1. COSMOLOGIE CHAOTICISTE

 
« A chacune des époques du monde qui se distinguent par une haute activité, écrit A.N. Whitehead dans Adventures of Ideas, on peut trouver en son point culminant une pensée profondément cosmologique, acceptée implicitement et qui marque de son caractère particulier les motivations humaines du moment. »

Si l’on veut bien admettre que notre époque connaît au moins quelques champs de « haute activité », on peut se demander quelle est la pensée cosmologique qui est « dans l’air » et qui prédétermine l’espace mental.

Dans ses études sur la révolution et la crise spirituelles du XVIIe siècle (Etudes galiléennes, Du monde clos à l’univers infini), Alexandre Koyré ramène les changements produits alors dans la conception du monde à deux éléments principaux : la destruction du Cosmos et la géométrisation de l’espace. Cette cosmologie nouvelle remplaça le monde géocentrique des Grecs (le kosmos) et le monde anthropocentriquement structuré du Moyen Age, par l’univers décentré qui est celui de la modernité. Les conséquences de cette transformation fondamentale furent multiples : le déplacement de l’esprit de la contemplation et de la philosophie téléologique à la prise de possession mécaniste de la nature ; l’essor du subjectivisme moderne, l’homme ayant l’impression d’avoir perdu son monde. Le poète de la crise, c’est John Donne, esprit à la fois brusque et subtil, aux sens métaphysiques et géographiques aigus (« tout est éparpillé, toute cohérence en allée »). L’écrivain exemplaire de la nouvelle époque, nageant sceptiquement dans les eaux de sa (docte) ignorance, jouissant, malgré tout, des divagations de son moi flottant, c’est Montaigne.



Or, à partir de 1917 (l’année des « considérations cosmologiques » d’Einstein), une cosmologie qui n’est plus « moderne » se met en place, et la notion de cosmos revient :

« Les traits frappants – c’est vraiment le leitmotiv de toute la pensée cosmologique contemporaine, écrit Jacques Merleau-Ponty dans Cosmologie du XXe siècle – , c’était d’abord l’hypothèse d’uniformité confirmée par l’observation, et les conséquences relativement simples que l’on pouvait en tirer grâce à la théorie de la Relativité générale, quant à la représentation mathématique de l’Univers considéré comme un tout. Autrement dit, il apparaissait que la pensée cosmologique était permise, que l’Univers se laissait penser et pas seulement rêver, et que la plus générale des théories physiques supportait cette pensée. Ainsi l’astronomie et la théorie de la Relativité faisaient renaître le désir de la possession intellectuelle de la nature, et ranimaient la passion grecque pour la contemplation cosmique » (c’est moi qui souligne).

On remarquera peut-être seulement en passant que le mot « possession » utilisé par Merleau-Ponty est un reste du vocabulaire moderniste, et que la contemplation cosmique, si elle était pratiquée, éminemment, par les Grecs anciens, n’était aucunement réservée aux Grecs. D’autres « poétiques de l’espace » peuvent nous intéresser aujourd’hui.

Toujours est-il que si cette nouvelle cosmologie est loin encore d’être entrée dans les mœurs (intellectuelles, existentielles, industrielles), si les « conséquences relativement simples » en sont rarement tirées, c’est elle qui structure, ou qui inspire quelques foyers de « haute activité » de notre époque.

On peut la voir déjà, à l’état intuitif et vécu, chez Chateaubriand, qui, dans ses Mémoires, parle d’une « sorte de confusion, ou, si l’on veut, une sorte d’unité indéfinissable ». On peut la voir à l’œuvre dans la pensée anarchopoétique et « chaotico-pratique » (le mot est de Henri Birault) de Nietzsche : « Il faut porter en soi un chaos pour donner naissance à une étoile dansante. » C’est elle qui préside à la « théorie des catastrophes » de René Thom, à l’ « objet fractal » de Benoît Mandelbrot. C’est d’elle qu’il est question dans l’Ordre dans le chaos de Bergé, Pomeau et Vidal, et dans Chaos et Cosmos de ceux qui ont participé aux entretiens « Perspectives scientifiques » (Hubert Reeves, Richard Schaeffer, Pierre Fayet…) en 1985. Et elle trouve une illustration esthétique dans le Chaos sensible de Theodore Schwenk.

