féliciter sur mes talents d’artiste sur sable et, accessoirement, de photographe. Je lui ai alors précisé que je n’avais strictement rien fait, surtout pas, que je m’étais simplement contentée de cadrer, très vite souvent, car je photographie fréquemment les formes laissées par les vagues pendant le court moment de leur reflux, et d’appuyer sur mon déclencheur. Fortement surpris, il a alors fait un troisième tour de salle et m’a déclaré que ce nouveau regard surpassait tous les autres. Il était enthousiaste.

Mais revenons aux questions plus théoriques.

Parler d’art naturel est évidemment une contradiction dans les termes. Roger Caillois, on le sait, grand amoureux des choses du monde, s’est plu à la cultiver. «J’ose avancer que les dessins et les teintes des ailes des papillons constituent leur peinture», déclare-t-il dans Méduse et Cie (1) Il avoue avoir conscience de «commettre un flagrant abus de langage», car, ajoute-t-il, «en elles, il y a dessin, mais non dessein.» Mais il revient sur le problème un peu plus loin pour demander: «Convient-il de parler d’art? Au sens humain du terme, certainement pas.» Mais, dans un autre sens… oui. Ailleurs, parlant des pierres: «Je préfère leurs dessins aux peintures des peintres, dit-il, leurs formes aux sculptures des sculpteurs, tant elles me paraissent les œuvres d’un artiste moins méritant mais plus infaillible qu’eux». Et parlant des peintres contemporains, il déclare qu’ils «se sont engagés dans une voie où il ne se peut pas qu’ils ne se trouvent pas tôt ou tard confrontés à la plus redoutable concurrence: celle de la nature elle-même.» On pourrait aussi citer Bossuet: «Il y a tant d’art dans la nature que l’art même ne consiste qu’à la bien entendre.» Et la liste pourrait s’allonger. «Œuvre d’art, œuvre de nature, la tentation s’offre de dériver vers la conviction d’un “art de la nature”», dit plus prudemment Yves Le Fur dans un catalogue accompagnant une exposition du musée Dapper (2), mais il ajoute aussitôt que l’on aurait du mal à justifier cette conviction sans recourir à quelque prise de position métaphysique. On connaît, ou on peut imaginer, toutes les critiques, je dirais même les anathèmes, qu’une telle position, si éloignée de la pensée ambiante (il n’existe pas de beauté naturelle, mais seulement des attitudes culturelles face à la nature), peut soulever. Notre civilisation a mis l’homme au centre du monde et au-dessus du reste de «la création» et entend bien l’y maintenir. Alain Roger (3), à la suite de Lalo et de quelques autres, soutient, lui, que la nature est «morte (sic), muette, anesthésiée, en dépit de son exubérance», qu’elle a besoin d’être «artialisée» (c’est l’art et lui seul qui façonne notre regard, nous fournit un jugement esthétique) pour que naisse en nous un quelconque sentiment de la nature, esthétique s’entend. Il s’en prend tout particulièrement à Caillois, et dénonce son naturalisme (un naturalisme «qui n’a guère pour lui que les sarcasmes du bon sens», dit-il), et le prend en défaut avec des arguments, il est vrai, assez convaincants, car Caillois, du moins dans certains de ses textes, ne s’est pas fait faute de faire largement appel à l’art dans ses descriptions des pierres. Beaucoup trop, d’ailleurs, à mon goût.

Mais Caillois, comme tous les esprits féconds, n’a pas de voie unique, et, s’il est vrai que la nature vient avant l’homme, et que, selon lui, l’homme «prolonge la nature», l’important, c’est la convergence: «les mêmes structures produisent ici le décor, ailleurs le pouvoir de l’apprécier». L’homme n’imite pas la nature, il «accomplit, mais autrement, la même tâche».


Quant au sentiment esthétique de la nature, lorsque, à l’appui de sa thèse, Roger cite Lalo parlant de «la beauté anesthétique de la nature», qu’il commente comme cette «sensation de bien-être que nous éprouvons parfois au sein de la nature, mais qui n’a rien de proprement esthétique», et Cassirer: «Je peux traverser un paysage et être sensible à ses charmes. Je peux jouir de la clémence de l’air, de la fraîcheur des prairies, de la diversité et de la gaieté des coloris, du parfum des fleurs. Mais ma disposition d’esprit peut alors connaître un changement soudain. Dès lors je vois le paysage avec un regard d’artiste. Je commence à en former un tableau». On peut se demander si l’esthétique, du moins cette esthétique-là, est finalement bien indispensable. Et puis, qui sera surpris d’apprendre, sous la plume d’A. Dauzat, toujours cité par Roger, que : « Ces associations d’idées (l’évocation d’un tableau devant tel ou tel paysage), ces chocs en retour de la civilisation sur la nature et sur les sensations qu’elle nous procure, vont en s’accroissant avec l’intensité de la vie urbaine » ?

 

Revenons à Caillois : « Je ne suis pas loin d’estimer superflu jusqu’au terme de beauté : il n’y a que signes d’intelligence entre êtres de même famille… » Il parle d’ailleurs de moins en moins de beauté dans ses derniers livres. Je peux me tromper, mais je ne crois pas avoir vu le mot une seule fois dans son livre posthume, Le champ des signes : Récurrences dérobées (4) dans lequel il poursuit plus loin encore sa thèse de la connivence. Et contrairement aux esprits urbanisés que je viens d’évoquer, je vois en Caillois un homme qui, dès son enfance, a établi une intime communication avec la nature. C’est ce rapport intime avec le monde que l’on peut opposer à la thèse de Roger.


Henry Moore nous livre ces réflexions (5) qui témoignent de l’enrichissement que nous apporte le contact avec le réel: «Parfois je suis allé plusieurs années de suite à la même plage. Mais chaque année une nouvelle forme de galets attirait mon attention, forme que je n’avais guère vue auparavant quoiqu’elle fût présente par centaines. Parmi les millions de galets que je rencontre en marchant sur la plage, mes yeux choisissent de ne voir que ceux qui correspondent à mes intérêts formels du moment. Il se passe tout autre chose si je m’assieds et en examine une poignée un à un. Alors je peux étendre mon expérience formelle en donnant à mon esprit le temps de devenir sensible à une autre forme.» Ici, ce n’est plus l’esprit qui impose ses formes à la nature, mais bien le contraire. On pourrait sans peine multiplier les exemples.

Mais plutôt que d’opposer ces deux thèses, ne pourrait-t-on pas y voir plutôt les deux pôles d’une dialectique, et penser que l’esprit puisse être tour à tour influencé, configuré, plus ou moins consciemment, par les formes de la nature(6) et celles de l’art? Et ne pourrait-on pas aller plus loin encore? À la recherche de cet autre rapport entre l’esprit et la nature, l’art et la nature, plus profond, plus troublant, de cette convergence qui intriguait Caillois, et qu’il a sans doute été le premier à désigner comme la connivence entre l’homme et la nature ? (Là, il n’y a plus de critiques de la part de nos esprits rationalistes, seulement des haussements d’épaule.) C’est ce rapport qui me préoccupe depuis longtemps et qui est à la base même de ma recherche photographique.

J’ai dit que ma pratique photographique consistait à enregistrer purement et simplement ce que je trouve, je veux dire sans artifice autre que la nécessaire médiation d’une optique (le plus souvent, celle que l’on dit être la plus proche de la vision humaine, le 50 mm) et la chimie minimale qui intervient dans le développement et le tirage du film sensible. Est-ce que je ne fais donc qu’enregistrer des formes (les «œuvres» de la nature), ou s’agit-il d’autre chose? Est-ce une simple reproduction, un simple reflet d’un morceau de nature, ou un artefact, une œuvre humaine à part entière ?

L’intérêt pour les objets naturels ne date pas d’hier. On en constate la présence dans les fouilles préhistoriques, et il est intéressant de noter que la sensibilité aux formes pour elles-mêmes (ammonites, cristaux, formes étranges) a précédé la collecte d’objets plus figuratifs. Et j’ose croire que, lorsque aujourd’hui nous nous penchons pour ramasser un galet ou un débris de bois flotté ou de racine sur un rivage, nous obéissons à la même motivation que l’homme préhistorique, notre intérêt soudain éveillé par une forme remarquable, insolite au milieu de ce qui l’entoure, par sa différence, son harmonie, sa perfection, ou même encore sa grotesquerie, et que le geste de ramassage, geste d’appropriation, de détournement, est déjà un geste esthétique, mieux même, peut-être un geste créateur.

L’homme, dit Caillois (encore lui, je ne le lâcherai pas de sitôt) «a plusieurs fois pressenti que n’importe quel objet pouvait devenir œuvre d’art par le seul fait qu’il le déclarait tel, c’est-à-dire qu’il le choisissait, qu’il l’isolait, qu’il l’encadrait et éventuellement le signait […]». On sait qu’il pense, entre autres, aux pierres de rêve (ces «tableaux de la nature», comme il les appelle), ces plaques de marbre que les Chinois découpaient, polissaient, encadraient et signaient (y ajoutant souvent un court poème) et considéraient comme de véritables œuvres d’art, au même titre que les peintures. Déjà, on s’est acheminé plus loin que la simple collecte avec mise en valeur évoquée plus haut. Il y a eu sélection, travail même (le découpage, le polissage), et intégration dans un ensemble cohérent, dans un contexte culturel. Aussi différente que puisse être une pierre d’une photographie, les «pierres de rêve» offrent la plus étroite analogie que je puisse trouver avec mes photographies. J’y reviendrai.

Et puis il y a Duchamp…

Je me souviens d’un jour, dans l’île de la Dominique, aux Antilles, où Serge Goudin-Thébia, grand écumeur de rivages, avait rapporté deux magnifiques blocs de rocher, et, les ayant disposés l’un sur l’autre, me dit: «Regarde. Que veut-on de mieux? Ça, c’est de l’art. Il va falloir revoir Duchamp.» Propos auxquels,indépendamment, Georges Amar fait écho lorsque, dans un très bel article (7), il propose (pensant à Cézanne qui voulait «refaire Poussin sur Nature») de «refaire Duchamp sur Nature», c’est-à-dire d’«élargir» l’action de Duchamp, de «poser le monde comme ready-made. Opposant l’action créative humaine au ready-made, Amar distingue deux grands types d’opérations: «celles qui consistent en l’application d’une force, celles qui consistent en une modification de contexte. Les premières conduisent à une création de forme, les secondes à une création de signification. Les premières produisent des transformations, les secondes des apparitions. Car on ne voit vraiment les choses que lorsque, tout en demeurant elles-mêmes, elles prennent une nouvelle signification.» Je ne peux m’empêcher de voir dans ces lignes une merveilleuse apologie de la photographie. Car, quelle technique, autre que la photographie, ne crée aucune forme matérielle, n’opère aucune transformation, permet aux choses de demeurer elles-mêmes, en leur propre lieu, mais, en prélevant, sans aucune interférence, son matériau utile, accomplit une «modification de contexte»? Seul opère le regard qui choisit, isole, donne sens, produit «l’apparition». Et lorsqu’un peu plus loin dans le même texte, Amar propose «moins de créer que d’apprendre à lire les tropes et la syntaxe d’un langage physique à même l’apparence des choses», il me semble lire là une description exacte de ce que je fais lorsque je me promène sur les rivages, l’œil aux aguets, à une nuance près, c’est que je dirais que le langage qui m’intéresse n’est pas seulement physique, que c’est un langage commun, un langage à deux voix, le monde, comme j’aime à le dire, fournissant les mots, et moi la syntaxe.

C’est exactement ce que je trouve dans les pierres de rêve.

Pourquoi cette fascination pour des objets naturels qui précisément nous donnent l’illusion d’avoir été façonnés par une main humaine? Je répondrai pour ma part, que c’est peut-être parce que j’y vois le point de rencontre entre l’homme et la matière, l’humain et le non humain.

D’ailleurs, pour les Chinois, le fait qu’elles n’aient pas été créées par la main humaine n’avait certainement aucune importance. Pendant des siècles, ils ont peint des paysages, représenté le monde. Représenté? Pas exactement. Car l’homme est partie intégrante de l’univers et s’efforce, par la méditation, mais aussi par la peinture, de rester en étroite communion avec lui. En peignant, il recrée le monde: «L’activité du peintre n’est pas d’imiter le donné divers de la Création, mais de reproduire l’acte même par lequel la Nature crée. La création picturale est un processus identique à celui de la création de l’Univers», nous dit Ryckmans (8). Et le paysage peint représente le cosmos tout entier. Pour réaliser une bonne peinture, pour que les souffles vitaux y circulent, le peintre doit trouver les lignes internes, les lignes de force, l’élan général du paysage, mais, nous dit un auteur du XVIIIe siècle cité par Ryckmans: «… il ne faut pas qu’il les exprime entièrement, il doit faire participer l’esprit à la forme et laisser à deviner certains éléments sous-entendus.» Ce qui explique le caractère elliptique, fragmentaire, suggestif, virtuel même de la peinture chinoise, l’artiste cultivant, dit François Cheng, «l’art de ne pas tout montrer, afin de maintenir vivant le souffle et intact le mystère (9).» «Que le tout soit prolongé par l’esprit», disait Pu Yen-t’u, ceci s’appliquant aussi bien au schématisme du trait qu’au vide dans la composition.

Dans les plaques de marbre, auxquelles ils donnaient souvent la forme d’un disque, symbole de l’univers, les Chinois retrouvaient les traces des forces telluriques, et celles-ci composaient des paysages qui en faisaient l’équivalent de leur art. Les pierres de rêve leur présentaient, non pas des formes naïvement ressemblantes, mais les lignes de force même d’un paysage tel qu’ils cherchaient à le représenter eux-mêmes, avec, bien entendu, poussé à l’extrême: le schématisme, l’allusion, l’ellipse, le vide. Les artistes Ming et Qing héritiers des peintres Yuan, nous dit encore Ryckmans, «ont cultivé délibérément une sorte d’irrésolution aristocratique, de détachement lointain pour laisser place à cette part d’imprévisible et d’accidentel dont l’esprit, dans son libre vagabondage, fait ses plus rares délices.» On comprendra pourquoi les pierres de rêve sont aussi parfois nommées «pierres de voyage»…

Un beau jour, j’ai vu dans le sable une peinture chinoise. Et j’ai eu envie de les photographier. Flagrant délit d’«artialisation», j’en conviens. Mais je préciserai que cette artialisation-là, au moins, ne me coupe pas du monde. Par la suite, suivant peut-être en cela l’exemple des pierres de rêve, je me suis, avec le temps, orientée vers des formes de plus en plus épurées, de plus en plus «abstraites». Je pense à Klee voulant «remonter du modèle à la matrice»…

Dans un intéressant petit ouvrage(10) qui rend compte d’un colloque avec des artistes et des scientifiques par l’Institut de pathologie cellulaire sous la direction de Jacques-Louis Binet, je lis, sous la plume de Jacques Mandelbrojt, peintre et physicien, ou l’inverse, que l’art abstrait est «l’expression de la structuration intérieure du peintre, […] un autoportrait intérieur» Et un peu plus loin, Jean-Claude Pecker, peintre et astronome, ou l’inverse, nous dit que, pour le peintre, «il s’agit de résoudre la réalité à ses structures essentielles», l’abstraction, elle, «se limitant aux structures, plus permanentes peut-être». L’art abstrait, expression des structures mentales de l’artiste, ou exploration des structures du réel? Là encore, ils ont sans doute tous les deux raison. C’est exactement ce que pense René Huygue, dont le colloque en question avait pris le livre Formes et Forces comme base de discussions. Huyghe nous parle de «cette sorte de connivence entre les formes conçues par l’esprit et celles qui expliquent l’organisation de la nature», d’un «accord fondamental entre les formes requises par la pensée et les formes offertes par la réalité (11)».

À la recherche, en quelque sorte, des formes essentielles, j’ai l’impression, en ce qui me concerne, de trouver exactement ce que je désire voir dans les formes que je rencontre dans la nature. C’est elle qui me fournit les formes qu’il me faut. Collaboration, co-élaboration? «Naturel, dirait Caillois, “pareille rencontre n’est pas illusion. Elle témoigne que le tissu de l’univers est continu”…»

Ce « tissu de l’univers » est, à mon sens, le véritable contexte de l’art géopoétique.

Marie-Claude WHITE


(1) Méduse et Cie, Paris, Gallimard, 1960. Toutes les citations de Caillois sont issues de cet ouvrage.
(2) Résonances, Paris, Éd. Dapper, 1990.
(3) Voir son livre, Nus et Paysages, Essai sur la fonction de l’art, Paris, Aubier Montaigne, 1978, d’où sont extraites toutes les citations de Roger.
(4) Le Champ des signes : Récurrences dérobées, Paris, Hermann, 1978.
(5) Citées par Jacques MANDELBROJT dans Cahiers Art et Science, n°1, Bordeaux, Éditions Confluences, 1994.
(6) Cf. DEHAYE, Diogène, n° 140, 1987 : « L’esprit de l’homme est imprégné du vocabulaire de ces formes naturelles et il y fait référence même quand il le veut le moins. »
(7) Cahiers de Géopoétique n° 4, Trébeurden, Institut international de Géopoétique, 1994.
(8) Citations extraites de Les « Propos sur la peinture » de Shitao, Bruxelles, Institut belge des Hautes Études chinoises, 1970.
(9) Vide et plein, Paris, Seuil, 1979.
(10) La création vagabonde, Paris, Hermann, coll. Savoir, 1986.
(11) Formes et forces, Paris, Flammarion, 1971.

 



C’est à une espèce de dérive intercontinentale et intellectuelle que je vous invite, où il sera question de géopoétique et de culture et au cours de laquelle nous aborderons, j’espère, à quelques îles intéressantes, pour y esquisser les contours, non d’un nouveau «Nouveau Monde», mais, peut-être, d’un nouveau texte (éventuellement contexte) mondial.



1. LA CRISE CULTURELLE

Commençons par une certaine conscience historique et par le sens général d’une crise de la culture que tout le monde ressent à des degrés divers, selon des tonalités différentes.

On se souviendra, dans un premier temps, des deux lettres sur La Crise de l’esprit écrites par Paul Valéry et qui parurent, en anglais, en 1919, avant de paraître en français cinq ans plus tard:

«Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles… Nous avons entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins, descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées, avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques… Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire. Élam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie… ce seraient aussi de beaux noms… Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde.»