Manuel de Diéguez (Science et nescience) parle d’une « cosmologie de l’énergie ». Etant donné la mobilité de ce cosmos, et la disparité, la diversité des localisations, je préfère – et la fréquence du mot « chaos » dans les titres cités me semble le justifier – parler de chaoticisme.

Ce qui est en jeu, c’est une sensation d’univers.

Il s’agit en effet moins d’accumuler des informations (tout en ne les négligeant pas) sur les étoiles chaudes et les étoiles froides, les étoiles hyperdenses et les étoiles raréfiées, les astres variables et les nuées cosmiques, les plasmas, les amas et les nébuleuses, que de prendre conscience de l’agrandissement et de la singularisation de notre univers-multivers, que d’entretenir un sens de l’immensité et de l’incommensurable (sans la frayeur de Pascal), un sens de la relativité et de la topologie. Il s’agit, en somme, d’une sensibilisation à l’ambiance dans laquelle on essaie, sans conscience adéquate, de vivre. Il nous faudrait aller au-delà de la notion d’information simplement quantitative, vers la notion d’exformation (rencontre directe avec le dehors), en passant par l’enformation qualitative ; il nous faudrait sortir d’un certain terrorisme scientiste pour retrouver la notion de philosophie naturelle, voire d’esthétique cosmique.

On peut, comme le dit Jacques Merleau-Ponty dans la conclusion de son étude épistémologique et historique des théories de la cosmologie contemporaine, parler d’espace, sans utiliser de formules mathématiques. Agacé par des collègues qui n’avaient que des formules à la bouche, Niels Bohr finit par dire que l’espace était bleu et que les oiseaux y passaient…

Pour Leibniz, l’espace était le mode de coexistence des monades pensantes. S’il m’arrive d’utiliser le mot « espace » sans précision, qu’il soit entendu que c’est celui où se rencontrent les nomades intellectuels…

 

2. CARTOGRAPHIE

 
Après cette petite excursion cosmologique, revenons sur terre, concentrons-nous sur la planète bleue.

« Il faudra beaucoup d’années de patiente pédagogie dans le bruissement des arbres de mille écoles de plein air… », disait Harry Martinson dans ses Voyages sans but.

Recueillons quelques éléments de pédagogie planétaire.

On nous a dit, et il fallait le dire (Korzybski était le premier à le faire), que la carte n’est pas le territoire. Mais quoi de mieux qu’une carte pour donner une sensation initiale de monde (qui ne se souvient des premières cartes qu’il a vues, enfant ?), pour éveiller la conscience planétaire ? « J’ai entendu dire qu’il y a  des gens qui ne s’intéressent  pas aux cartes, j’ai peine à le croire », écrivait Robert Louis Stevenson.

Si les cartes renseignent sur la forme du monde, l’absolue beauté de certaines d’entre elles va jusqu’à illuminer l’esprit. Je pense, en vrac, à la magnifique Çurat-al-Ard (l’image du monde) de Muh’ammad Ibn Mûsa al-Khuwârizmî, à telle carte espagnole de la côte californienne et de la Gran Apacheria, au Nihon Ezu de Kuwagata Keisai (le Japon comme un dragon assoupi dans une aube verte…), à telle carte chinoise du fleuve Jaune, à la carte de la lagune de Venise par Antonio Vestri, à la carte hollandaise du golfe de Gascogne (Die Spaensche Zee) par Lucas Jansz Waghenaer… Des cartes elles-mêmes, on passe aux cartographes et aux voyageurs : à ceux qui travaillaient dans la Maison de la Sagesse à Bagdad au VIIIe siècle ; à Muqaddasî (Xe siècle) qui interroge de vieux navigateurs (ils lui dessinent sur le sable les contours des mers qui entourent l’Arabie, marquant les golfes, les criques, les caps), et qui, après avoir consulté aussi les cartes dans les archives, « trace en rouge les itinéraires, en jaune les sables, en vert les mers, en bleu les rivières, en gris les montagnes ». Et puis il y a Ibn Bat’t’ût’a, qui œuvre dans l’atelier cartographique d’Idrîsi en Corse. Et la Casa de Contratacion de Séville, l’Ecole de cartographie de Dieppe, toutes fonctionnant fiévreusement après que les Portugais, ces « géographes de plein vent », comme les appelle Lucien Febvre, s’étaient lancés dans l’Atlantique à partir du cap de Sagres… On pense aussi à certains textes : au Périple de la mer extérieure de Marcien d’Héraclée ; au Périégèse de l’Oikouméné de Denys le Périégète ; au Stadiasmos de la Grande Mer (« il y a un rocher, à quinze stades de la terre, élevé, pareil à un faucon… ») ; à l’Image du monde de Gautier de Metz (Uns philosophes fu jadis / qui mainte terre et maint païs / por apprendre souvent cercha / et maint bon livre rechercha…)… Et même à telle phrase, celle que l’on trouve, par exemple, chez le pilote du Saintonge, Jean Alfonce : « J’ay navigué par toutes les mers quarante et huit ans, et j’ay eu espace d’avoir veu beaucoup d’expériences. » Il a « eu espace »… Et ces mots que l’on trouve dans un routier-pilote publié à Bordeaux en 1579 : « Régiment pour prendre l’alture du Soleil et de l’Estoile du Nort pour les Terres-Neuves. »

A ceux qui se lamentent, confortablement, qu’il n’y a plus d’aventures, plus rien à découvrir, il faut dire, en premier lieu, tout simplement, que cela est faux : nous ne connaissons presque rien encore du fond de l’océan ; nous commençons seulement à aborder d’autres façons de connaître le monde, celles des cultures « primitives » et « exotiques » – le voyage polynésien, par exemple, avec ses observations multiples  et fines sur la direction du vent, la migration des oiseaux, les nuages, les odeurs. Il faut dire aussi que si la découverte de l’inconnu est une chose, l’approfondissement et l’affinement du connu, ou soi-disant tel, en est une autre, tout aussi passionnante, et encore plus nécessaire. Après avoir découvert, il faut savoir voir.

Et puis, il y a de nouvelles disciplines : ce que l’on pourrait nommer la « psycho-géographie », par exemple. Je pense ici au travail accompli par Fernand Deligny avec des enfants psychotiques dans les Cévennes.

A la recherche d’un « milieu pour exister », Deligny s’installe avec ces enfants « dans les vagues, dans les monts érodés de la chaîne hercynienne », où, dans la « vacance du langage », ils établissent un « réseau », ils trament un nouveau système de co-ordonnées en suivant des « lignes d’erre » :

« Erre : le mot m’est venu. Il parle un peu de tout… Il y va d’une ‘manière d’avancer, de marcher’, dit le dictionnaire, de ‘la vitesse acquise d’un bâtiment sur lequel n’agit plus le propulseur’, et aussi ‘des traces d’un animal’. Mot fort riche, comme on le voit, qui parle de marche, de mer et d’animal. »

Ces explorations du territoire s’accompagnent de l’établissement de cartes qui, précise Deligny, ne sont pas des « instruments d’observation », mais des « instruments d’évacuation » : évacuation d’angoisse, évacuation de faux langage. Mais si cette cartographie aide à « évacuer », elle indique aussi des lieux denses qui, dans le vocabulaire inventé au fur et à mesure des déambulations, ont pour nom « lieux chevêtres », « fleurs noires », « gravés blancs »…

Ce qui est en train de se faire, là, sans que jamais il ait été question de but précis, ni d’une méthodologie prescrite, c’est la résurrection d’ « anciennes harmonies ».

Il s’agit, bien sûr, d’enfants « malades ». Mais toute notre civilisation n’est-elle pas malade ? Ces enfants autistes, avec leur manque d’un « milieu pour exister » et d’un langage adéquat, ne sont-ils pas l’image, révélée, de l’humanité moderne ?

A la conclusion d’un travail (Antée) visant à « replacer la géographie dans son projet de connaissance », et dont la démarche est dite « modeste et provisoire, parce qu’elle cerne l’aléatoire et le mouvant », Jean-Paul Ferrier parle de la nécessité urgente d’élaborer une théorie de l’espace géographique « pour ne pas rompre dans les territoires l’alliance de la nature et de la culture, davantage encore pour nous aider à redécouvrir dans le sens des lieux les secrets d’une harmonie avec le monde sans laquelle la vie devient misérable ».

Tout le travail, intellectuel et poétique, marginal que j’ai essayé d’effectuer moi-même va dans ce sens. Dans le vocabulaire de Deligny, tout ce livre, par exemple, constitue une « ligne d’erre ». Et si j’utilise le mot « marginal », c’est à bon escient, car j’entends dans ce mot non seulement une référence sociologique moderne, mais le mot sanskrit marga qui signifie, à l’origine, une piste d’animal.