Les signes de la crise évoquée par Valéry (le «dernier Atlante», comme il se décrivait avec humour) sont partout, l’un des plus évidents étant la tentative de la camoufler, que celle-ci prenne la forme du grand discours pseudo-culturel spectaculaire, ou celle d’une pléthore de «créations» ou d’«événements» superficiels, sinon dérisoires.



2. LA CHUTE D’UN EMPIRE

Puisque, dans le cadre de ces rencontres, l’Amérique est notre référence, sans être aucunement notre destination, parlons plus précisément d’elle. Non pour nous exciter sur les élections présidentielles (qui est le thème bruyant de l’actualité au moment où j’écris ces lignes), mais pour essayer de percevoir le contexte américain à un niveau plus profond. Pour ce faire, tournons-nous, non pas vers les politologues ou les sociologues, mais vers les poètes.

Pensons à Robinson Jeffers, installé sur la côte californienne, au bout de l’Amérique, qui ne cesse d’exprimer son dégoût de ces États-Unis qui «s’épaississent en empire», et qui finit par leur tourner le dos, le regard plongé dans l’océan Pacifique.

Pensons à Allen Ginsberg qui, lui, vit l’érosion de cet empire, et qui hurle son désespoir dans La Chute de l’Amérique (The Fall of America, poems of these States 1965-1971):

Brume couleur de merde qui s’épaissit sur Baltimore
où le monde de Poe a touché à sa fin — fumée rouge,
Eau noire, nuages sulfureux sur Sparrows Point
Océan gorgé de rouille, marée d’ordures
déferlant vers la côte

Le dernier mot à peu près cohérent de Ginsberg concerne son rêve d’un monde qui existerait, peut-être, dans mille ans, un monde vivant les rythmes de la terre, «sans automobiles», avec «des arbres partout», où l’on écouterait des «épopées en langues archaïques» et des «histoires d’îles».

Près de Ginsberg, pour ce qui est du hurlement psycho-pathologique, il y a Robert Lowell qui, dans un essai de 1953, déclare: «Seuls les atomes fissurés qui ont détruit Hiroshima et Nagasaki peuvent construire notre nouvelle Atlantide.» Toutes les unités étant polluées, corrompues, c’est par une plongée dans la fragmentation, dans l’atomisation que l’on pourra voir se dessiner, peut-être, un nouveau «continent».

Pensons à Hart Crane, celui qui, après Whitman et Melville, a sans doute porté le plus loin, non pas le «rêve américain» socio-économique, mais l’élan américain mytho-poétique. Après avoir chanté, dans un délire rhapsodique et avec des extases platoniciennes, le pont de Brooklyn (merveille de la technique moderne, mais surtout, pour Crane, symbole d’un lien entre l’ancien et le nouveau), après avoir évoqué la navigation et la vision de Colomb, la culture amérindienne, les chemineaux errant d’État en État, conscients du «vaste corps de l’Amérique», l’épopée américaine moderne de Crane, Le Pont (The Bridge), aboutit dans un bar de South Street, où un matelot, ancien baleinier qui a connu l’Arctique, le Panama et le Yucatan et qui est conscient des «frontières de l’esprit», écoute une chanson, Atlantis Rose (Rose de l’Atlantide), dans un jukebox, tout en se disant que «l’étoile flotte en brûlant dans un golfe de larmes». Le poème a beau se poursuivre et se terminer dans un péan très élaboré à l’Atlantide idéale, on n’y croit plus. Et Crane lui-même n’y croit plus. Dans son dernier livre, situé, non plus sur le continent américain, mais sur la mer des Caraïbes (Key West: an Island Sheaf) il déclare: «Laissez-nous tranquilles, idoles futuristes» (Leave us, you idols of Futurity — alone), et si le grand buveur de Bacardi qu’il est devenu parle encore des États-Unis, c’est pour dire que sa «foi envers quelque chose de lointain» est maintenant bien éteinte. Ne reste que «l’eau, et un peu de vent».

Nous sommes arrivés à une limite littorale, où il est question d’une fin de civilisation, d’isolement et d’îles, et, vaguement, d’Atlantide. La huitième et dernière section du Pont de Hart Crane, qui porte en épigraphe cette phrase de Platon: «La musique est la connaissance de ce qui, dans l’harmonie et dans le système, a trait à l’amour», s’intitule, justement, Atlantide.

Avant de poursuivre notre pérégrination insulaire, il semble donc opportun de reprendre le célèbre mythe platonicien, peut-être le plus grand mythe de l’Occident.



3. L’ATLANTIDE ARCHETYPALE

Toute civilisation a besoin de son atopie. Celle-ci peut se situer soit dans le temps, soit dans l’espace — ou dans les deux. La bureaucratie céleste chinoise a besoin de son île taoïste, où poussent les champignons de la longévité. En Occident, l’atopie tend à l’utopie, c’est-à-dire au modèle mytho-politique. C’est bien le cas chez Platon, notamment dans le Timée, et dans le Critias (sous-titre: Atlantikôs), qui font suite à La République.

Timée, philosophe pythagoricien, doit faire devant ses amis un exposé sur la cosmologie, mais avant de s’y lancer, il raconte une histoire. Cette histoire remonte à Solon, un des Sept Sages, qui en avait parlé à Dropide, arrière-grand-père de Timée, qui, de son côté, en avait touché deux mots à Critias, son grand-père, homme politique faisant partie du groupe oligarchique des Trente. Au cours d’un voyage en Égypte, Solon s’était entretenu avec un prêtre de la ville de Saïs, dans le delta du Nil. Celui-ci lui avait dit que les Grecs étaient des enfants, «toujours jeunes dans l’âme», qui n’avaient aucune mémoire, «aucun savoir blanchi par le temps». Savaient-ils seulement que la divinité fondatrice de Saïs, Neith, était la même que celle d’Athènes, Athéna? Se rendaient-ils compte qu’Athènes était en fait plus ancienne que l’Égypte, puisque le peuplement de leur région remontait à un peu de sperme qu’Héphaïstos avait laissé tomber sur Gé, la terre? Étaient-ils au courant du fait que l’histoire procédait par cycles, dont chacun se terminait par un cataclysme qui laissait peu de traces?

Il y a neuf mille ans, par exemple, une grande puissance maritime, un «empire vaste et merveilleux», situé sur une immense île («plus grande que l’Asie et la Libye réunies») à l’ouest des colonnes d’Hercule (une île par laquelle on peut atteindre d’autres îles, et enfin le continent «situé en face»), avait lancé une offensive contre Athènes, dans le but d’agrandir son pouvoir, qui s’étendait déjà jusqu’en Égypte et en Tyrrhénie. Athènes avait résisté, avec succès, mais ce qui porta le coup fatal à l’Atlantide, île fertile et immensément riche, ce ne fut pas l’armée greque, mais un tremblement de terre et un déluge qui, tout en engloutissant l’armée athénienne, avait fait disparaître l’île entière sous la mer: «De là vient que, de nos jours, la mer reste impraticable et inexplorable en cet endroit-là, encombrée qu’elle est par la boue que, juste sous la surface de l’eau, l’île a déposée en s’abîmant…»

On peut ne lire dans cette fable qu’une petite leçon politique. Platon n’aimait pas l’Athènes dans laquelle il vivait. Elle ressemblait trop à l’Atlantide décadente qu’il imaginait. Le Pirée en particulier, avec son commerce et son bruit, lui semblait un lieu de perdition, et le début de la fin. Il était urgent pour lui de garder une image de la belle et bonne communauté, de maintenir vivant le paradigme de la Cité telle qu’il la souhaitait. Ce fut le but de La République. Mais pourquoi se met-il à inventer un mythe, lui qui, dans La République justement, déclare: «Nous ne sommes pas poètes, mais fondateurs d’État. Il nous appartient de connaître les modèles, non de composer des mythes.» C’est lui qui, le premier, avait voulu faire une nette distinction entre muthos et logos. Que se passe-t-il donc dans l’esprit de Platon? La pensée mythique est-elle en train de prendre sa revanche? On pourrait dire qu’il s’agit là d’un moment de fatigue, sinon de désespoir, peut-être le recours à des procédés surannés, sympathiques mais infantiles. Platon désespérait d’Athènes, désespérait de La République, désespérait de sa théorie: on se souvient de l’évocation de la plaine sinistre de Léthé, à la fin de La République, et on lit dans le Timée que du territoire de l’Attique, victime d’une érosion due à la déforestation, ne reste plus que «le squelette d’un homme malade». C’est quand les chemins sont bloqués, quand tout semble perdu, que l’on songe à l’ailleurs, que l’on se plonge dans le rêve et la nostalgie. Et l’Atlantide, à la fois modèle (à ses débuts — comme l’archaïque Athènes) et anti-modèle (à sa fin — comme l’Athènes contemporaine de Platon) est avant tout l’ailleurs.

Mais il se peut qu’il y ait dans l’esprit de Platon autre chose. Quelque chose qui ait trait à la fois à la poétique et à la géographie.

Je vais pousser un peu plus loin dans ce sens.