 

3. APPROCHE DE LA GÉOPOÉTIQUE

 
Cherchant, vers la fin des années soixante-dix, des mots plus précis pour désigner le but de ces recherches « nomadiques » autour de la terre, d’un monde, d’un langage, j’ai pensé (Deligny : « le mot m’est venu ») à biocosmographie et à géopoétique. Je pense avoir prononcé ce dernier mot publiquement pour la première fois le 26 février 1979, lors d’un montage poétique (le Monde blanc – itinéraires et textes) que j’avais élaboré et que je présentais à Paris, avec quelques amis, sous l’égide de la revue le Nouveau Commerce. Ce spectacle, après un « prologue-archipel » proposant une double approche du « monde blanc », à la fois lieu géographique et espace mental, présentait cinq séquences : une séquence américaine (poèmes iroquois, sioux, algonquins, papago, omaha, navajo), une séquence Asie (textes mongols, chinois, tibétains, japonais), et enfin une séquence consistant en textes pris dans mon propre travail (afin d’insister sur la nécessité de réaliser tout cela « dans une âme et un corps », ici et maintenant). Â ce « tour du monde » en quatre-vingt poèmes assistait le géographe, ou plutôt le géomorphologue Jean Malaurie, spécialiste de la culture eskimo. Peu après (et si je cite le cas, c’est parce que c’est le premier exemple du genre de rencontre entre le discours scientifique et le discours poétique qui, me semble-t-il, s’impose de plus en plus aujourd’hui), Malaurie emprunta le mot, dans la revue Diamant Noir (printemps 1983), où, en réponse à la question « Quelle est pour vous l’importance culturelle de l’espace ? », il répondait :

« Un groupe d’hommes est le tissu d’un canevas extrêmement subtil. On ne peut nier que sa vitalité, sa force, sa créativité spécifiques trouvent leur meilleure inspiration dans ce qui est bien plus qu’un lieu géographique et climatique : l’aura de ce lieu, l’air qu’on y respire… Il ne fait pas de doute qu’il y a là une relation mystérieuse, sensorielle – je dirais ‘géopoétique’ – , tellurique, encore inexpliquée scientifiquement, non encore dévoilée. »

Malaurie pensait à un groupe spécifique dans un lieu spécifique, ce qui n’est plus, et ne peut sans doute plus être, le cas aujourd’hui, ni demain. On ne surestimera jamais la part énorme de nostalgie qu’il y a chez tout ethnologue de premier ordre, ce qui nous a valu, et continue à nous valoir, des études non seulement informatives, mais encore inspirantes, et qui constituent des références indispensables. Mais sans doute faut-il aussi penser la géopoétique dans un contexte plus large, plus mondial.

C’est la théorie d’une telle géopoétique que j’essaie au moins d’esquisser ici, mais avant de quitter la géographie proprement dite, je voudrais citer une page d’Henri Pourrat (Vent de mars) qui constitue à mes yeux un des plus beaux hommages à la géographie jamais écrits :

« La géographie telle qu’on sait la voir à cette heure se tient droite au soleil, le vent dans les cheveux, un peu plus avant que la géologie et l’histoire. Elle est géologie, histoire, roman même, tout cela, mais de façon plus sérieuse. Elle est la grande enquête sur l’homme en action, faisant alliance avec la Création, du grain de froment jusqu’aux confondantes nébuleuses. »

Bien sûr, le langage de Pourrat reste encore trop théologique et humaniste…

 

6. TOPOLOGIE POÉTIQUE

 
Étant donné les encombrements multiples de notre monde, on peut en arriver à se demander, comme David Cooper dans Une grammaire à l’usage des vivants, si « cela vaut vraiment la peine de continuer à vivre avec tout cet écran opaque de conditionnement qu’aucune lumière jamais ne traverse ». Moins existentiellement, moins suicidairement, Lévi-Strauss, dans l’Homme nu, proteste contre la présence accumulée et abusive de l’Homme, cet « insupportable enfant gâté qui a trop longtemps occupé la scène philosophique et empêché tout travail sérieux en réclamant une attention exclusive ».

Où trouver un peu d’espace désencombré et un peu de lumière ? Où, loin de la cacophonie envahissante, trouver le lieu d’un travail sérieux ? Comment opérer en soi-même un dégagement et un élargissement afin de ne plus se contenter des « géographies solennelles des limites humaines » (Paul Eluard) ?