4. DU MYTHE AU MOUVEMENT

Il est dit dans le Timée que si Solon, retour d’Égypte, fort de l’information reçue à Saïs, avait réalisé son dessein d’écrire un poème, il serait devenu «un poète plus grand qu’Hésiode ou qu’Homère». On peut se demander si, dans la tête de Platon, n’émerge pas, vaguement, la notion d’une autre poétique. Plus dégagée du mythe, plus près de la connaissance, sans être ouvertement philosophique ou lourdement didactique, et se passant, presque malgré lui, dans un espace plus grand que l’espace politique établi.

Que Platon soit nourri de poésie, c’est certain. Son Atlantide ressemble à la fois à «l’île de la fille d’Atlas, aux confins du monde» et au jardin des Hespérides, filles de la Nuit, dont parle Hésiode, et à l’île de Phéacie dans l’Odyssée. Il était au courant aussi des «choses de l’Asie» — la cité de l’Atlantide ressemble beaucoup à la Babylone d’Hérodote, peut-être aux villes phéniciennes de Tyr et de Sidon. Et il me plaît aussi d’imaginer qu’il était un peu au courant de ce que l’on pourrait appeler l’autre Méditerranée: celle des Peuples de la Mer (ceux que les Égyptiens appelaient Akaiwasha, Danuna, Shardana…), celle de l’expansion phénicienne, des rivages sahariens, celle des côtes italiennes, ibériques, gauloises, celle des temples de Malte, des nourraghes (tours d’observation) de Sardaigne et des Baléares, celle des mégalithes de l’Espagne méridionale, celle qui est plus ancienne que la Méditerranée mycénienne, plus ancienne que l’Égypte.

Je suis en train d’inventer un Platon géopoéticien…

Pour rester plus près du Timée et du Critias, on a pu voir dans l’engloutissement de l’Atlantide une référence (souvenir collectif, information ?) à la disparition brutale au XVe av. J.-C., due à une éruption volcanique suivie d’un raz-de-marée, de la civilisation de la Crète minoenne. Et les «ouï-dire» géographiques s’étendent plus loin à l’ouest de la Méditerranée, et jusque dans l’Atlantique. La description des traces laissées par l’engloutissement de l’Atlantide n’évoque-t-elle pas la mer des Sargasses? Qui sait quelles rumeurs de navigations lointaines parcouraient les vagues et les ports de la Méditerranée? Tout porte à croire que des marins méditerranéens (Crétois de l’âge du bronze, Phéniciens, Mycéniens) avaient eu vent de ce qui se passait dans la mer Extérieure, la mer des Ténèbres, et dans la partie nord-ouest de cette mer (Théopompus de Chios parle d’une traversée «hyperboréenne»), notamment du côté des îles Britanniques. La disparition sous la mer de l’Atlantide pourrait être une réminiscence de l’affaissement de terres comme le Dogger Bank. Quand Plutarque parle d’un «culte de Cronos», quand Hécate d’Abdère évoque un énorme «temple d’Apollon» sur les îles des Hyperboréens, on pense à Stonehenge. Plutarque avait sûrement des informateurs celto-britanniques, et il est fort possible que, bien avant lui, des rumeurs de voyages lointains à partir des îles de l’Ouest, soit par la route du nord (Orcades, Shetlands, Féroés, Islande, Groënland), soit par la route du sud (Açores, Canaries) aient atteint la Méditerranée. Personne ne sait très bien jusqu’où est allé le moine-navigateur Brandan, et d’autres de son espèce: quand les premiers portulans commencent à paraître, l’«île de Saint Brandan» flotte à peu près partout, depuis les Açores jusqu’à la côte méridionale de l’Amérique. Dans son De imagine mundi (1130), Honorarius d’Autun parle de l’île Perdue: «Il y a quelque part dans l’océan une île nommée Perdita. Elle dépasse en charme et en fertilité toutes les autres terres, mais elle est inconnue des hommes. De temps en temps, on peut tomber sur elle par hasard. Mais si on la cherche, on ne la trouve pas, c’est pour cela qu’on l’appelle l’île Perdue. On dit que c’est dans cette île qu’aborda Brandan.»

C’est ainsi que naissent Brazil, Antillia — et l’Amérique.

Mon but n’est pas seulement de faire des tracés géographiques, c’est de garder la notion d’îlots de pensée, d’un archipel mental. Dans ses Adventures of Ideas, Alfred North Whitehead évoque la découverte des côtes: celle de la mer Noire, celles de la Méditerranée de l’Ouest, celle de l’Atlantique, celles de l’Égypte, de l’Inde et de la Chine, en insistant sur l’importance qu’avait cette navigation côtière pour l’éveil et pour le développement de la pensée. En parlant d’îles, sans perdre jamais le mouvement et l’émotion, je voudrais garder cette aura platonico-atlantique, poético-intellectuelle.

C’est pour cela qu’au lieu de chercher l’Atlantide sous l’Atlantique Nord, ou sous les sables du Sahara, je me tourne maintenant vers La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon, qui date de 1624.



5. DU MOUVEMENT A LA METHODE

«Nous quittâmes le Pérou (où nous étions restés pendant une année entière) et fîmes voile vers la Chine et le Japon, par les Mers du Sud […]. Nous eûmes des vents d’est favorables […] pendant cinq mois ou plus. Puis le vent tourna, et s’établit à l’ouest pendant des jours et des jours, si bien que nous ne pouvions pour ainsi dire pas avancer, et que nous fûmes parfois sur le point de faire demi-tour. Des vents violents et forts se levèrent ensuite, soufflant du sud-sud-est; ils nous jetèrent au nord, malgré tous les efforts que nous déployions; nos vivres se mirent alors à manquer, bien que nous les eussions ménagés. En sorte que, nous trouvant au beau milieu de la plus grande désolation marine qui soit au monde, sans vivres, nous nous considérions comme des hommes perdus […]. Or il advint que le lendemain, vers le soir, à la distance d’un kenning (c’est-à-dire à vingt milles marins), nous vîmes, en direction du nord, comme d’épais nuages, ce qui nous donna quelque espoir de trouver une terre, car nous savions que cette partie des mers du Sud était encore inconnue, et pouvait donc bien receler des îles ou des continents qui n’avaient pas encore été découverts(1).»

La Nouvelle Atlantide est un peu le testament de celui qui, dans une lettre de 1592 à Lord Burleigh, déclara que, s’il n’avait jamais eu de grandes ambitions civiques, il avait toujours envisagé «de vastes fins contemplatives» et qu’il avait «pris pour province tout le savoir humain». Dégoûté, très jeune encore, par la discussion scolastique abstraite et, plus tard, par l’expérimentation aveugle, agacé par le système d’éducation en cours: «une succession de maîtres et d’élèves, où un problème reste un problème, une réponse, une réponse», et devant le réseau de recherches en place: «Quand tous les hommes, dans tous les âges, se seraient réunis, le genre humain tout entier s’adonnant à la philosophie, et tout le globe se couvrant d’académies, de collèges, d’écoles, de sociétés de savants, néanmoins, sans une histoire naturelle comme celle que nous prescrivons ici, la philosophie et les sciences ne feraient en aucun cas des progrès vraiment dignes de la raison humaine», Bacon avait conclu à la nécessité d’une réforme intellectuelle radicale. L’«histoire naturelle» dont il parle, la Sylva sylvarum (la Forêt des forêts) faisait partie dans son esprit, avec l’Avancement du savoir (De augmentis Scientarum) et le Novum Organum, de la grande «instauration» (Instauratio Magna) qu’il voulait entreprendre.

Pour Bacon, les esprits étaient obstrués par des habitudes de pensée et de langage qui empêchaient, non seulement de connaître «le mouvement secret des choses», mais de rien voir clairement. Quant à la recherche, qu’elle soit philosophique ou scientifique, elle se situait dans un enclos trop limité. Il fallait, en termes imagés (Bacon ne les néglige pas, disant que les Grecs n’avaient même pas compris ce que des peuples plus anciens avaient insufflé aux «flûtes et trompettes» de leurs mythes), sortir du monde méditerranéen et aller au-delà des colonnes d’Hercule, ces limites imposées à la connaissance et à l’action. Il ne s’agit pas là d’une aventure, mais d’une exploration méthodique — sans excès de méthodologie. Car une méthodologie trop rigide peut bloquer l’esprit, de même qu’une imagination débridée, tout en offrant un peu de nourriture en passant, finit par l’encombrer. Il est question d’aller «tout à fait hors les voies de l’imagination», tout à fait en dehors des systèmes, en maintenant un ordre dispersé, en suivant des lignes brisées, en laissant la place au hasard. Diderot, qui admire Bacon (il lui dédie l’Encyclopédie), dit cela d’une manière que Bacon aurait sans doute approuvée: «La raison est portée à demeurer en elle-même, et l’instinct à se répandre au-dehors — l’instinct va sans cesse regardant, goûtant, touchant, écoutant…» C’est que Diderot n’est pas plus cartésien que Bacon, qui ne croit ni à l’esprit pur, ni à la valeur absolue des mathématiques. Bacon ne vise pas à «la maîtrise de la nature» (qui est le projet de la modernité, basé sur une division entre le sujet et l’objet), mais à «un mariage entre l’esprit humain et la nature des choses». Avec ce projet, Bacon dépasse à la fois l’Ancien Monde (Aristote-Platon) et le Nouveau Monde (Descartes), son «monde» à lui étant encore plus «nouveau», encore plus «ailleurs».

L’Opus, tel qu’il l’envisageait: organisation de la recherche, nouvelles institutions fondées sur de nouvelles conceptions, devait changer la vie de fond en comble. Il espérait réaliser cet opus, ou du moins en jeter les bases, sous le roi Jacques Ier d’Angleterre et VI d’Écosse, ensuite sous la reine Elizabeth Ire, mais fut déçu: tout au plus a-t-il pu créer au règne d’Elizabeth un jardin botanique, un zoo, un musée des inventions et une bibliothèque. D’où le recours au mythe de la Nouvelle Atlantide, pour garder vivante la vision du programme entier: «Cette fable, écrit Rawley, l’éditeur posthume du texte, mon Maître l’a conçue afin de pouvoir y présenter un modèle ou une description d’un collège qui serait fondé en vue de l’interprétation de la nature et de la production de grandes et merveilleuses œuvres pour le bien de tout le genre humain, et qui serait appelé la Maison de Salomon, ou encore le Collège de l’Œuvre des Six Jours. Sa Seigneurie a mené son travail assez avant pour que cet aspect-là au moins de son projet soit achevé. Le modèle proposé est certes trop vaste et trop élevé pour pouvoir être imité en tous points, néanmoins, la plupart des choses décrites ici ne dépassent pas les capacités humaines. Sa Seigneurie pensait aussi composer dans cette fable un système de lois, le meilleur moule ou la meilleure constitution pour un gouvernement; mais il prévoyait que ce serait là une tâche de longue haleine, et il en fut détourné par son désir de rassembler les éléments de son Histoire naturelle, sa préférence allant de loin à ce dernier travail…»

A l’encontre de Platon, de Compostella, de Thomas More et de tant d’autres, Bacon ne projette pas une utopie politique, il invente un espace atopique pour un programme, une œuvre générale et géniale, qui n’a pas réussi à se situer dans le contexte politico-culturel qu’il connaissait. L’institution majeure de l’île de Bensalem est en effet un institut de recherche et de création qui réunit «marchands de lumière», «compilateurs», «greffeurs», «artisans», «interprètes de la nature» en vue d’augmenter non seulement le savoir mais le bien-être, le bonheur d’être sur terre. Chez Bacon, tout doit se traduire à la longue en termes de vie. Dans la liste de buts souhaitables que l’on trouve à la fin de La Nouvelle Atlantide, on lit: «prolonger la vie», «trouver de plus grands plaisirs pour les sens», «rendre les esprits joyeux»…



6. LA VISION POETIQUE

Avant de continuer notre généalogie atlantidienne, notre exploration atlantique, notre recherche d’un monde «en dehors du monde», plus nouveau que le Nouveau Monde, voici un poème de W. H. Auden qui parle de la difficulté du voyage et des caricatures et délires qui peuvent l’accompagner, à tel point qu’on risque d’en perdre la véritable trace :

Obsédé par l’idée
D’atteindre l’Atlantide,
Tu as, bien sûr, trouvé
Que seule la Nef des Fous
Fait le voyage cette année,
Parce qu’on prévoit des tempêtes
D’une violence exceptionnelle
Et que tu dois donc être prêt
À te montrer assez absurde
Pour être accepté dans la bande
En faisant tout au moins semblant
D’aimer l’alcool, la farce et le tapage.
Si, comme il se peut, les tempêtes
Devaient t’amener à mouiller une semaine
Dans quelque vieux port d’Ionie,
Parle avec ses savants retors,
Des gens qui ont prouvé l’impossibilité
D’un endroit tel que l’Alantide;
Apprends leur logique, mais note
Que leur subtilité trahit
Une simple, énorme tristesse;
Ils t’enseigneront la façon
De douter que tu puisses croire.
Si, plus tard, tu viens à échouer
Sur les promontoires de Thrace,
Où, torche en main, toute la nuit,
Une race barbare et nue
Fait des bonds forcenés aux sons
De la conque et du gong discord,
Sur ces rivages durs, sauvages,
Arrache tes habits et danse,
Car si tu n’es pas capable
D’oublier complètement
L’Atlantide, ton voyage
Ne s’achèvera jamais.
De même, si tu arrives
À la joyeuse Carthage
Ou à Corinthe, prends part
À leurs amusements sans fin;
Et si, dans un bar, une fille
Dit, en caressant tes cheveux:
«Chéri, c’est ici l’Atlantide»,
Écoute avec grande attention
L’histoire de sa vie: à moins
De connaître dès à présent
Chaque refuge qui s’efforce
De jouer l’Atlantide, à quoi
Reconnaître la véritable?
À supposer que tu échoues enfin
Près de l’Atlantide et commences
Le terrible voyage à pied
À travers les forêts sinistres et les steppes
Glacées, où tous seront bientôt perdus,
Si, abandonné, tu te trouves
Rejeté de tous les côtés,
Pierre et neige, air vide et silence,
Rappelle-toi les nobles morts
Et fais honneur à ton destin,
Toi le voyageur tourmenté,
Le dialecticien bizarre.
Trébuche, avance et réjouis-toi;
Et si, peut-être parvenu enfin
Jusqu’au dernier col, tu t’effondres,
Avec l’Atlantide entière qui rayonne
À tes pieds, sans que tu puisses
Y descendre, sois fier pourtant
D’apercevoir cette Atlantide
Dans une vision poétique… (2)

Comme on l’a constaté, de Platon à Bacon, c’est à une vision poétique que l’on a abouti jusqu’ici. Et c’est déjà quelque chose que de maintenir ouverte ainsi une aire de respiration et d’inspiration. Mais on peut essayer, aussi, de donner à la vision un fondement (éventuellement une fondation). Ce qui implique une mise en question radicale des prémisses de la pensée établie, ainsi que de tout un conditionnement sociologique et psychologique.



7. LE CHINOIS DE KÖNIGSBERG ET L’HYPERBOREEN DE GENES

Tout en invitant au voyage «atlantidien», Bacon a toujours insisté sur la nécessité de prudence et de précision, d’ordre et d’organisation. «Car, dit-il dans Le Grand Accouchement du temps, l’île de la vérité est entourée par un puissant océan dans lequel bien des intelligences iront faire naufrage dans les tempêtes de l’illusion.»

Un siècle et demi plus tard, au chapitre III de la Critique de la raison pure, Emmanuel Kant fait écho à Bacon, en utilisant presque exactement les mêmes termes: «Nous avons maintenant parcouru le pays de l’entendement pur, en examinant soigneusement chaque partie; nous l’avons aussi mesuré et nous avons fixé à chaque chose sa place. Mais le pays est une île que la nature enferme dans des limites immuables. C’est le pays de la vérité (mot séduisant), entouré d’un océan vaste et orageux, véritable empire de l’illusion, où maints brouillards épais, des bancs de glace sans résistance et sur le point de fondre offrent l’aspect trompeur de terres nouvelles, attirent sans cesse par de vaines espérances le navigateur qui rêve de découvertes et l’engagent dans des aventures auxquelles il ne sait jamais se refuser et que, cependant, il ne peut jamais mener à fin. Avant de nous risquer sur cette terre pour l’explorer dans toutes ses étendues et nous assurer s’il y a quelque chose à espérer, il nous sera utile de jeter encore un coup d’œil sur la carte du pays que nous allons quitter et de nous demander d’abord si, par hasard, nous ne pourrions pas nous en contenter, dans le cas, par exemple, où il n’y aurait pas ailleurs un autre sol sur lequel nous pourrions nous fixer (3).»

Pour Nietzsche, Kant était par trop prudent. Chez lui, il y a plus d’urgence et, sinon plus de confiance, du moins plus d’élan désespéré. C’est pourquoi il écrit dans ses carnets (Notes posthumes, 1885-86): «Nous ignorons encore dans quel sens nous serons poussés, une fois que nous aurons quitté notre ancien territoire. Mais ce sol même nous a communiqué la force qui à présent nous pousse […] vers des pays sans limites […]. Notre force ne nous permet pas de demeurer sur ce sol ancien et décomposé […]. Mieux vaut périr que devenir infirme et venimeux. Nous savons qu’il y a un autre monde.»



8. CHAMPS D’ENERGIE

Avec Bacon, Kant et Nietzsche, nous avons affaire à une lignée scientifico-philosophique toujours assez classique — encore qu’avec certains chants du Zarathoustra, et avec l’autobiographie Ecce homo, on bascule déjà vers autre chose. Mais avec D. H. Lawrence, et encore plus avec Antonin Artaud, surgit quelque chose de plus extravagant.

C’est dans l’introduction à Fantasia of the Unconscious que D. H. Lawrence expose sa philosophie intime, en prenant soin de préciser que cette «philosophie», que cette «cosmologie» prend sa source dans les romans et les poèmes. Mais à un certain moment il a senti le besoin d’extrapoler à partir de ces textes de création afin d’établir une cartographie: «une attitude mentale vis-à-vis de soi-même et des choses en général». En fin de compte, dit Lawrence, l’art dépend d’une philosophie, d’une métaphysique, d’un contexte idéationnel. A notre époque, la vision, la métaphysique est usée jusqu’à la corde. Il faut tout reprendre par la base, renouveler le tissu. C’est ce que Lawrence entreprend de faire.