Deligny était parti dans la montagne cévenole avec des enfants étrangers au langage et repliés sur eux-mêmes (mais y a-t-il un « soi-même » ? – on en reparlera). Dans le langage psychiatrique, on les appelle « autistes ». Deligny refuse ce langage et le monde dont il est le véhicule. Il préfère parler de « mutiques », mot où l’on peut lire simplement « ceux qui restent muets », « ceux qui se taisent », mais aussi, par extension, « mystiques en mutation ». Comme on l’a déjà vu, au moyen de pratiques cartographiques se fait un travail qui consiste à sortir de la psychologie pour aller vers une topologie. C’est un mouvement analogue à celui que nous avons pu constater en philosophie.

Il s’agit d’opérer un passage, ce que ne permettent pas, ou plus, la psychiatrie, la psychanalyse : « Nous ne parlons plus beaucoup de psychanalyse, disent Deleuze et Guattari dans Mille plateaux… Plus rien ne passe par là. » Si Freud n’ignorait nullement une pratique « géographique » chez ses patients (recherche de coordonnées et d’orientation), il la réduisait systématiquement à une histoire, une histoire de famille : « Freud tient compte explicitement de la cartographie du petit Hans, mais toujours et seulement pour la rabattre sur une photo de famille » (Mille plateaux). Pour ouvrir le passage, à la place de la psychanalyse, Deleuze et Guattari proposent une schizo-analyse : « À l’opposé de la psychanalyse, de la compétence psychanalytique, qui rabat chaque désir et énoncé sur un axe génétique ou une structure surcodante, et qui tire à l’infini les calques monotones des stades sur cet axe ou des constituants dans cette structure, la schizo-analyse refuse toute idée de fatalité décalquée, quel que soit le nom qu’on lui donne, divine, anagogique, historique, économique, structurale, héréditaire ou syntagmatique. » Au divan du psychanalyste, les « schizoanalystes » préfèrent la promenade : « La promenade du schizophrène, c’est un meilleur modèle que le névrosé couché sur le divan. Un peu de grand air, une relation avec le dehors » (l’Anti-Œdipe). Le moi qui émerge de telles déambulations est un « étrange sujet, sans identité fixe », qui « s’étale sur le pourtour du cercle dont le moi a déserté le centre ».

Du champ excentrique, Cooper, qui garde les mêmes distances vis-à-vis de la psychanalyse (« bouée de sauvetage pour le monde normal »), fait un saut vers l’extase : « Par ex-tase, j’entends le fait de se tenir en dehors de son moi à travers une anoia (perte du sujet normal) préalable – une libération de nos ‘esprits’ conditionnés. Une fois dehors, on laisse être (laisser être n’est pas un concept psychologique, mais bien ontologique), et on retrouve une présence topologique. Le je qui n’est plus moi réside dans des espaces qui ne sont pas des places, des lieux particuliers, mais de telle manière que la particularité n’est pas perdue – la particularité étant ‘l’incarnation’. »

C’est cette notion de « topologie de l’être » que l’on trouve chez Heidegger. Au-delà du sujet et de l’objet, l’être est « jeté » dans un être-là, dans une présence « ekstatique », où il connaît une disposition (Stimmung) qui n’est pas un vécu interne du psychisme, mais une manière délivrée d’être au monde : l’identité, ici, dans la lecture qu’en fait Schürmann (le Principe d’anarchie), est faite seulement de « traits directeurs » (déjà Nietzsche avait dit : « Mon hypothèse : le sujet comme multiplicité »).

Une certaine notion de l’identité, celle qui a marqué l’Occident pendant de nombreux siècles, disparaît : « L’image de l’homme éclate de toutes parts », dit à son tour le biophysicien Henri Atlan, dans un article « L’homme système ouvert » (in l’Unité de l’homme), et il poursuit, ne voyant dans cette disparition (ce « dispar-être » ?) nul sujet de lamentation :

« Ce n’est pas parce que l’Homme disparaît et s’efface ‘comme à la limite de la mer un visage de sable’ (M. Foucault) que nous devons pleurer sur nous-mêmes. L’homme qui s’efface, ce n’est pas nous, ce n’est… qu’un absolu imaginaire qui a joué un rôle commode dans le développement des connaissances en Occident… Cet Homme est en voie d’être remplacé par des choses certes, mais où nous pouvons nous reconnaître parce qu’elles peuvent nous parler… »

Atlan évoque la possibilité d’une « existence unifiée ». Ce dont avait parlé aussi Heidegger, d’une manière jargonnante, dans l’Être et le Temps : « la révélation co-originaire du monde et de l’existence ». Ce dont parlent aussi Deleuze et Guattari dans l’Anti-Œdipe : « Le jour où l’être humain pourrait se comporter à la façon de phénomènes dépourvus d’intentions – ce jour-là une nouvelle créature prononcerait l’intégrité de l’existence. »

Tracer le chemin biocosmographique allant du moi conditionné au système ouvert, à l’existence ekstatique, n’est guère facile. Prononcer l’ « intégrité de l’existence » non plus. On bute à chaque tournant, à chaque moment extatique, sur des questions de langage.