En préambule, afin de ne pas être attaqué sur des points de détail, Lawrence prend soin de préciser qu’il n’a reçu aucune formation archéologique, ethnologique ou anthropologique professionnelle. Il est donc résolument autodidacte — forcément autodidacte, le savoir qui l’attire étant inconnu, n’ayant pas de nom. Ce qu’il a trouvé, ici et là, ce sont des indices. Et il nomme ses sources: Platon, les philosophes pré-socratiques, le mythologue Fraser, le psychanalyste Freud, l’historien des cultures Frobenius. Ce «poète» (c’est le nom que l’on donne communément à celui qui n’entre pas dans les catégories établies) va parler au nom d’une science: «Il existe, affirme-t-il, un immense champ de science qui nous est complètement fermé — c’est la science de la vie.» Notre science à nous, affirme Lawrence, est une science du monde mort. On a perdu quelque chose d’essentiel. Dans le monde païen, dont l’Égypte et la Grèce étaient les derniers représentants, existait «une science en termes de vie». Cette science, déclare Lawrence, ayant laissé la place à la raison raisonnante, a elle-même dégénéré, pour devenir magie illusoire, charlatanisme sordide. Et Lawrence alors d’élaborer sa fable géo-historique à lui: «Dans le grand monde qui a précédé le nôtre, une grande science, une grande cosmologie s’enseignait dans le monde entier, en Asie, en Polynésie, en Amérique, en Atlantide et en Europe… À la période que les géologues appellent la période glaciaire, les eaux du globe ont dû être rassemblées sur les lieux élevés, vaste monde de glace. Et les lits marins d’aujourd’hui ont dû être relativement secs. Ainsi, les Açores surgissaient de la plaine de l’Atlantide, là où s’étend maintenant en houles l’océan Atlantique, et du grand continent pacifique s’élevaient les Marquises et les îles de Pâques. Dans ce monde-là, les hommes vivaient, savaient, enseignaient, et correspondaient à travers la terre entière. Les hommes erraient de l’Europe à l’Amérique, de l’Atlantide au continent polynésien. La science de la vie était universelle. Alors survint la fonte des glaciers, et le déluge. Les réfugiés des continents engloutis se sont rassemblés sur les hauteurs de l’Amérique, de l’Europe, de l’Asie et des îles du Pacifique. Certains dégénérèrent, pour devenir les hommes des cavernes, mais d’autres retinrent leur perfection de vie et leur beauté, tels les indigènes des mers du Sud, et certains erraient en Afrique, tandis que d’autres encore, Druides, Étrusques, Chaldéens, Amérindiens, Chinois, refusaient d’oublier et continuaient à enseigner l’ancienne sagesse.»

Ne restent aujourd’hui de cette ancienne sagesse, selon Lawrence, que des formes symboliques, des rites et des mythes mal compris, des graphismes cosmiques, des figures mystiques, des bribes de musique. Ce sont ces choses-là qui attirent l’intérêt des esprits d’aujourd’hui, avides de sites et de sources, de ressourcement et d’inspiration. Il va falloir longtemps pour retrouver le langage complet, et on se trompera sans doute beaucoup, mais il existe de par le monde des rudiments, des éléments de syntaxe, pour ceux qui se sentent le courage et la force d’essayer de les rassembler.

Voici le credo, le programme de D. H. Lawrence.

On peut négliger sa fable, on peut garder ses distances envers ses réalisations à lui, tout en se disant qu’il y a là un champ d’énergie de premier ordre.

Artaud est proche de D. H. Lawrence, mais plus exaspéré encore, plus pris dans des situations cliniques, plus avide encore d’un site, d’un site vivable. Ce site, il se persuade qu’il l’a trouvé au Mexique, chez les Tarahumaras: «J’ai vu […] au fond de la sierra Tarahumara, le site des rois de l’Atlantide tel que Platon le décrit dans les pages du Critias.» N’insistons même pas sur le fait qu’Artaud s’illusionne: ce qui compte, au-delà de l’illusion psycho-culturelle, c’est le jeu de son intelligence. Ce qu’Artaud voit chez les Tarahumaras, c’est «un défi à ce temps». Voilà des esprits qui ont «la plus haute idée du mouvement philosophique de la Nature», qui ont «une idée géométrique active du monde», et qui vivent dans un pays «littéralement hanté par les signes». Que le plateau des Tarahumaras soit oui ou non un site privilégié, peu importe. Ce qui compte, c’est «le mouvement de la Nature», «une idée du monde» et «des signes»…



9. CASA ATLANTICA


À l’heure qu’il est, cela n’étonnera personne si je dis que c’est tout le mouvement que je viens de décrire, depuis la crise de la civilisation actuelle jusqu’au rêve de quelques isolatos, en passant par la recherche atlantidienne, qui a mené à la genèse de l’Institut (international) de géopoétique.

Plus particulièrement, à un moment donné (et cela pourrait faire partie d’un chapelet de postes dans un réseau géopoétique futur), j’avais pensé à une sorte d’Académie atlantique…

Dans cette Académie de l’Atlantique et de l’aurore, cette Casa atlantica, figuraient (j’entendais leur voix dans une rumeur confuse), en plus de ces esprits que je viens d’évoquer, le Frobenius dont le nom a surgi dans le texte de D. H. Lawrence. Lawrence a sans doute lu en Allemagne les textes écrits par Frobenius sur l’Atlantide: Auf dem Wege nach Atlantis (1911), Volksmärchen der Kabylen (1921), Atlantische Götterlehre (1922).

Dans ce «champ», dans ce «chantier» atlantique, figurait aussi Bachelard, celui qui, dans Le Nouvel Esprit scientifique, parle non seulement d’un «élargissement de l’esprit scientifique», mais de la notion de «santé cosmique». À côté de Bachelard, dans le même ordre de préoccupation, Novalis qui, dans ses Disciples de Saïs (qui renoue directement avec le Critias de Platon), évoque ces «chemins multiples» le long desquels on peut «voir apparaître d’étranges figures» — «sur les coquillages, dans les nuages, à l’extérieur et à l’intérieur des montagnes, des gens, des plantes», et qui parle du vrai Natursinn (sens de la nature), qui fait qu’on jouit de la nature en même temps qu’on l’étudie. Novalis fait le pont entre les historiens de la culture, les philosophes et les poètes. Parmi les poètes, dans un sens plus spécifique, un certain Alvaro de Campos (inventé par Fernando Pessoa), qui, à la suite de Nietzsche, mais en modifiant certains aspects du mythe de celui-ci, s’écrie:

Je proclame
Le Sur-Homme sera, non le plus fort, mais le plus complet!
Je proclame
Le Sur-Homme sera, non le plus dur, mais le plus complexe!
Je proclame
Le Sur-Homme sera, non le plus libre, mais le plus harmonieux!
Je proclame tout ceci sur la barre du Tage, le dos tourné vers l’Europe, les bras levés, regardant l’Atlantique et saluant abstraitement l’Infini ! (4)

En les lisant pour la première fois, j’aimais la force de ces mots, tout en me disant qu’on pouvait peut-être se passer et du Sur-homme et de l’Infini.

Et puis, il y avait Saint-John Perse, né aux îles de l’Amérique, et qui, dans une lettre de 1957, écrit: «“Nous qui sommes d’Atlantique” fut pour trois siècles une expression courante dans le langage de nos arrière-parents.» Il y revient dans la biographie qu’il a faite en introduction à ses œuvres dans l’édition de la Pléiade en 1972: «Si importante et décisive fut l’influence du fait atlantique dans la formation humaine des premiers Antillais français, que leurs fils des Iles, tenant géographiquement l’Atlantique pour un “continent” plus que pour une “mer”, y virent plus un habitat qu’un environnement. À la question: “D’où êtes-vous, de quel pays?”, ils n’eussent point répondu: “De telle ou telle île”, mais “D’Atlantique”.»

J’aimais cette sensation de l’espace, mais au-delà de toute question d’origine ou d’appartenance, ce qui donnait sa place à la Casa atlantica du poète Saint-John Perse, ce fut sa recherche d’une poétique du monde, celle qui est enfouie dans «les grands schistes à venir».

Une chose est l’institution, autre chose la pérégrination, et pour que celle-là reste vivante, il faut toujours en revenir à celle-ci. Si nécessaire aussi que soit le travail collectif (je pense à Bacon), pour que celui-ci ne se fige et ne se fixe pas, mais reste fluide, il faut toujours en revenir à la présence solitaire — solitaire, mais en rapport avec le tout.

Pour terminer, provisoirement, notre pérégrination multiple d’aujourd’hui, je voudrais citer un poète américain qui parle bien de cette solitude en rapport avec le tout que je viens d’évoquer. Il s’agit de Wallace Stevens, et le poème s’intitule «Le lieu des solitaires» :

Que le lieu des solitaires
Soit un lieu de perpétuelle ondulation

Où que ce soit: en pleine mer
Sur le sombre et vert roulis de l’eau
Ou sur les rivages —
Qu’il n’y ait aucune cessation
Du mouvement, ou du bruit du mouvement
Du renouvellement du bruit
Et de la multiple continuation

Surtout du mouvement de la pensée
De son incessante réitération

Dans le lieu des solitaires
Dans ce lieu de perpétuelle ondulation (5)

Avançons, géopoétiquement, loin des foires et des cirques, dans ces solitudes-là.

 

Kenneth WHITE

(1)La Nouvelle Atlantide, trad. Michèle Le Dœuff et Margaret Llasera, Paris, Payot, 1983.

(2) W. H. Auden, Poésies choisies, trad. Jean Lambert, Paris, Gallimard, 1976.

(3) Trad. Trémesaygues et Pascaud, Paris, PUF.

(4) Dans Manifestes du modernisme portugais, Paris, Éditions Champ Libre, 1973. Trad. José Augusto Seabra, légèrement modifiée par l’auteur de l’article.

(5) Trad. Marie-Claude White.

 

 

 «Les écritures aussi évolueront. Lieu du propos : toutes grèves de ce monde.»
                                                                          (Saint-John Perse, Vents )

 

1.

Aujourd'hui, sur l'île, c'est jour de fête nationale : cet après-midi, il y aura un concours de belote, et ce soir, bal masqué. Une grande marquise a été érigée sur la place publique où se poursuivent toutes sortes de jeux et d'amusements et d'où émane - très audible encore sur le rivage où je marche — une musique qui se veut joyeuse… Heureusement, c'est jour aussi de grande marée, et l'estran est immense. En s'éloignant un peu, non seulement on échappe au bruit cadencé, mais on découvre un paysage rocailleux, chaotique, normalement caché par la mer qui scintille à l'ouest là-bas, et murmure.

C'est un jour comme il y en a parfois sur cette côte : un jour sorti de trois journées de brume, très clair, d'une clarté qui décourage tout discours.

Et pourtant une pensée, celle que je trace et dont j'ai suivi les traces toutes ces dernières années, cherche encore une fois ses mots.

 

 

2.

 

Il y a des schémas de pensée. A l'intérieur de ces schémas, tout a-t-il été déjà pensé ? Peut-on penser valablement en dehors des schémas ? Ou ne peut-il s'agir dans ce cas que de délassement ou de délire vaguement «poétique» ?

On se rappelle sans doute la note 25 de l'étude d'Alexandre Kojève sur Aristote (in Essai d'une histoire raisonnée de la philosophie païenne).

Selon Kojève, le schéma dialectique général du discours en tant que tel, schéma qui est à la base de la philosophie dans son ensemble ainsi que de chaque système philosophique en particulier, se présente comme suit :

 

 

 

 

Voici le commentaire de Kojève :

«Si l'Hypo-thèse est la Question, la Syn-thèse est la Réponse (discursive). Celle-ci se développe, en tant que discours effectif, dans une durée-étendue, et elle re-produit la suite chrono-logique du développement, dans la Durée-étendue, du Discours total en discours thétique, antithétique et parathétique. La Syn-thèse est donc l'image "réfléchie" du Discours complètement développé et cette image est "renversée" en ce sens que dans l'"original" c'est le côté "gauche" (ou "droit", si l'on regarde à partir de l'Hypo-thèse), c'est-à-dire le côté positif ou chrono-logiquement premier, qui est censé être le Bien (originaire et définitif), tandis que dans l'image réfléchie c'est l'inverse qui est vrai : le Bien (final) est chrono-logiquement dernier,  étant la négation totale de l'ensemble du côté positif ou "gauche" (voire "droit")… La Syn-thèse temporelle a été découverte par Hegel. La Philosophie pré-hégelienne ne connaissait que la "Synthèse" spatiale,  c'est-à-dire la Para-thèse. (La réponse disait que l'entité en question est "à la fois" au sens de "en même temps" en partie A et en partie Non-a). Si, dans la Syn-thèse, A et Non-a se succèdent, étant chrono logiquement l'Antérieur (ou l'Origi­naire) et le Postérieur (ou le Final), ils co-existent  dans la Para-thèse en tant que logiquement Premier ou Gauche (voire Droit) et Second ou Droit (voire Sénestre). Si l'on ne veut pas développer la Para-thèse dans le Schéma, il faut donc au moins y faire apparaître sa dualité spatiale. Le signe de la Para-thèse est donc non pas un point (sans structure), mais un cercle (structuré) coupé en deux, avec un côté gauche et un côté droit» :

 


 

 

Le schéma prend alors la forme suivante :

 

 

 

Si l'on applique ce schéma aux grands systèmes philosophiques, on arrive, pour Parménide, à ceci :

 

 

 

— le principe du tiers exclu exige que le Hen soit ineffable (la réponse à la question est silencieuse).

Pour Héraclite, ce sera ceci :

 


 


— le principe de la contradiction exige que le Cosmos ne soit pas discursif (la réponse à la question est un pseudo-discours indéfini).

Voici pour Platon :

 

 

 

 

Pour Aristote :

 


 


(El : matière élémentaire, doublement double).

Kant :

 

 

 

Hegel :

 


 

 

En quelques pas, nous avons parcouru l'histoire de la philosophie occidentale.

Que reste-t-il à faire ?

Sans doute, d'abord, retoucher terre, et continuer à mettre un pied devant l'autre.

 


3

 

Le dessin ci-dessous donnera une idée globale et schématique de la localité où je me trouve :

 

 


Il s'agit de ce que l'on appelle en géologie un complexe centré, le plus beau de tout le massif armoricain. Des granits rouges à gros grains, accompagnés de roches basiques, sont venus occuper un tronc de cône à section elliptique dont le volume a été déterminé soit par l'effondrement d'une pastille de socle dans le réservoir magmatique sous-jacent, soit par son refoulement vers le haut à la manière d'un piston. Au cours de la mise en place des magmas, granitique et basique, pendant et après leur cristallisation, se produisent des déformations liées à leur écoulement laminaire ou tourbillonnaire suivant le lieu, et à l'écrasement des roches qui en sont issues. Un cataclysme se produit alors et fracture les zones centrale et méridionale des granits à gros grain. Un deuxième groupe de granits, à grain fin et de couleur versatile (rose, ocre à gris violacé), vient cimenter les blocs parfois immenses de granits rouges et les fractures obliques et sub-horizontales qui les découpent. Un effondrement ultime se produit à peu près au centre du massif, libérant un volume en forme de verre de montre dissymétrique où vient cristalliser le troisième et dernier groupe de granits, à grain fin comme le second groupe mais de couleur blanc-gris.

Voilà donc pour la terre, dont la ligne «abstraite», vue comme ligne de côte, pourrait se représenter comme suit :

 

 

 

 

Mais il y a aussi dans ce paysage la mer et le ciel. Si aujourd'hui il fait un temps clair, le ciel, en ces parages est en général très mouvementé, la rencontre, dans ce nord-ouest de l'Europe, de courants thermiques chauds et froids provoquant de multiples et fréquents enroulements et tourbillons sous forme de nuages et de vents :

 

 

 

 

Quant à l'eau, c'est le milieu impressionnable par excellence, qui laisse accéder en elle toutes les impulsions du dehors. Ne se bornant pas à répondre aux modifications de son entourage immédiat, elle reçoit des influences subtiles provenant des confins de l'univers. Quoi de plus complexe qu'une vague, ce phénomène que Vitruve a eu tant de mal à faire entrer dans la pensée ?

Et puis, il y a les créatures de ce monde interlope.

«Avant que la terre n'émergeât de l'océan et ne devînt terre ferme, écrit Henry Thoreau dans Cape Cod, régnait le chaos ; et entre les laisses de haute mer et de basse mer, là où elle est en partie dévoilée et émergeante, une sorte de chaos règne encore, que seules peuvent habiter des créatures anomales…»

Voici, pour mémoire et pour renouveler la vision, quelques-unes de ces créatures «anomales», quelques-unes de ces figures étranges.

Des crabes :

 

 

 

Des méduses :

 

 

Bref, nous avons affaire sur cette côte à un système dynamique dissipatif, terrain de recherche et d'étude hors pair pour le physicien, le chimiste, le géologue, le géographe, le biologiste et le mathématicien.

Mais, tout en m'y intéressant, je ne me reconnais entièrement dans aucun de ces ordres.

Dans quoi, alors ?

Dans la poésie, seule fonction de l'esprit laissée «dehors» ?

 

 

4.

 

Au congrès continental de la culture qui se tint à Santiago du Chili en mai 1953, le poète Pablo Neruda évoqua la côte de son pays en ces termes : «Nous voulons que son visage soit splendide, en face des mers. Nous voulons donner à ses yeux une expression et une signification inoubliables. Nous voulons mettre dans sa bouche les paroles les plus nobles.»