 

7. PHYSIQUE DE LA PAROLE

 
Presque tout, à « notre » époque, va à l’encontre de la possibilité d’un langage puissant et clair, capable de dire une présence et une transparence.

« Par opposition au discours, écrit Henri Lefebvre, (le Langage et la Société), la parole est initiale et unique », mai aujourd’hui nous vivons sous la dictature du discours : discours politique, discours commercial, discours journalistique, discours édificateur… Si l’on ajoute à cela le flot d’images insignifiantes et la masse de bruits mécaniques qui agressent journellement le cerveau, on comprend que, loin d’être initiale, initiante, loin d’être unique et rassemblante autour d’une sensation d’univers, la parole cède la place à la platitude bavarde et aux parleries incohérentes.

Dans un tel contexte, l’art sera considéré comme d’autant plus « artistique » qu’il est lui-même incohérent, incompréhensible, insignifiant. Ou bien, nostalgique d’une ancienne dignité, il se réfugiera dans la rhétorique du « beau langage ».

Retrouver une langue œuvrante et ouvrante, retrouver en soi le « centre expressif » (Deleuze, Spinoza : « par monade Leibniz, mais aussi par mode Spinoza n’entendent rien d’autre que l’individu comme centre expressif »), implique une pratique dont le lieu sera nécessairement, et pendant longtemps, isolé, clandestin, « inhumain », une pratique multiple et complexe dépassant psychanalyse, linguistique (« l’une n’a jamais tiré que des calques ou des photos de l’inconscient, l’autre, des calques et des photos du langage » – Deleuze et Guattari, Mille Plateaux), et « poésie ».

Dans toute grammaire, il y a une logique, et dans toute logique il y a une métaphysique. Si on veut renouveler un langage, ce n’est donc pas en opérant des jongleries verbales, des variétés « novatrices », à l’intérieur de l’état donné de la langue, c’est en remontant jusqu’à la métaphysique.

Cela peut se faire de deux manières : soit par un travail archéo-logique sur une langue, ou une famille de langues, soit par un travail « exotique », en ayant recours à d’autres métaphysiques (ou d’autres fictions premières).

Heidegger se situe, avant tout, dans la première catégorie.

« Nos langues occidentales, écrit-il dans Identité et différence, chacune à sa façon, sont des langues de la pensée métaphysique. L’essence des langues occidentales est-elle définitivement marquée par l’onto-théologie ? Ou bien ces langues recèlent-elles d’autres possibilités de parler ? »

Est-il possible, pour un esprit (« Nous ne pouvons sans doute pas encore, comme le font certaines tribus, nous passer de mots tels qu' 'esprit’, le ‘moi’, etc. – Cooper, Une grammaire à l’usage des vivants), de désapprendre la grammaire des principes dictatoriaux qui ont fait l’Occident afin, non pas de s’enfermer dans un « autisme » et dans un « espace littéraire » neutre, mais de pratiquer un langage affranchi de la structure principielle, un parler plus simple, plus direct, plus près de la « physique » de l’univers ?

Avant de chercher un langage primordial, Heidegger établit la primordialité du langage. Nos consciences sont habitées par des idées, celle, entre autres, selon laquelle l’homme pense et, par la suite, habille sa pensée de langage. Heidegger renverse le processus : pour lui, le langage n’habille pas la pensée, mais la pensée s’enracine et se développe dans le langage. On quitte la notion d’une personne qui pense dans sa « sphère intérieure » et qui ensuite s’exprime, ou se représente le monde, pour essayer d’arriver à la connaissance du Dasein : « Le Dasein, écrit Heidegger dans l’Être et le Temps, n’en vient pas à sortir de sa sphère intérieure, en laquelle il serait d’abord encapsulé, mais c’est son mode d’être primordial que de se trouver toujours déjà dehors » (c’est moi qui souligne).

À ce mode d’être primordial correspond un parler primordial dont l’Occident a perdu l’usage : « Une fois, au début de la pensée occidentale, lit-on dans le volume Vorträge und Aufsätze (Essais et conférences), l’essence du langage a jailli comme un éclair dans la lumière de l’être. »

On peut estimer que pour Heidegger le grec ancien constitue un pré-texte qui lui permet d’aller vers un texte premier du monde, mais son archéologie obsessive, son obsession du « poème de l’être » agace des esprits plus mobiles, comme Bachelard :

« La métaphysique, écrit celui-ci dans Poétique de l’espace, n’a pas intérêt à couler ses pensées dans des fossiles linguistiques. Elle doit profiter de l’extrême mobilité des langues modernes en restant cependant dans l’homogénéité d’une langue maternelle, suivant précisément l’habitude des vrais poètes. »

Transfuge de la science, Bachelard est plus indulgent vis-à-vis de la poésie que n’est le philosophe. Là où l’un cherche de l’être (et ne trouverait dans la poésie la plupart du temps que fantaisie et psychologie), l’autre, essayant de se libérer d’un rationalisme réducteur, voulant éviter les formules radicales, cherche de l’intimité sensible, de la complication ambiguë et des envolées imaginaires. Il se méfie de la notion d’ « être-là », ne concevant qu’un être entrouvert qui passe par des mouvements alternés d’ouverture et de fermeture :

« Il faut y réfléchir à deux fois avant de parler, en français, de l’être-là. Enfermé dans l’être, il faudra toujours en sortir. À peine sorti de l’être, il faudra toujours y rentrer. Ainsi, dans l’être, tout est circuit, tout est détour, retour, discours, tout est chapelet de séjour, tout est refrain de couplets sans fin. »

Refrain de couplets sans fin… Sans le vouloir, Bachelard trouve, pour décrire la poésie qu’il aime, dans laquelle il se complaît, une formule qu’un esprit poétiquement plus exigeant aurait pu trouver pour désigner une poésie qui ne peut guère l’intéresser.

Si les études de Heidegger autour du poème de l’être peuvent paraître obsessionnelles et logomachiques, les anthologies commentées de Bachelard peuvent paraître d’une écoeurante facilité.

Pour trouver une poésie, une poétique qui puisse nous satisfaire, il faudra aller au-delà et de la radicalité puriste de l’un, et de la complaisance de l’autre.

Mais s’agit-il bien de poésie, de poétique ? Ces termes sont-ils encore utiles pour désigner le champ de travail en question ?

« Parfois, écrit Cooper dans Une grammaire à l’usage des vivants, une sorte de poésie semble être la forme de discours la mieux appropriée. » Parfois… une sorte… « Ce que nous appelons, écrit Henri Lefebvre (le Langage et la Société), ce serait une poièsis ou parole créatrice », prenant soin d’utiliser le mot archaïque grec pour différencier d’avec « la poésie » ce qu’il envisage, ce qu’il voudrait entendre. Il précise sa pensée à ce propos en parlant de Nietzsche, pourtant pas le moindre des poètes : « Ainsi parlait Zarathoustra, c’est l’irruption d’une Parole qui se veut poïétique et n’est sans doute que poétique. » La poïèsis, qui manque à tant de poésie, c’est une « poésie-action qui tente de s’approprier directement le monde ». Dans le Principe d’anarchie (sous-titre : « Heidegger et la question de l’agir »), Reiner Schürmann commente la fameuse phrase de l’Expérience de la pensée : « Que la pensée soit poésie demeure encore sous le voile. Là où il se montre, ce trait de la pensée évoque pour un long temps l’utopie d’un entendement poétique à demi. Mais le poème de la pensée est en vérité la topologie de l’être. Elle lui dit le site où il déploie son règne. » Schürmann, lui aussi, prend soin de distinguer Dichtung de « poésie » : « Le caractère ‘poïétique’ de la présence est ce que Heidegger appelle Dichtung, poésie… Inutile de dire que cela n’a rien à voir avec l’art de composer des vers, ni même avec le langage humain. Le caractère poïétique de la pensée n’est que l’écho du caractère poïétique de la présence. »

On essaie donc de dégager un champ de présence et d’activité qui a des caractères poïétiques, mais a peu à voir avec ce que l’on nomme communément « poésie ».



Kenneth WHITE

(extraits de L'Esprit nomade)