Si «noble» que soit l'ambition de Neruda, si authentique qu'ait pu être l'enthousiasme qu'il ressentait pour la beauté de la côte du Chili, il y a là une conception de la poésie qui me gêne horriblement : le Poète est trop présent, sa rhétorique trop lourde. La côte n'a pas besoin qu'on lui mette des paroles «dans la bouche» (la métaphore même est répugnante). Pourtant, il existe, dans ce contexte, un besoin de dire quelque chose — mais quoi ? Et comment ? En tout cas, quelque chose qui n'évoque pas une estrade, un mégaphone métaphorique, un discours «culturel»…

C'est sur cette même côte du Chili qu'Ernest Grassi, soucieux de remettre la philosophie, et la culture, en face du direct (Das Unmittelbare), place le début de son livre sur l'origine de l'art Kunst und Mythos (l'Art et le mythe)  :

«Nous nous trouvons au Chili. C'est le début du printemps : une clarté diffuse…»

Le paysage est impitoyable, inhumain. Les mots ordinaires sont inadéquats : on n'est plus confronté à «la lumière», mais à un «phénomène cosmique». Etrangeté, solitude, inquiétude, panique. Les peupliers tremblent au vent, «comme si une main invisible les caressait». La solitude augmente la sensation d'impuissance, l'incapacité où l'on se trouve de «voir» ce paysage d'un point de vue pictural. Seuls des peintres provinciaux s'y sont risqués, et le résultat est dérisoire. La nature, ici, est une réalité non connue et non organisée : elle est unheimlich (inquiétante, mais aussi, ne permettant pas une résidence). Ce qui règne ici, c'est l'absence de parole humaine. Les Andes sont là, à l'horizon, «comme pur phénomène géologique», ou comme «des images arrachées à un tract scientifique». Impossible de contenir ces formes, ces couleurs, ces ombres dans «une unité artistique». Un grand agave se tient là, «comme en acier», ses feuilles ressemblant à des «épées pliées». Il n'y a pas de co-ordonnées, et les éléments tectoniques ne s'harmonisent pas…

«Sans de telles expériences, dit Grassi, on ne comprendra jamais ce que cela signifie que d'ériger un mur, de délimiter un espace ; ce que c'est que de peindre un tableau, de composer des formes et des couleurs ; ce que c'est que de décrire, au moyen de rythmes et de mots, notre situation et nos expériences, et ainsi de pouvoir nous maintenir en face du monde chaotique.»

Il est certain que dans ces paragraphes de Grassi parlant de ses expériences sur la côte chilienne, on trouve beaucoup de motivations et de pratiques, artistiques : le besoin de «protection», la projection mythique (cette «main invisible»), le besoin d'unité, la création de comparaisons («comme de l'acier», «comme des épées pliées»).

On reconnaît toute une pratique artistique, tout en se disant (aujourd'hui, sur l'estran) qu'elle est, décidément, encore trop humaine : si une «résidence» est nécessaire, qu'elle soit moins circonscrite, et que ne s'y attache pas tant de «poésie» facile.

 

 

6.

 

Dans la tradition humaniste, classique, ce qui caractérise l'homme, c'est le logos. Et logos, qui vient de legein, implique une sélection, une lecture (du monde). Une autre logique serait-elle possible, moins «sélective», moins «littéraire», tout en n'étant pas seulement scientifique (géo-logique, etc.) ?

N'aurais-je le choix qu'entre un vers «poétique» comme celui-ci :

Il y a des eaux que les vents changeants transforment en rire

cité avec approbation par un physicien (les physiciens s'intéressent, plus souvent qu'on ne le pense, à la poésie), et sa propre formule :

 

 

 

 

C'est la «nouvelle science» du XVIIe siècle, et la «raison» du XVIIIe, qui provoquent dans la poétique une crise dont celle-ci ne s'est pas encore relevée (ce qui, bien sûr, n'a pas empêché quantité de «poètes» de continuer comme si de rien n'était : il est «culturellement » établi qu'un poète n'a besoin de rien savoir ni de rien penser).

Donne, un des premiers à ressentir profondément la crise et à réagir fortement, répond par un platonisme furieux (les Idées battent de l'aile…), une métaphysique transatlantique (il projette l'unité plus loin, hors du contexte européen éclaté, désagrégé, vers une Amérique abstraite) et une logique érotique (Descartes perd ses moyens en face d'un corps nu).

Un siècle plus tard, Coleridge, à son tour, regrette les «vieux noms» et les «formes intelligibles des anciens poètes», comme il le dit dans The Piccolomini  :

 

Les formes intelligibles des anciens poètes

Les belles humanités de la vieille religion

La Puissance, la Beauté et la Majesté

Qui hantaient les vallons, les montagnes de feu

Les forêts, les lents cours d'eau ou les torrents rocailleux

Les précipices et les gorges profondes ; toutes ont disparu

Elles ne vivent plus dans la foi de la raison ;

Pourtant le coeur toujours a besoin d'un langage,

Et toujours le vieil instinct ranime les vieux noms…

(trad. M.C. White)

Si une grande part du romantisme fut simplement une réaction du cœur, il recelait aussi les débuts d'autre chose : quelque chose que l'on voit à l'œuvre dans le désert du Vieux Marin,  où les spectres n'ont rien à voir avec Jupiter et Vénus, dans la géographie surréaliste de Kubilaï Khan et dans les archives du poète-penseur-encyclopédiste que constitue la Biographia literaria.  Même chose chez Novalis. Quand celui-ci déclare que «le monde doit être romantisé», sa conception de cette «romantisa­tion» dépasse, et de loin, les cadres du roman sentimental, de l'imaginaire subjectif et de la poésie diluée (avec des larmes). Il s'agissait d'un mélange inédit et inachevé de savoir et de vision, beaucoup trop confus et trop atopique pour le vieux Goethe weimarisé, mais assez proche de certaines spéculations poético-scientifiques du Goethe distant et clairvoyant qui, au fond, ne se situait, comme Valéry, nulle part.

Hölderlin prend son départ, comme Donne et Coleridge, dans le regret des dieux (Ah, vous tous / Dieux fidèles et amicaux / Si seulement vous saviez / Combien mon âme vous a aimés ! ) — et dans la plénitude un peu forcée (pindarique) du vocabulaire hyperbolique, mais il descend, de cassure en cassure, vers un dire plus dépouillé qui tente, malgré tout, de dire un rapport au monde.

Situé dans «la ruine du temps», et dans la «solitude du temps», Hölderlin rêve à l'Arcadie :

Où, au-dessus de l'existence

S'épanouit la beauté éternelle

Grand chantre de l'idéalisme allemand absolu, il vit dans la nostalgie d'une unité perdue (la devise de Hegel et de Hölderlin au séminaire de Tübingen était : l'Un et le Tout), symbolisée par la Grèce, païenne ou christia­nisée :

    Mais, pur, résista

Sur un sol chaotique, Jean

continuée selon lui par l'Allemagne. Voilà un  schéma simple, auquel correspond une grande partie de la poésie de Hölderlin, mais il se complique, jusqu'à devenir méconnaissable. Si les grands fleuves (le Main, le Rhin, le Danube) continuent à descendre droit à la mer, le chemin de Hölderlin, esprit errant, est excentrique. Il vit la catastrophe de l'idéalisme, et de cet idéalisme catastrophé se dégage une réalité complexe. Le chant du cygne devient un champ de signes :

Qu'est ce que Dieu ? inconnu et pourtant

Pleine est la face

Du ciel de ses signes


Même les rivières, pourtant apparemment «éternelles», prennent des allures étranges, révèlent des aspects inconnus, tel l'Ister :

Mais il a l'air, presque

Lui, d'aller à reculons, et

Il me semble qu'il doit venir

De l'est.

Il y aurait beaucoup de choses

A dire là-dessus.

Les poèmes tardifs de Hölderlin sont d'une simplicité désarmante, devant laquelle le discours critique littéraire habituel semble dérisoire. Cette parole catastrophée laisse pourtant «beaucoup de choses à dire», mais sur un autre plan, dans un autre espace.

Obsédé par l'image d'Hölderlin en lieu clos, enfermé derrière sa fenêtre philosophique, on a tendance à oublier l'autre Hölderlin, celui des fleuves, celui du poème «Kolomb» (que je cite ici, fragmentairement, dans la traduction d'André du Bouchet), le Hölderlin océanique  : «Si j'avais voulu être un des héros, alors cela serait sur l'océan… longue-vue qui, au plus haut, configure et instruit, en faveur, assurément, de la vie, à interroger le ciel… expéditions ou tentatives en vue d'éclaircir ce qui distingue l'orbe hespérique de l'orbe des anciens… comme un marchand d'images qui donne à voir les images des pays, des grands aussi, et chante la gloire du monde… tu es tout entier dans la beauté, apocalyptica… Hauts sommeils, moments tirés… le marinier Colomb, pourtant, à l'écart…»

 

7.

 

Je continue à marcher sur l'estran, ne sachant pas trop bien où je vais, mais dans cette exaltation diffuse qui se produit, qui a lieu quand une pensée (une vision, une science) est en train de surgir et de trouver, grandement, dans le grondement du monde, son articulation. Cette articulation n'est pas achevée, ne le sera jamais. J'ai seulement la sensation d'être arrivé au terme d'un voyage et d'avoir rassemblé au moins quelques éléments.

Eléments de littoralité…

Rhétorique du rivage…

Ecriture côtière…

Géopoétique générale…

Les trois points de suspension sont le signe d'une ouverture dans laquelle je vais continuer, plus ou moins maladroitement (mais aucune habileté ne m'aiderait), comme un de ces crabes, à tâtonner.

Pour le moment, heureusement, la marée monte.

Jouissons-en.

Kenneth WHITE

Source des graphiques

Guides géologiques régionaux : Bretagne.  Paris, Masson, 1977.

Alexandre Kojève, Essai d'une histoire raisonnée de la philosophie païenne.  Paris, Gallimard, 1972.

Théodore Schwenk, Le Chaos sensible,  Paris, Editions du Centre Triades, 1982.

D'Arcy Thomson, On Growth and Form,  Cambridge University Press, 1961.